Cinq chercheurs de l’Institut français des relations internationales mobilisés, une dizaine de contributeurs extérieurs et un comité éditorial européen… Six mois de travail ont été nécessaires pour évaluer les rapports de force entre l’Europe et la Russie. Et, à la fin, un constat rassurant : l’Europe a les moyens de dissuader la Russie, encore doit-il en avoir la volonté politique. Entretien avec Thomas Gomart, directeur de l’Ifri, qui a coordonné cette étude magistrale.
L’Express : L’Europe ne peut plus, dites-vous, ignorer la « question russe ».
Thomas Gomart : Tout d’abord, il faut prendre conscience de deux choses : d’abord, du caractère transformateur, pour notre continent, de la guerre d’Ukraine et, ensuite, d’une réalité intangible : nous ne pouvons pas changer la géographie ! Face à une Russie qui a choisi la guerre, les pays européens ne sauraient, aujourd’hui, éluder ce sujet. La bonne nouvelle, c’est qu’ils disposent du potentiel nécessaire, c’est-à-dire des moyens économiques, des compétences militaires et du savoir-faire technologique pour lui faire face d’ici à 2030 – à condition, bien sûr, de faire preuve de volonté politique et de maintenir leur unité. Pourquoi 2030 ? Parce que ce sera l’année de la prochaine élection présidentielle russe.
C’est également l’horizon que fixe la Revue nationale stratégique publiée par la France en juillet dernier. D’ici là, alertent ses auteurs, la Russie constituera la principale menace pesant sur l’Europe, et ce danger pourrait se traduire par un engagement majeur au cœur de notre continent. Les pays européens doivent donc traiter la question russe sérieusement afin d’être dissuasifs, et le faire dans un contexte de « reconfiguration transatlantique ». Nous avons vu, durant la campagne présidentielle américaine et, a fortiori, après l’investiture de Donald Trump, à quel point la politique américaine avait changé de pied, révélant même une convergence idéologique inédite entre la Maison-Blanche et le Kremlin – ce qui était inattendu pour de nombreuses capitales européennes.
L’Europe est donc de plus en plus seule…
Elle fait face à un grand paradoxe. L’avenir du continent, sa trajectoire, dépend en très grande partie de l’issue de la guerre en Ukraine. En même temps, ce conflit est vu comme un sujet périphérique par la plupart des pays du monde. Les Européens y allouent des ressources significatives, et les Russes, considérables, à une guerre qui les marginalise et les « rétrécissent » à l’échelle mondiale ! De son issue dépendront pourtant les rapports de force et les modèles politiques sur le continent.
Pour étudier les rapports de force russo-européens, vous avez défini quatre dimensions. D’abord, l’économie. Qui va l’emporter à moyen terme ?
La Russie a démontré une réelle capacité de résistance macroéconomique. Elle est parvenue à rester stable alors même qu’elle entrait de plain-pied en économie de guerre. Cela étant, elle est désormais en stagflation. L’actuel ralentissement se traduit par des déséquilibres croissants – inflation et déficit budgétaire en hausse. Fondamentalement, la Russie n’investit plus que pour la guerre. De leur côté, les Européens ont payé un coût très élevé, notamment social, pour se « découpler » de Moscou sur le plan énergétique.
Ce faisant, ils ont su utiliser cette crise pour pivoter en termes géoéconomiques en renforçant leur intégration. D’ici à 2030, avec le déploiement de renouvelables et le retour du nucléaire, l’Europe pourra accélérer son électrification mondiale et intensifier son action climatique. En outre, elle est complètement intégrée aux circuits financiers internationaux, à la différence de la Russie.
L’économie russe peut-elle s’écrouler ?
Nous ne le savons pas. Les Russes ont une capacité d’endurance et d’acceptation, qui est du même ordre que leur tolérance à l’attrition. Comment se fait-il que leurs 14 000 morts (officiels) en Afghanistan aient provoqué de telles réactions, notamment des mères de soldats, alors qu’un million de pertes en Ukraine (morts, blessés et disparus) ne suscitent pas les mêmes protestations ? C’est de l’ordre de l’insondable : la guerre est consubstantielle. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les sacrifices actuels fragilisent le pays sur les plans économique et social. Mais rien ne permet de conclure, à ce stade, à un rapide écroulement.
À quoi tient cette acceptation sociétale, voire cette résignation ?
Historien en chef du pays, Vladimir Poutine raconte à son peuple qu’il continue la Grande guerre patriotique, en la menant cette fois contre « l’Occident collectif ». Fort de ce discours, et en s’appuyant sur une vaste administration et un appareil répressif, il parvient à mobiliser chaque mois 30 000 hommes. Il y a, aussi, cette idée, poussée par sa propagande, d’un exceptionnalisme russe, qui justifie les sacrifices et ces immenses pertes. Enfin, Poutine véhicule un troisième message. Il y a, dit-il, trois pays qui peuvent s’affranchir du droit international : la Russie, les États-Unis et la Chine. Quant aux autres nations, incapables d’assurer seuls leur sécurité, à l’instar des Européens, il les considère comme des pays des vassaux de Washington, rongés par leurs difficultés intérieures.
Jusqu’où ce narratif crée-t-il une adhésion au discours poutinien ? Un système pluraliste « à l’européenne » et une adhésion à des valeurs communes ne constituent-ils pas un ciment plus solide ?
En Russie, la stabilité sociale est assurée par une propagande intense, une répression sévère et la mise en place d’une « économie de la mort », qui rémunère généreusement des soldats, provenant principalement de régions « périphériques », transformant ainsi la guerre en ascenseur social. Si 70 à 80 % de la population se dit favorable à « l’opération militaire spéciale », la lassitude gagne du terrain, en particulier chez les jeunes. Mais quelle est l’alternative ? Poutine mène une « politique d’éternité », c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre choix que lui. Les Russes savent très bien que sa succession ne se passera pas sans heurts… En face, les Européens disposent d’un espace public, où le dissensus permet des ajustements. Grâce aux mécanismes démocratiques, la capacité d’adaptation des sociétés européennes est supérieure à celle de la société russe qui, elle, fait preuve d’endurance dans les situations de privation.
Vos chercheurs ont aussi passé au crible les capacités militaires des deux camps. Le verdict ?
Tout d’abord, il faut rappeler que la Russie est en guerre alors que l’Europe ne l’est pas. La Russie a un clair avantage dans le domaine terrestre, compte tenu de sa masse (quinze à vingt corps d’armée), de sa capacité de mobilisation, de sa puissance de feu et de ses stocks de munitions. Les Européens disposent sur le papier d’un avantage qualitatif. Dans les domaines aérien, naval et cyberespace, ils gardent l’avantage. La question centrale reste le degré de soutien américain dans la durée. Les Européens peuvent agir seuls, avec des risques évidemment plus élevés. Enfin, le facteur nucléaire reste au cœur de la stratégie d’escalade de Moscou.
Chaque fois que la Russie est en difficulté politique ou diplomatique, elle recourt à la rhétorique nucléaire pour inhiber les soutiens à l’Ukraine, et cela ne fonctionne pas si mal. Alors que la Russie a abaissé son seuil de recours à l’arme nucléaire et déployé des têtes nucléaires tactiques en Biélorussie, l’Europe reste dépendante de la dissuasion dite « élargie » des États-Unis, renforcée, il est vrai, par les forces nucléaires française et britannique. Pour garantir la crédibilité de la dissuasion, la question d’une augmentation de leurs arsenaux respectifs pourrait se poser, surtout si l’engagement des États-Unis était remis en cause.
Dernier critère, les alliances et le positionnement international. Qui l’emporte ?
D’un côté, la Russie est soutenue militairement par la Corée du Nord et par l’Iran. Elle bénéficie également de l’appui de la Chine. Parallèlement, Moscou développe un discours postcolonial qui trouve un large écho dans le Sud global. Elle marque donc des points diplomatiques, ce qui est d’autant plus paradoxal que sa contribution à l’aide publique au développement est ridicule par rapport aux Européens, premiers donateurs mondiaux ! Ceux-ci, de leur côté, bénéficient d’alliances solides. L’engagement des Etats-Unis via l’Otan et la résistance ukrainienne constituent les deux piliers de leur sécurité. Parallèlement, l’existence de différents formats – Triangle de Weimar (France, Allemagne, Pologne) ; NB8 (Nordic-Baltic Eight) ; E5, qui regroupe les cinq plus grandes économies européennes (France, Allemagne, Pologne, Italie, Royaume-Uni) et Communauté politique européenne – lui donne une grande flexibilité stratégique. À la fin, on voit « sur la photo » un système russe très monolithique dans sa prise de décision et, en face, un système européen plus plastique dans sa capacité d’adaptation, soit un réel avantage sur le moyen terme.
Dans ce tableau contrasté, comment l’Europe peut-elle renforcer ses positions ?
D’abord, en soutenant vigoureusement l’Ukraine qui, fondamentalement, est au cœur de son dispositif de sécurité. C’est important de le rappeler, car parfois, les Européens donnent l’impression de craindre davantage une escalade avec Moscou qu’une victoire russe sur l’Ukraine. Un tel scénario aggraverait pourtant profondément notre insécurité… Ensuite, les Européens doivent poursuivre leurs efforts d’investissement en matière de réarmement et, surtout, accélérer la cadence afin de renforcer leur dissuasion conventionnelle. Cela passe notamment par la constitution de stocks de munitions, par la sécurisation des chaînes logistiques et par des mesures de protection civile.
D’autant qu’il y a l’inconnue américaine…
Oui, le soutien américain nous semble acquis, mais qui pourrait affirmer que les États-Unis ne cesseront pas, un jour, de nous vendre des armes, voire deviendront hostiles ? Ces hypothèses posent la question, vertigineuse, de la profondeur stratégique de l’Europe. Pour l’instant, celle-ci est pensée à travers le bassin atlantique. Cela implique d’investir dans les domaines maritime et naval, car l’Europe est une économie ouverte.
Et si, demain, l’Europe se retrouve coincée entre la Russie et une Amérique belliqueuse ?
Bonne question, qui en entraîne une autre : quels sont les pays qui, aujourd’hui, sont les plus proches des positions européennes ? La Corée du Sud, qui fournit militairement la Pologne, et le Japon, qui soutient fortement l’Ukraine sur les plans diplomatique et financier. L’Europe conserve des atouts significatifs vis-à-vis de la grande majorité des pays qui souhaite un fonctionnement multilatéral et ne veut pas être tributaire des politiques américaine, russe et chinoise. En ce sens, elle doit tenir un discours de coopération, qui passe par le respect du droit et par une crédibilité militaire.
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Author : Charles Haquet
Publish date : 2025-11-04 15:00:00
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