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« A table, il est pire que mes nièces » : comment les écrans piègent aussi les personnes âgées

« A table, il est pire que mes nièces » : comment les écrans piègent aussi les personnes âgées

Il y a parfois des petits problèmes techniques, dans les émissions de Nicole. Certains de ses « shows » sur les réseaux sociaux coupent tout seuls, elle ne sait pas bien pourquoi. Quand elle se prend en selfie au sortir du lit, ou en train de se passer du fond de teint, le cadre n’est pas toujours bien tenu, c’est vrai. Et alors ? A 74 ans, Nicole est ce qu’on appelle une « influenceuse seniors ». A cet âge, ne pas connaître toutes les subtilités des réseaux sociaux n’est pas un problème : cela fait partie du personnage. Cette ancienne esthéticienne bretonne s’est lancée dans la production de contenus « beauté » en 2012, pour fuir l’ennui de la retraite. Un pari fou, alors qu’à l’époque, les comptes de maquillage sont tous tenus par des femmes nées en même temps que ses petites-filles. Au début, ses proches s’étonnent de la voir s’amuser autant derrière les écrans. Ils lui disent que cela ne va pas durer, que c’est une mode, et elle, elle s’accroche, piquée par ce passe-temps que l’on voudrait réservé aux jeunes.

Près de 14 ans plus tard la voilà à la tête d’un des comptes Instagram seniors les plus suivis de l’Hexagone. Une quasi-professionnelle du smartphone. Les grandes marques de cosmétiques la courtisent, la paient même, pour parler de leurs produits. Avec le temps, ses prises de vues se sont améliorées, mais la recette est restée la même : des petites vidéos face caméra, quelques photos entre amis sans prise de tête, et un montage souvent sommaire, une simplicité qui a conquis plus de 450 000 abonnés sur toutes ses plateformes.

Ce que disent les chiffres

Pour convaincre que « non, il n’y a pas que les jeunes sur les réseaux sociaux », et que son cas n’est pas anecdotique, Nicole nous montre ses statistiques : tous ses abonnés ont plus de 40 ans. La moyenne d’âge ? 65 ans. Peut-être plus, les plateformes ne comptabilisent pas au-delà. « C’est dommage, tout le monde fait comme si on n’existait pas, alors qu’on a aussi le droit à ces outils », regrette la septuagénaire, « Invisible, moi ? Jamais ! », inscrit en description sur son profil Instagram.

Nicole voit dans ses chiffres la preuve que l’on peut être « vieux » et friand de memes, de reels, de live, de stories, et de toutes les réjouissances qu’offrent les mondes numériques. Elle n’a pas tort : désormais, près d’un septuagénaire français sur deux dépasse les trois heures d’écran par jour, selon le dernier Baromètre du numérique de l’Arcep. Le chiffre grimpe à 54 % chez les 60-69 ans. Seuls les 18-24 ans font mieux – ou pire, c’est selon.

Depuis 2017, le nombre de septuagénaires évoluant sur Internet grâce à leur téléphone a triplé, pour atteindre 60 %, selon les sondages. En France, selon le dernier baromètre de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), que L’Express a pu consulter avant parution, 40 % des 65 – 75 ans communiquent désormais via mail, SMS, ou messageries instantanées, et 23 % d’entre eux consultent les réseaux sociaux.

« Accro » aux Sims

Et si nous nous étions trompés de cible ? Baisse du QI, augmentation de la violence, addiction, ingérences étrangères, désinformation, insomnies, anxiété… Nous ne nous sommes jamais autant inquiétés des effets des écrans sur les jeunes. En France, les décideurs réfléchissent même à bannir l’accès à certains services en ligne en en dessous de 15 ans. Pourtant, la « génération Z », rebaptisée « génération anxieuse » par l’universitaire américain Jonathan Haidt, n’est pas la seule à s’oublier dans les nouvelles technologies.

Autrefois considérées comme hermétiques, rétives à ces services, les personnes âgées scrollent, partagent, likent – quitte, elles aussi, à en perdre le fil. Parmi les 20 % de 55-64 ans qui possèdent déjà une console de jeux, selon l’enquête GWI, combien sont ceux à ne plus voir le jour ? Diane Sprimont dit, pour rire, que sa grand-mère était totalement « accro » aux Sims, avant d’être touchée par la maladie d’Alzheimer. A 81 ans, Josiane se ruait sur ce jeu de simulation prisé dans les années 2000. « Elle ne ratait jamais ses deux heures par jour. Il fallait qu’elle joue, même quand nous, ses petits-enfants, lui rendions visite. Sa plus grande peur, c’était de devoir arrêter si elle entrait en Ehpad », raconte sa petite fille, journaliste à France Bleu Vaucluse et auteure d’un podcast sur le sujet. (Ma grand-mère est accro aux Sims, Arte Radio).

Si la grand-mère de Diane n’a jamais « souffert » de sa pratique des écrans, ce n’est pas toujours le cas. En Corée du Sud, pays des plus connectés, des alertes de santé publique ont déjà été lancées. Une étude menée en 2022 constatait que 14,6 % des personnes âgées de 60 à 69 ans étaient « incapables de réduire leur temps d’utilisation ». « J’ai régulièrement des plus de 70 ans qui toquent à la porte de mon cabinet, c’est un vrai sujet ! », abonde le Pr Georges Brousses, chef de service addictologie au CHU de Clermont-Ferrand. Une de ses clientes consulte frénétiquement les sites de voyance, à la recherche de bonnes nouvelles. Elle s’est endettée, jusqu’à ne plus pouvoir payer ses factures. Une autre passe son temps sur l’e-commerce chinois, à la recherche de la petite euphorie d’un nouvel achat. Sa maison déborde littéralement de figurines, de vêtements bas de gamme, ou encore de fers à repasser.

Achats compulsifs

Difficile de repérer ces comportements compulsifs à des années-lumière des stéréotypes accolés au troisième âge. D’autant que les seniors sont une catégorie à part, sur le plan physiologique. Le cerveau vieillit, c’est entendu, mais, phénomène moins connu, le système de récompense s’érode lui aussi avec l’âge. Cette dopamine, qui fait cliquer encore et encore les adolescents, diminue de 3,7 à 14 % par décennie chez les seniors, selon une méta-analyse de 95 études, publiée en 2017 dans Neurobiology of Aging. Si le plaisir est moindre, le besoin de stimulation, lui, ne disparaît pas : le début d’un potentiel cercle vicieux.

De là à dire que les seniors ont des prédispositions particulières à abuser des écrans ? Longtemps ignoré, le sujet fait l’objet d’une plus grande attention, dans la communauté scientifique, depuis quelques années. L’idée reste toutefois controversée, faute de preuves suffisantes : « Trouver des explications par ce biais serait un peu du scientisme : ce n’est pas parce qu’il y a des modifications biochimiques spécifiques que cela explique pourquoi les seniors vont plus vers les écrans », indique Yves Agid, neurologue et auteur de Je m’amuse à vieillir (Odile Jacob, 2020).

Pour comprendre comment le piège s’installe, il faut surtout regarder du côté de la sociologie, où les études sont plus nombreuses. « Les retraités sont plus seuls que le reste de la population et moins actifs physiquement. Ils ont davantage de temps à consacrer aux loisirs numériques », reprend le Pr Georges Brousse. Contrairement aux adolescents, dont l’usage des écrans est régulé par leurs enseignants en journée et leurs parents le soir, les personnes âgées sont leurs propres patrons. Et elles n’ont souvent personne pour les orienter vers de l’aide.

« Moi, je ne vois pas le problème »

Difficile, alors, de se rendre compte du problème. D’après l’Arcep, 62 % des 18-24 ans qui déclarent plus de 3 heures sur les écrans jugent ce temps « excessif ». Les chiffres tombent à 31 % chez les 70 ans et plus. « Depuis qu’on l’a initié pour donner des nouvelles, ma grand-mère n’arrête plus. C’est la première à répondre aux messages sur les groupes familiaux. Mais quand on lui en parle, elle fait mine que ce n’est pas de son âge, et qu’elle ne se connecte quasiment jamais », confie Jacques*, journaliste parisien. « Moi je ne vois aucun problème », s’offusque Pierre-Emmanuel*, 79 ans, enseignant à la retraite, une oreillette sans fil vissée dans l’oreille, montre connectée au poignet. Les soirs de match, il mange devant son iPad, pour laisser la télévision à sa femme. Avant de dormir, il lui arrive de traîner sur Facebook et sur TikTok. « On ne trouve pas que des bêtises, c’est comme ça que je garde mon anglais », jure-t-il, en montrant une vidéo éducative, immédiatement suivie de messages de colère contre l’élite et le gouvernement proposés par l’algorithme de l’application.

De tels comportements, vécus ou non comme problématiques, ont forcément des conséquences sur le vivre ensemble. Ils en ont un aussi sur la démocratie : des études menées lors de l’élection présidentielle américaine de 2016 ont montré une surreprésentation des seniors dans les fake news partagées en ligne. Les personnes de plus de 50 ans ont ainsi plus tendance à devenir des « super-partageurs » de fausses informations sur X. Sur Facebook, ce groupe d’âge partage environ sept fois plus de liens vers des sites douteux que les jeunes, d’après une étude publiée dans Science Advances en 2019.

En 2022, des chercheurs de l’université Harvard ont évalué la capacité à apprécier la crédibilité d’articles de santé de cinquante-neuf personnes âgées de 58 à 83 ans. Résultat, les participants n’ont jugé correctement que 41,38 % des articles. Avec un échantillon aussi petit, difficile de faire des extrapolations. Mais tout de même. « Mon père se fait avoir par chaque vidéo générée par IA qui vante un investissement miracle ou un médicament non commercialisé en France. Il suffit que les faussaires utilisent le visage d’une célébrité, et il y croit ! Et à table, il est souvent pire que mes nièces avec son téléphone, il ne s’arrête jamais », peste un cadre parisien.

Biais d’exposition

Avec l’âge, la capacité à prendre du recul, à exercer son esprit analytique semble affectée. L’aptitude à détecter les mensonges baisse, comme le rappelle une analyse de la littérature publiée en 2020 dans Current directions in psychological science. D’autant que, souvent novices sur les réseaux sociaux, les seniors n’ont pas immédiatement tous les codes. Les contenus sponsorisés, les images manipulées et les créations de l’intelligence artificielle, mais aussi tous ces faux articles de presse qui recommandent du « citron congelé contre le cancer » ou d’autres conseils farfelus du même acabit, risquent alors bien plus de faire mouche.

Nourris au nombre de clic, les algorithmes peuvent vite enfermer les utilisateurs non avertis dans une cascade de contenus frauduleux ou complotistes. De quoi renforcer le biais « d’exposition préalable », cette illusion de l’esprit qui fait qu’une information paraît plus vraie simplement parce qu’on l’a déjà vue. Plus l’on vieillit, plus on y est sujet, selon une étude menée auprès de 8 730 Américains, et publiée en 2023, dans Harvard Kennedy School Misinformation Review.

Mais là encore, ces explications ne suffisent pas. Dans certaines études, les scientifiques tentent d’avertir les utilisateurs âgés que les contenus qu’ils reçoivent sont faux. Cela n’a… aucun effet, ni sur leurs convictions, ni sur le nombre de fausses informations relayées. « Ces résultats pourraient s’expliquer par une sorte de principe de précaution inverse. Certains se disent qu’il vaut mieux partager, prévenir ses proches, que ne rien faire », détaille Laurent Cordonnier, sociologue et cofondateur de la Fondation Descartes, spécialisée dans l’étude des fausses informations.

Désinformateurs et fiers de l’être

Le spécialiste y voit une forme d’altruisme. Ce qui n’empêche pas une bien plus triste réalité de coexister : de nombreux internautes véhiculent des fausses informations à dessein. Désinformateurs et fiers de l’être, les seniors ? « A cet âge, les orientations sont aussi très marquées, très rigides. Il est alors tentant de partager une information uniquement parce qu’elle valide une idéologie, sans se soucier de sa véracité. L’idée, c’est de montrer aux autres ce que l’on pense, qu’importe si le support véhicule des faits ou une fiction », poursuit le spécialiste.

Avant, Pierre-Emmanuel était méfiant. Désormais, il cite des billets de blogs comme des informations officielles. Ses idées de gauche ont laissé place à la colère, contre les Verts, « les racailles », et toutes ces « gamines voilées qui parlent à peine français ». Les réseaux sociaux ont-ils participé à asseoir ces idées, à cause des bulles algorythmiques ? Difficile à démontrer. La question pourrait être anodine si les personnes âgées n’étaient pas aussi influentes sur le plan politique. Aux Etats-Unis, lors de la dernière élection de 2024, les seniors de plus de 65 ans affichaient un taux de participation de 74,7 %, contre seulement 47,7 % pour les 18-24 ans. En France, selon l’Insee, les plus de 70 ans votent également à des taux nettement supérieurs aux jeunes générations. Et si le personnel élu s’est rajeuni, les décideurs sont toujours bien plus nombreux à avoir des rides que de l’acné.

Les seniors ne sont pas seulement plus impliqués dans la démocratie : ils sont aussi plus à l’aise financièrement. Une aubaine pour les affabulateurs. Les arnaques financières via WhatsApp, les faux SMS de proches, les fraudes à l’amour ciblent particulièrement les plus âgés, indique la Fondation Descartes, dans un rapport publié en 2021. Célèbre victime française de ce type d’abus, Anne Deneuchatel, délestée de 830 000 euros par un faux Brad Pitt en ligne, avait 51 ans au moment des premiers flirts. Léa*, 27 ans, analyste de données dans une organisation internationale s’est déjà fait piéger comme ça. Un jour, sa mère lui envoie un bon plan pour des billets de train pas chers. Le lien s’est avéré frauduleux.

Autant de données qui plaident pour intégrer les seniors aux campagnes de prévention. Sans tomber dans l’alarmisme que l’on retrouve parfois à propos des jeunes. Non, les écrans ne rendent pas « autiste », pas plus qu’ils n’abrutissent, jeune, ou âgé. A ce sujet, les experts sont unanimes : tout dépend de l’usage que l’on en fait. Une revue de littérature publiée dans Nature Human Behaviour en avril 2025 a compilé les données de plus de 50 études, portant sur un échantillon dépassant les 400 000 personnes. La conclusion ? Plus les outils numériques étaient stimulants, plus les utilisateurs semblaient conserver leurs capacités cognitives.

* Les prénoms ont été modifiés



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Author : Antoine Beau, Victor Garcia

Publish date : 2025-11-22 15:00:00

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