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Arthur Kenigsberg : « Parler d’Europe de l’Est, c’est reconnaître que Vladimir Poutine a raison »

Arthur Kenigsberg : « Parler d’Europe de l’Est, c’est reconnaître que Vladimir Poutine a raison »

Pauvres, tristes, corrompus, gris… Les clichés sur les pays de l’ancien bloc communiste ont la vie dure. Pour Arthur Kenigsberg, cofondateur du think tank Euro Créative et spécialiste de la région, une expression incarne la persistance de ces idées reçues dans l’imaginaire collectif français : « Europe de l’Est ». Dans L’Europe de l’Est n’existe pas (Éditions Eyrolles), le chercheur invite à se débarrasser de ce terme, « création artificielle » de Joseph Staline qui nie l’occidentalité des pays de la région et sert, indirectement, les intérêts stratégiques du Kremlin.

« Rien n’a changé depuis l’époque de Staline, cette région reste considérée comme un tampon entre l’Occident et la Russie », regrette Arthur Kenigsberg, qui préfère parler d' »Europe centrale et orientale ». Cette incompréhension explique selon lui les errements de la diplomatie française vis-à-vis de ces pays et notre aveuglement quant à la nature réelle du régime de Vladimir Poutine, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine. Entretien.

L’Express : Le terme « Europe de l’Est » est selon vous problématique. Pourquoi ?

Arthur Kenigsberg : Parce que c’est la création artificielle de Staline. Après la Première Guerre mondiale, toute cette partie de l’Europe, entre la mer Baltique et la mer Noir, était constituée d’États nouveaux ou renaissants, débarrassés des empires qui les occupaient. Dès les années 1920, des débats apparaissent sur l’appellation à donner à cette région. Certains parlent d' »Europe centrale », d’autres d' »Europe médiane », d' »Europe du centre », voire de « Mitteleuropa », mais jamais on ne parle d' »Europe de l’Est ». Le terme n’existait pas car on reconnaissait à ces nations une appartenance pleine à l’Europe.

C’est Joseph Staline qui, lorsqu’il prend le contrôle de ces pays après la Seconde Guerre mondiale, impose de fait une partition entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. À partir de là, deux modèles émergent : l’Europe de l’Ouest, libérale, démocratique, capitaliste ; l’autre Europe, communiste, soviétique, collectiviste. Mais avant ça, l’Europe de l’Est n’existait simplement pas.

Cette différence aurait dû disparaître quand le bloc communiste s’est effondré, car à l’époque de la guerre froide, l’expression « Europe de l’Est » désignait un espace et un modèle contre l’Occident. À partir de 1989-1991, et encore plus avec les élargissements européens de 2004 et 2007, ces pays ont clairement intégré le bloc occidental. En continuant à parler d’Europe de l’Est, on nie l’occidentalité et l’européanité de ces pays. À l’époque déjà, l’écrivain Milan Kundera parlait d' »Occident kidnappé ».

Beaucoup de responsables politiques, diplomatiques, militaires ne savaient même pas situer correctement ces pays.

En France, l’Europe de l’Est continue pourtant à imprégner notre imaginaire collectif, non ?

Bien sûr, il suffit de suivre un peu le débat public français. A chaque fois qu’il est question de ces pays, on parle d' »Europe de l’Est », comme s’il s’agissait d’un ensemble homogène, alors que ce sont des pays très différents. Avec ça, il y a un nombre incalculable de stéréotypes et de caricatures. Jusqu’au 24 février 2022, la France avait une vraie méconnaissance géographique de cette partie du continent. Beaucoup de responsables politiques, diplomatiques, militaires ne savaient même pas situer correctement ces pays. En France, regarder vers l’Est, c’était regarder vers l’Allemagne, puis tout de suite après, vers la Russie. Tout ce qu’il y a entre les deux était largement ignoré.

Je suis toujours frappé par la réaction de ceux qui découvrent ces pays pour la première fois. Quand un Français se rend à Varsovie, à Prague, à Kiev ou à Tallinn, il a presque toujours le même étonnement : « Mais c’est l’Europe ici, c’est moderne, comme chez nous ! ». Cela témoigne de la persistance de certains clichés sur ces pays, qu’on perçoit comme en retard, gris, marqués par le communisme… alors même que certains sont au contraire très modernes, et ont connu des progrès économiques remarquables.

Vous écrivez que le terme sert les intérêts stratégiques de Vladimir Poutine. Pourquoi ?

Reconnaître l’existence de l’Europe de l’Est, c’est quelque part admettre l’existence d’une sphère d’influence russe « naturelle ». C’était exactement ce que voulait Staline : créer un tampon entre l’Occident et l’Union soviétique. Stratégiquement, ce tampon devait être en contact direct avec le bloc occidental pour, en cas d’affrontement militaire, protéger la Russie.

Rien n’a changé depuis l’époque de Staline, cette région reste considérée comme un tampon entre l’Occident et la Russie.

Parler d’Europe de l’Est aujourd’hui, c’est quelque part reconnaître que Vladimir Poutine a raison lorsqu’il dit que c’est une région sur laquelle il a un droit de regard. Les Russes aiment d’ailleurs parler de leur « étranger proche » pour désigner les anciens territoires soviétiques. Mais accepter ce cadrage, c’est accepter implicitement que la Russie puisse avoir son mot à dire lorsqu’un pays de la région se demande s’il veut rejoindre l’Otan. C’est lui reconnaître une sphère d’influence stratégique qui serait supérieure à la souveraineté et à la liberté pleine et entière des pays de la région. Au fond, rien n’a changé depuis l’époque de Staline, cette région reste considérée comme un tampon entre l’Occident et la Russie.

Et en France, une majorité de nos responsables politiques, de nos diplomates, de nos militaires, ont refusé de voir cette continuité entre l’URSS et le régime de Poutine, le fait qu’il y a une similitude entre la rhétorique de Poutine et celle de Staline. Et ce, malgré les signaux lancés par les pays d’Europe centrale et orientale, dont les élites, qui voyaient très bien le chemin que prenait la Russie et le récit qu’elle commençait à imposer, n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme. Il ne faut pas oublier que ce sont des sociétés qui ont fait l’expérience de l’occupation russe. Elles savent mieux que personne ce que signifie le retour d’un langage impérialiste et de revendications stratégiques ou sécuritaires sur leurs territoires. Mais plutôt que de les écouter, beaucoup ont préféré les accuser de russophobie, de paranoïa…

Vous pointez du doigt les erreurs de la France, qui n’aurait pas suffisamment entretenu ses liens avec l’Europe centrale et orientale…

Depuis le début des années 1990, la diplomatie française a enchaîné les erreurs et les maladresses vis-à-vis de l’Europe centrale et orientale. Ça a commencé avec François Mitterrand, qui avait pourtant une bonne intuition : il avait compris que les pays nouvellement libérés du communisme allaient vouloir rejoindre la Communauté européenne, et qu’il ne fallait pas enfermer ces pays dans un « sas » trop longtemps. D’où son idée de « Confédération européenne », dont l’objectif affiché était d’arrimer ces pays à l’Europe le temps que les réformes nécessaires se fassent. Son erreur, ça a été d’inclure dans cette confédération l’Union soviétique qui, en 1990, ne s’était pas encore effondrée. Mitterrand voulait tendre la main à Gorbatchev, et je peux comprendre sa logique théoriquement à l’époque. Le problème, c’est que pour les pays libérés du communisme, c’était inacceptable de se retrouver dans un cadre politique incluant Moscou.

La deuxième grande erreur, c’est celle de Jacques Chirac. À mes yeux, elle est beaucoup plus grave, car elle est incompréhensible, tant politiquement que diplomatiquement. En 2003, ces pays ne se sont pas alignés sur la position française concernant l’invasion américaine de l’Irak. Chirac, visiblement contrarié, a dit publiquement que ces pays avaient « manqué une occasion de se taire », et que leur attitude n’était « pas bien élevée ». Il faut se rendre compte du message envoyé à ces pays, à peine libérés d’un système totalitaire, qui voient dans l’Europe une famille synonyme de liberté et de liberté d’expression. C’est un signal terrible.

Dans le livre, je cite d’autres erreurs, qui toutes témoignent d’un certain mépris d’une partie de la classe politique et diplomatique française envers ces pays. On n’imagine pas un instant un dirigeant français avoir des mots aussi durs à l’égard de l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Russie… Cela donnait l’image d’une France arrogante, ne respectant que certains grands Etats, et sentant supérieure à tous les autres, ces « petits pays ».

Vous déplorez aussi « l’incompréhensible rapprochement entre la France et la Russie » initié par Emmanuel Macron au début de son premier mandat…

Ca a commencé en 2017 avec l’immense réception organisée par Emmanuel Macron pour Vladimir Poutine, sous les ors du château de Versailles. Cette stratégie de rapprochement était une erreur difficilement excusable car à l’époque, il était déjà impossible d’ignorer la position de la Russie. Son impérialisme s’exprimait depuis 2008, avec l’invasion de la Géorgie, amputée d’une partie de son territoire, puis en 2014, avec l’annexion de la Crimée et l’occupation partielle du Donbass.

Du point de vue des pays voisins de la Russie, il n’y a pas de confiance possible avec un régime comme celui du Kremlin.

En 2017, on est seulement quelques années après ces évévénements et Poutine ne s’est pas calmé. Au contraire, sa rhétorique impérialiste montait en puissance. À ce moment, toute l’Europe avait les yeux tournés vers la « nouvelle France » d’Emmanuel Macron, très pro-européenne. Or, l’une des premières initiatives diplomatiques du quinquennat, c’est d’essayer de bâtir une « architecture de sécurité et de confiance » avec la Russie. Ce mot-là, « confiance », pose un véritable problème aux pays voisins de la Russie. De leur point de vue, et à raison, il n’y a pas de confiance possible avec un régime comme celui du Kremlin, qui est dictatorial, mafieux, tenu par les services de renseignement. Or, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, tenir ce genre de propos à Paris passait pour du militantisme et de la russophobie, car une grande partie des élites françaises restait bercée dans le mythe de l’amitié historique franco-russe.

Comment expliquer une telle incompréhension ? N’y avait-il pas des chercheurs et experts compétents, capables d’éclairer les décideurs sur cette question ?

Il y a toujours eu plusieurs écoles. Avant le 24 février 2022, ceux qui alertaient sur la nature du régime russe n’étaient guère écoutés par l’Élysée et une partie du Quai d’Orsay. Ils étaient même assez mal perçus. Dans un grand discours, Emmanuel Macron est allé jusqu’à parler d’un « État profond », pour désigner ceux qui, au Quai d’Orsay, résistaient à ce rapprochement franco-russe. Pendant longtemps, Hélène Carrère d’Encausse a été « la » référence sur la Russie, et elle était très consultée par les élites politiques françaises. Malheureusement, elle appartenait à un courant dont le logiciel intellectuel ne comprenait pas la nature réelle du régime du Kremlin, et pour qui c’était surtout la faute des Occidentaux si Poutine avait à nouveau envahi l’Ukraine.

Ceux qui tiraient la sonnette d’alarme sur les ambitions de Vladimir Poutine étaient parfois traités de « russophobes ». On nous reprochait de trop fréquenter les Polonais et les Baltes, on nous accusait d’être paranoïaques et irrationnels. J’en ai moi-même fait l’amère expérience. Heureusement, depuis février 2022, par la force des choses, ce n’est plus le cas.

Le retrait américain du conflit en Ukraine représente-t-il une opportunité, pour les Européens, de prendre davantage de responsabilités dans la région ?

C’est à double tranchant. Les Européens ont peu de temps devant eux pour se tenir prêts et gagner en indépendance vis-à-vis des États-Unis. Cela implique de développer une base industrielle, technologique, et de défense beaucoup plus performante. Le problème, c’est que Donald Trump incarne la quintessence de l’acteur transactionnel. Dans son esprit, la présence et la protection américaine sont conditionnées à l’achat d’armes et de matériel américain. Autrement dit, si les pays d’Europe centrale et orientale choisissaient de s’équiper davantage en matériel européen, ils pourraient craindre une réaction de Washington, qui dirait : « très bien, débrouillez-vous sans nous ».

Ces pays redoutent ce scénario, d’autant qu’ils se demandent si les Européens sont prêts à faire face à la Russie. Sont-ils suffisamment unis ? Et surtout, la grande question taboue : est-ce que la France enverrait ses soldats se battre pour Tallinn si, demain, la Russie attaquait l’Estonie ? Donc les dirigeants de ces pays refusent de prendre ce risque. À leurs yeux, la garantie américaine reste la plus sûre.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-11-10 19:00:00

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