L’Express

« L’Europe doute, et c’est sa force » : le cours d’histoire et de littérature de William Marx

« L’Europe doute, et c’est sa force » : le cours d’histoire et de littérature de William Marx

Comment l’Europe peut-elle demeurer fidèle aux Essais de Montaigne et à Don Quichotte tout en s’affirmant face à Vladimir Poutine et Donald Trump ? L’esprit européen est celui du doute et du dialogue, pas de la vérité imposée. Cet état esprit a été fécondé par les grands récits mythologiques et les chefs-d’œuvre de la littérature. Dante, Goethe, Shakespeare, Rabelais, Cervantès, Kafka et d’autres peuvent bien revendiquer la paternité de l’Europe. Car oui, le roman est bien un idéal européen, comme le rappellera William Marx lors du colloque Europe de L’Express, qui se tiendra le 24 novembre, au Palais des Congrès de Strasbourg. Ecrivain, essayiste, ce professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Littératures comparées, a notamment publié Un savoir gai (Minuit, 2018), Des étoiles nouvelles. Quand la littérature découvre le monde (Minuit, 2021) et Un été avec Don Quichotte (Éditions des Equateurs/France Inter, 2024).

L’Express : En quoi le roman est-il un « idéal européen » ?

William Marx : Il n’y a pas d’Europe sans récits communs. La littérature a fourni à la civilisation européenne ses mythes fondateurs : ceux de l’Antiquité gréco-romaine, en particulier l’Enéide de Virgile. Le mythe d’Enée, héros venu de Troie pour fonder Rome, est celui de l’exil fondateur. Voilà le mythe européen par excellence : l’idée que notre civilisation vient d’ailleurs, qu’elle naît du déplacement, de la migration, que nous puisons nos références chez d’autres. Tous les peuples se sont reconnus dans cette légende : les rois de France, dès le XVIᵉ siècle, se disaient descendants des Troyens !

A ces sources antiques s’ajoute la matière celtique, la légende arthurienne née dans les îles britanniques puis fixée en français par Chrétien de Troyes. Ces récits de chevalerie ont circulé dans toute l’Europe : en Allemagne, en Espagne, en Italie, jusqu’à l’Europe de l’Est. On a même retrouvé des romans arthuriens écrits en yiddish ! Avant même d’être un projet politique, l’Europe fut un espace de fiction et d’imaginaire partagé. Ce qui rend possible l’Europe, c’est la culture européenne.

A commencer par les grands romans qui composent son patrimoine…

Le roman suppose la coexistence des contraires. Il met en scène des voix indépendantes, contradictoires, qui s’écoutent et s’opposent. Cet art du pluralisme, c’est aussi celui de la démocratie. Le roman européen repose sur la reconnaissance de l’autre, de sa dignité, de son mystère.

Flaubert nous fait voir le monde à travers les yeux de Madame Bovary ; Dostoïevski nous plonge dans les consciences les plus opaques. Le lecteur doit comprendre sans juger. C’est une éthique avant d’être une esthétique : apprendre à se mettre à la place d’autrui, même quand il est ridicule, comme don Quichotte. Le roman est une école d’humanité.

Don Quichotte, c’est nous ?

Don Quichotte inaugure quelque chose de radicalement nouveau : un roman qui critique le roman. Cervantès fait du récit un instrument de réflexion sur la société, la justice, la religion, le pouvoir. Le fou Don Quichotte devient le véhicule d’une critique universelle. Il incarne la liberté de ton, la liberté de forme, et surtout l’ironie.

Avec lui, le roman devient polyphonique : plusieurs voix, plusieurs consciences s’y affrontent. C’est l’inverse de l’épopée, qui ne parle qu’avec une seule voix. Depuis Cervantès, le roman européen est ce lieu de la contradiction. On retrouve cette polyphonie chez Rabelais, Diderot, Balzac, Flaubert, Gogol, Dostoïevski, jusqu’à Joyce, Virginia Woolf ou Kundera. C’est une invention spécifiquement européenne : un art du dialogue intérieur et de la dissonance.

Quels sont les points communs entre le temps de Cervantès et le nôtre ?

Ils sont multiples : fin des illusions concernant notre planète, remise en cause des modèles politiques et sociaux, querelles religieuses, guerres absurdes et tragiques aux portes de l’Europe, lutte pour la domination mondiale. Cervantès grandit dans un monde dont toutes les certitudes vacillent, comme les nôtres. Don Quichotte arrive alors pour brandir l’idéal et la littérature comme seules ressources possibles de salut. Sans la croyance à un idéal, nous ne valons pas grand-chose. Si nous décidons en revanche de vivre notre vie comme des héros de roman, peut-être échouerons-nous à changer le monde, mais au moins nous aurons réussi à nous changer nous-mêmes, ce qui est l’essentiel. La bonne utopie est celle qui nous transforme de l’intérieur sans qu’on cherche à l’imposer aux autres. On l’appelle aussi littérature. L’Europe est une utopie littéraire.

Dans sa leçon au Collège de France, Peter Sloterdijk dit que l’Europe est le continent de l’aveu et qu’elle souffre d’une grande modestie. Notre pensée philosophique et politique repose sur le doute. A l’ère des Poutine, Trump et Xi, est-ce un handicap ?

L’Europe doute, et c’est sa force. Montaigne l’a inauguré : penser, c’est se contredire. Un écrivain trop oublié, Elie Faure, disait en 1926 : « Le rôle de l’Europe aura été d’ériger la contradiction en principe de vie. » C’est très juste. L’esprit européen est celui du doute et du dialogue, pas de la vérité imposée. Mais il faut que cette contradiction reste vivante : elle ne signifie pas faiblesse, elle peut aussi fonder une puissance. La démocratie, c’est l’organisation de la contradiction. L’Europe doit la défendre face aux régimes qui, comme la Russie ou la Chine, refusent le pluralisme. Défendre la contradiction, c’est défendre la liberté même.

Qui, après Cervantès, peut être considéré comme le fondateur du roman européen ? Kafka ?

Kafka invente une allégorie sans clé, une énigme ouverte. Ses récits exigent du lecteur qu’il construise le sens. Rien n’y est donné : le sens se cherche, s’invente, se discute. C’est une tradition très européenne : celle de l’interprétation. Dans le christianisme européen, il n’y a pas de langue sacrée ; les paraboles demandent toujours à être comprises, commentées. La littérature hérite de cela : le refus du littéralisme, la liberté herméneutique. Lire Kafka, c’est exercer sa liberté d’interpréter, c’est refuser la parole unique.

Vous faites du tremblement de terre survenu à Lisbonne en 1755 l’un des événements qui ont le plus secoué la conscience européenne. Pourquoi ?

Le tremblement de terre de Lisbonne a été un choc. Toutes proportions gardées, il a été pour le XVIIIe siècle l’équivalent de la Shoah au XXe. Cet événement a suscité une immense interrogation morale et philosophique : où était Dieu ? Etait-ce la fatalité, ou la faute des hommes ? Voltaire et Rousseau se sont affrontés sur cette question. Cet épisode a ouvert la voie à la sécularisation du monde et à la responsabilité humaine. Depuis, chaque catastrophe a ravivé cette tension entre fatalité et raison. La littérature européenne est née de ce questionnement permanent sur le sens, sur la part d’ombre et de mystère de l’existence.

Faut-il des catastrophes pour que la conscience européenne se réveille ?

Les guerres de religion ont donné Montaigne, la Révolution française Hegel et Hugo, la Première Guerre mondiale Woolf et Valéry, la Shoah Celan et Beckett. Autant d’écrivains d’une envergure européenne, dont l’œuvre est comme une conscience du drame qui vient de se jouer. On le voit aujourd’hui : la pandémie, les menaces géostratégiques, la crise écologique, la montée des extrêmes, tout cela remobilise l’Europe en la rendant d’abord consciente de sa faiblesse. « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », disait le poète Hölderlin. Le sentiment de fragilité est notre singularité et paradoxalement notre chance dans un monde où nous sommes les derniers à représenter l’idéal humaniste d’une puissance sans violence.

Le « sacre de l’écrivain », selon l’expression de Paul Bénichou, qui dote les philosophes et les gens de lettres d’un pouvoir spirituel laïc à partir de la moitié du XIXe siècle, est-il un phénomène purement français ?

Il est d’abord français : la France a poussé plus loin que d’autres la sacralisation de l’écrivain. De Voltaire à Zola ou Sartre, la figure de l’intellectuel engagé est très nationale. Mais chaque pays s’est donné ses grands auteurs fondateurs : Dante en Italie, Goethe en Allemagne, Shakespeare en Angleterre, Cervantès en Espagne. Ces écrivains ont unifié la langue et symbolisé la nation. Et dès la fin du XVIIIᵉ siècle, on reconnaît leur équivalence : un concert des nations où Dante, Goethe, Cervantès ou Rabelais dialoguent d’égal à égal.

Votre « Adieu à la littérature » annonçait une crise du roman. L’avons-nous surmontée ? Ou bien sommes-nous en train de la traverser ?

Je crois que nous l’avons dépassée. Après le formalisme du nouveau roman, les écrivains ont renoué avec le réel, d’abord par le récit de soi, puis par des formes plus ouvertes. L’autofiction, de Marguerite Duras à Annie Ernaux, a réinventé le lien entre expérience intime et histoire collective. Les Années d’Ernaux, par exemple, est un roman européen par excellence : ancré dans la France des supermarchés, mais universel dans sa portée.

Aujourd’hui, le roman retrouve une ampleur : on pense à Houellebecq, à Mohamed Mbougar Sarr, à László Krasznahorkai. Ce dernier, tout comme Kafka avant lui, dépeint un monde déréglé, absurde, traversé par l’ironie. Cette ironie — que nos sociétés numériques ont parfois du mal à comprendre — reste la meilleure défense contre les certitudes et les fanatismes.

L’Europe a-t-elle basculé dans ce qu’Alain Finkielkraut nomme « l’après-littérature » ? Avons-nous perdu notre spécificité littéraire ?

Les nations européennes se sont définies autour de leur langue et de leurs écrivains : Dante, Cervantès, Goethe, Rabelais… Ailleurs, ce sont souvent les religions ou les souverains qui fondent les identités. En Europe, ce sont les livres.

C’est aussi pour des raisons symboliques qu’on a voulu intégrer la Grèce à la construction européenne : parce qu’elle est la matrice de la littérature, d’Homère à Sophocle. La tragédie grecque, comme le roman, est un art de la contradiction. L’Europe politique s’est bâtie sur cet héritage esthétique.

L’ironie et le second degré qui caractérisent le roman européen sont de moins en moins compris et acceptés. Sans cette ressource de la littérature, ne risquons-nous pas d’être contaminés par le politiquement correct venu des Etats-Unis ?

La littérature a le grand avantage de nous apprendre qu’une parole peut avoir plusieurs sens, par l’usage de la métaphore ou de l’ironie. Cette richesse du verbe se perd aujourd’hui sur les réseaux sociaux, où l’on réagit et l’on condamne avant même d’avoir cherché à comprendre. Il est très difficile aujourd’hui de faire lire à des élèves les condamnations de l’esclavage proférées par Montesquieu et Voltaire, car elles s’expriment de manière ironique, sous la forme d’un éloge paradoxal. Il est d’autant plus essentiel de faire lire de la littérature aux élèves et de leur faire jouer du théâtre, pour leur apprendre la complexité du langage. Nous croulons sous l’esprit de sérieux, et j’admire plus que tout les écrivains qui portent haut l’esprit de la légèreté et du rire.

Il y a dix ans, vous publiiez La haine de la littérature, qui peut se lire comme une autre histoire de la littérature européenne. Où en est-on avec cette haine ?

La détestation de la littérature est de tous les temps. J’en ai trouvé les premières traces chez Platon. Les théologiens, les moralistes, les scientifiques, les puissants détestent ce discours – la littérature – qui prétend parler du monde tout en nous distrayant, et sans avoir l’autorité nécessaire, ni les diplômes, ni les autorisations, ni la méthode, ni les protocoles. La littérature fait tout – elle nous instruit, nous fait penser, nous émeut, nous élève, nous surprend, nous divertit – de manière illégitime. J’aime quand une œuvre fait scandale : cela veut dire que la littérature agit encore. Mais l’indifférence m’effraie plus que la haine, et je crains que cette indifférence à l’égard de la littérature ne progresse à grands pas parmi la jeunesse.

Michel Houellebecq est l’un des écrivains les plus lus en Europe. Qu’est-ce que son succès dit de nous ?

Michel Houellebecq exprime la crise morale et existentielle de nos sociétés. Il ne propose pas de solution, mais il met le doigt sur la fatigue d’une civilisation. D’autres écrivains, comme Erri De Luca, Javier Cercas ou Krasznahorkai, explorent ce même doute : une Europe qui vacille, qui cherche sa place entre compassion et repli, ouverture et peur.

Le rôle du romancier n’est pas d’apporter des réponses, mais de rendre visibles les contradictions. C’est pour cela que les œuvres sont souvent plus intelligentes que leurs auteurs : elles pensent plus loin qu’eux.

Existe-t-il encore une conversation littéraire européenne ?

Oui, même si elle ne passe plus par les institutions. Les salons, les festivals, les traductions maintiennent ce dialogue. Le vrai problème, c’est la domination de la littérature anglophone, qui écrase les autres voix. On traduit trop de l’anglais et pas assez du hongrois, du tchèque, de l’arabe ou du chinois. Il faut retrouver la curiosité de la différence : lire des œuvres venues d’autres langues, c’est élargir notre Europe intérieure.

Quels sont les écrivains, qui, bien que non européens, le sont dans leur manière d’écrire ?

Salman Rushdie est un écrivain mondial, mais profondément européen dans sa façon d’écrire : il pratique l’ironie, la satire, la jubilation narrative. Son roman Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits est un conte voltairien, peuplé de djinns, drôle et profondément libre. Chez lui, on retrouve l’héritage de Cervantès et de Voltaire : l’art de rire du pouvoir, de tout remettre en jeu. C’est cela, au fond, le roman européen : un lieu où l’on pense en riant, où l’on doute sans désespérer, où la liberté commence avec la contradiction.

A quoi ressemble aujourd’hui un lettré européen ?

Idéalement, ce serait quelqu’un qui a fait l’effort d’assimiler la littérature de l’Antiquité classique, qui a lu la Bible, qui peut lire dans quelques langues étrangères, qui s’intéresse aussi bien au patrimoine littéraire qu’aux nouveautés, et qui tâche de regarder ce qui s’écrit au-delà de nos frontières, voire au-delà de notre continent. J’avoue dresser ici un peu mon portrait-robot. Pourtant, je suis frappé de voir dans les librairies, dans les bibliothèques, sur les bancs du Collège de France ou des universités, tant de lecteurs passionnés, de tout âge, qui ont une vraie passion pour la littérature. Quiconque préfère le soir ouvrir un livre plutôt qu’allumer sa télé ou se laisser hypnotiser par les écrans a gardé quelque chose de l’esprit européen.

« Il y a plus d’œuvres perdues que d’existantes », notiez-vous dans une série de cours au Collège de France. Pensez-vous qu’un chef-d’œuvre de l’importance de Don Quichotte ait pu disparaître ?

Je le crains. Le poème De la nature de Lucrèce a été à deux doigts de disparaître : au Moyen Âge, il n’en existait plus qu’un seul manuscrit. Nous avons perdu d’innombrables tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide. L’œuvre de Sappho s’est réduite à un seul poème. Les grandes épopées dont sont inspirés les poèmes homériques ont disparu. Nous ne connaissons qu’une toute petite partie de ce chef-d’œuvre qu’est le Satiricon. Des dizaines de romans de la Table ronde se sont volatilisés. Le naufrage est abyssal. Depuis l’apparition de l’imprimerie, depuis l’invention du dépôt légal, heureusement, les œuvres se perdent moins : elles reposent quelque part sur les rayonnages des bibliothèques, mais il faut aller les y lire et les découvrir !

Quelles ont été vos dernières lectures européennes ?

Couronné par le prix Nobel, László Krasznahorkai réjouit mes soirées par son splendide humour noir – une vraie réponse à la crise contemporaine. Autrement, je furète volontiers chez les bouquinistes pour découvrir ce que j’ignore – dernièrement l’étincelant recueil poétique Les Barricades mystérieuses d’Olivier Larronde, de 1948. J’y ai déniché Les Corps tranquilles de Jacques Laurent, un roman des années 1940 d’une liberté étonnante, plein d’humour et d’ironie. Il appartient à cette grande lignée du roman polyphonique, où toutes les voix du monde s’entrechoquent.

Et je défends aussi des auteurs oubliés comme Joséphin Péladan, étrange catholique anticolonial du XIXᵉ siècle, ou Rachilde, l’une des premières romancières modernes. Ces écrivains, qu’on relit aujourd’hui, rappellent que l’Europe littéraire s’est toujours nourrie de ses marges, de ses hérétiques et de ses excentriques.

Mon préféré parmi les oubliés, c’est Anatole France. Quel satiriste, quelle drôlerie, quelle élégance, quelle culture ! Il n’a pas été pour rien le modèle de Marcel Proust. Tout est à lire chez lui, mais mon favori, c’est La Révolte des anges, un fabuleux roman métaphysique et anarchiste de 1913.

Vous êtes un fin connaisseur de l’œuvre de Paul Valéry. Ses écrits sur l’Europe peuvent-ils être une source d’inspiration pour notre époque ?

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » N’est-il rien de plus actuel que cette phrase qui ouvre La Crise de l’Esprit en 1919 ? Il faut lire ses Regards sur le monde actuel, qui posent clairement le diagnostic de toutes les menaces autour de nous : la technologie, la mondialisation, l’émergence de l’Asie, le totalitarisme. Avec Thomas Mann, Zweig, Einstein et quelques autres, il fait partie de ces puissants esprits qui ont essayé dans l’Entre-deux-guerres de porter haut le flambeau de l’Europe et de la paix par les arts et les lettres.



Source link : https://www.lexpress.fr/monde/europe/leurope-doute-et-cest-sa-force-le-cours-dhistoire-et-de-litterature-de-william-marx-O76KEJ2OGFG3JH7KJT53B4UTSM/

Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-11-16 10:05:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express
Quitter la version mobile