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Eric Roussel : « De Gaulle avait en lui une dose de machiavélisme sans laquelle il n’aurait jamais réussi »

Eric Roussel : « De Gaulle avait en lui une dose de machiavélisme sans laquelle il n’aurait jamais réussi »


Jean Monnet, Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, ou encore Pierre Mendès-France qu’il a rencontré deux jours avant son décès… Autant de monstres politiques au destin hors-norme disséqués par le génial Eric Roussel dans des biographies qui se dévorent comme un roman du XIXe. L’ouvrage magistral que lui a commandé Gallimard et qui raconte l’homme du dix-huit juin, a été couronnée par plusieurs prix, et a fortiori, par l’estime de la patronne honoraire de L’Express, Françoise Giroud qui, alité au moment de sa parution, a carrément fait découper l’ouvrage jugé trop imposant, en trois parties ! Deux décennies plus tard, Eric Roussel est de nouveau sacré ; par le jury du prix de la Biographie politique cette fois-ci, pour son dernier ouvrage, Jusqu’au bout de la nuit (Perrin, 2025). Une biographie qui dénote, pour l’essentiel, par le personnage qu’elle raconte : Jacques Benoist-Méchin, cet « ultra » de la collaboration sous Vichy, antithèse, peut-être, du résistant Pierre Brossolette dont le parcours a lui aussi été raconté par l’ancien journaliste.

Pour la petite histoire, L’Express avait, voila une quarantaine d’années, proposé à Eric Roussel de brosser le portrait de cet intellectuel homosexuel, passé de la gauche qui lit Proust à l’extrême droite collaborationniste fascinée par l’ordre et la figure de l’homme providentiel. Le projet n’a pas abouti, mais l’envie de raconter ce personnage aux « milles vies », si unique en son genre n’a jamais quitté celui qui entre-temps, a été élu en 2018 membre de l’Académie des sciences morales et politiques. A fortiori, l’ancien journaliste avait tout conservé de ses rencontres avec Jacques Benoist-Méchin dans les années soixante-dix. Son brio, son amour pour la littérature, sa fascination aussi, pour les dirigeants arabes qui pourrait être résumée par une phrase, soufflée à Eric Roussel : « Vous ne pouvez pas imaginer combien Kadhafi était beau jeune. » Entretien.

L’Express : Depuis quarante ans, vous racontez les parcours d’hommes d’Etat qui ont façonné la France et lui ont donné une trajectoire. Celui de Jacques Benoist-Méchin a de spécifique d’avoir laissé une empreinte, contrairement aux autres, dans les pages les plus sombres de l’Histoire du XXe siècle. Pourquoi avoir choisi de le raconter ?

Eric Roussel : À la fin des années 1970, j’étais un jeune journaliste et Benoist-Méchin était un auteur très connu. Ses livres se vendaient bien, c’était un écrivain qui travaillait sur des sujets historiques. Son dernier ouvrage, publié en 1980, était une biographie de l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen. Il a eu un grand succès. On racontait même que les deux candidats à la présidentielle — Giscard et Mitterrand — avaient tous deux admiré le livre. L’éditeur, Bernard de Fallois, voulait d’ailleurs faire une publicité avec leurs commentaires, sous le slogan : « Pour une fois, ils sont d’accord ». Finalement cela ne s’est pas fait, mais le livre avait eu une couverture médiatique très large. Le Monde lui avait consacré un article très élogieux signé André Siegfried. Et il y avait aussi un détail littéraire amusant : dans ses Lettres à Anne, Mitterrand dresse une liste de dix écrivains qu’il admire le plus, et Benoist-Méchin y figure…

À l’époque, je collaborais à plusieurs journaux. J’ai écrit plusieurs articles sur ce livre, ce qui m’a conduit à rencontrer Benoist-Méchin. Il a un temps été question que j’en fasse le portrait pour L’Express. Et puis, pour une raison inconnue, cela ne s’est pas fait. C’était il y a quarante ans, vous n’étiez pas née ! (rires) Des années après, des éditeurs m’ont suggéré d’écrire sa biographie, je me suis en effet dit qu’il serait dommage de ne pas raconter ce personnage unique en son genre.

L’académicien a été couronné du prix de la biographie politique pour « Jusqu’au bout de la nuit : les vies de Jacques Benoist-Méchin »

Dites-nous en plus… Qu’est-ce qui le rend si extra-ordinaire ?

Déjà, cet itinéraire absolument stupéfiant : c’est peut-être le seul homme qui ait connu à la fois… Marcel Proust, Adolf Hitler et Mouammar Kadhafi. Cela donne la mesure du personnage et de la trajectoire. Ensuite, il m’intéressait parce qu’il était un auteur reconnu, un homme brillant, et parce que je connaissais — au moins dans ses grandes lignes — le rôle qu’il avait joué pendant la guerre. Condamné à mort, il passait en outre pour avoir été un conseiller de l’ombre, actif dans les circuits parallèles de la diplomatie. Tout cela en faisait, a priori, un personnage fascinant. Surtout, je voulais comprendre comment un homme aussi brillant, manifestement doué, a fini par adopter des positions aussi extrêmes.

Ma première rencontre avec Benoist-Méchin a eu lieu à l’hôpital Bichat, où il était alors hospitalisé après un AVC. Après sa sortie, je suis allé le voir chez lui. Je lui ai demandé : « Si vous aviez eu connaissance de la Shoah, de l’extermination, auriez-vous adopté la même attitude ? » Il s’est aussitôt dérobé. Sur tout ce qui touchait à son passé pendant la guerre, il éludait, changeait de sujet. Il n’avait aucune envie d’y revenir. Il faut dire qu’après-guerre, il avait été, sinon réhabilité, du moins largement « normalisé ». Ses livres connaissaient un succès considérable, et ses ouvrages sur le monde arabe l’avaient rapproché de nombreux chefs d’État de la région. Cela faisait de lui un interlocuteur de choix pour la diplomatie française, notamment dans les périodes où les relations officielles étaient rompues.

Après la crise de Suez, par exemple, alors que la France n’avait plus de relations diplomatiques avec l’Égypte, Benoist-Méchin — qui avait rencontré Nasser — servit d’intermédiaire. Il transmit même des messages du raïs à de Gaulle au sujet de la guerre d’Algérie. Plus tard, lors de l’affaire Ben Barka, qui avait gravement détérioré les relations franco-marocaines, le roi Hassan II lui demanda d’aller voir Pompidou pour tenter d’apaiser la situation. Sous Giscard encore, il joua ce rôle de passeur : il connaissait très bien Houari Boumediène et servit d’intermédiaire entre ce dernier et Raymond Barre. Il ne faut pas, bien sûr, en faire un deus ex machina. Mais il est incontestable qu’il a occupé, pendant plusieurs décennies, une position singulière d’intermédiaire officieux au cœur de dossiers diplomatiques sensibles.

Qu’avez-vous trouvé de plus étonnant chez lui en remontant le fil de sa vie ?

Tout d’abord, probablement le fait qu’il ait réussi à mener plusieurs vies en une seule, a fortiori, sans continuité évidente entre chacune. Son goût exacerbé de l’ordre et son culte des hommes forts. Il était fasciné par Kadhafi. Un jour il m’a dit : « Vous ne pouvez pas imaginer combien il était beau quand il était jeune. » Et puis peut-être, la découverte, au travers de leur correspondance, de sa liaison avec Adrienne Monnier, lesbienne alors même que lui était homosexuel. Je savais qu’ils étaient proches, mais je n’imaginais absolument pas que cela avait débouché sur une liaison amoureuse, encore moins sur une grossesse. Heureusement — si j’ose dire — cet enfant n’est pas né.

Qu’est-ce qui vous donne envie de raconter un personnage en général ?

Je ne suis pas un journaliste politique. Ce qui m’intéresse, ce sont les hommes qui ont marqué l’Histoire, qui ont joué un rôle dans la reconstruction de la France de l’après-guerre. Le fil rouge de ma suite de biographie : essayer de voir comme un certain nombre d’hommes d’Etat ont essayé de régler le problème de positionnement de la France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : est-ce que l’on reprend la politique de puissance depuis Richelieu, ou est-ce que l’on s’insère dans l’Europe ?

Beaucoup de mes livres ont eu pour point de départ une sollicitation d’un éditeur. C’est le cas de mon premier. En sortie d’études, je me destinais à enseigner le droit constitutionnel. J’avais écrit une thèse énorme sur Pompidou. Un jour, un éditeur m’appelle pour me demander un papier dans Le Monde. Au cours de la conversation, j’en viens à lui parler de ma thèse sur Pompidou. « Parfait, nous cherchons justement quelqu’un pour une biographie de Pompidou », m’a-t-il répondu. C’est le cas aussi de celui sur Jean Monnet, Mitterrand, et bien évidemment de Gaulle qui m’a été commandé par Gallimard. Pierre-Mendès France en revanche, c’était mon idée ! (rires)

Comment tire-t-on le fil d’une vie ?

Cela dépend du personnage. Le socle de la biographie de De Gaulle est constitué d’archives. À l’inverse, pour celle de Pompidou, il n’y avait pas encore d’archives accessibles : c’était trop tôt. J’ai donc conduit une enquête immense : peut-être 200 entretiens. J’ai vu Mendès France, Mitterrand, ses ministres, ses adversaires, Giscard… Et j’ai retrouvé beaucoup de ses camarades de jeunesse, car il était mort relativement jeune : dix ans plus tard, ils étaient encore nombreux. C’est sans doute le fait d’avoir rencontré une quantité de témoins qui ne sont plus là qui fait aujourd’hui la valeur du livre. Pour Jean Monnet, c’est différent : il était mort, mais il y avait énormément de témoins dans le monde entier. Je suis allé aux États-Unis, en Angleterre, ailleurs encore. Ses archives étaient à Lausanne.

À l’époque, ce n’était pas très courant : j’avais des crédits pour voyager, et je m’en servais pour aller consulter des archives étrangères, croiser les sources. C’était moins fréquent en France qu’aujourd’hui ; la numérisation a tout changé. Il reste parfois des obstacles de langue, mais on peut les dépasser. Je pense que c’est cette méthode — aller puiser dans des archives partout dans le monde — qui a incité Gallimard à me demander de Gaulle. À la fin des années 1990, quand je commence le projet, les archives gaulliennes s’ouvraient enfin, en France comme à l’étranger. J’ai passé un mois à Londres, un mois aux États-Unis, je suis allé en Russie, en Israël… J’ai vraiment essayé d’avoir un point de vue international, pas uniquement français.

De toutes les biographies que vous avez rédigées, quelle a été celle qui fut la plus difficile à monter ?

Écrire sur de Gaulle a été extrêmement complexe, parce que la légende se superpose en permanence au personnage réel, celui qui apparaît dans les archives. Faire accepter que certains épisodes ne s’étaient pas déroulés exactement comme le voulait la tradition mémorielle m’a valu quelques critiques. Il y avait une légende qui recouvrait constamment les faits, et il fallait parvenir à la soulever sans trahir la figure elle-même. La légende fait partie de la figure gaullienne. Toute la difficulté consiste donc à trouver une forme de dialectique entre le mythe et les sources.

Mon livre est le premier qui s’appuyait véritablement sur des archives, et non sur des souvenirs, des rumeurs ou des entretiens. Cela m’a conduit à remettre en cause des interprétations que l’on croyait établies une fois pour toutes. Je vous donne un exemple : les débuts de la France libre. J’ai passé un mois dans les archives à Londres… et je me suis aperçu que tout était beaucoup plus compliqué que ce qui avait été raconté jusqu’alors. De Gaulle n’est pas arrivé à Londres en leader, mais plutôt avec un stylo et une feuille de papier. Il n’avait aucune légitimité, aucune base administrative ou militaire. Il a donc dû s’imposer, parfois bluffer, parfois forcer les choses. Il y avait même, chez lui, une dose de machiavélisme évidente — sans laquelle il n’aurait jamais réussi.

Aujourd’hui cela ne choque plus personne, mais à l’époque, cela a suscité des résistances. Il y avait parfois un conflit entre la mémoire sincère de témoins, persuadés que ce qu’ils avaient vécu était la vérité, et ce que révélaient les archives, qui racontaient une histoire sensiblement différente. Cela m’a valu quelques polémiques. Par exemple, lorsque je me suis présenté à l’Académie des sciences morales et politiques pour le fauteuil d’Henri Amouroux, j’ai été battu, en grande partie à cause d’un noyau de gaullistes intransigeants qui ne se reconnaissaient pas dans ce que j’avais écrit. Aujourd’hui, tout cela est derrière nous — la preuve, j’ai ensuite écrit un film sur de Gaulle avec son petit-fils [NDLR : De Gaulle : Histoire d’un géant, sorti en 2020].

Regrettez-vous de n’avoir pas écrit des biographies qui aujourd’hui seraient beaucoup plus compliquées à faire, en raison entre autres, de la disparition des concernés et de leurs proches ?

La biographie d’écrivains, certainement. J’aurais beaucoup aimé travailler sur François Mauriac ou André Malraux par exemple. Si je ne m’y mets pas aujourd’hui, ce n’est pas tant pour la difficulté que j’aurais à les écrire que le fait que d’autres en aient réalisé de très complètes. Je ne vois pas vraiment ce qu’il y aurait à ajouter par exemple à la biographie de Mauriac écrite par Jean-Luc Barré. Pour ce qui est des hommes d’Etat, je n’exclus pas de faire un jour quelque chose sur Clémenceau… Mais pour l’instant je me suis engagé dans un projet moins historique avec comme personnage central Emmanuel Macron, que j’ai déjà rencontré à plusieurs reprises. Mais ce ne sera pas vraiment une biographie, vous verrez…



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Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-11-22 11:30:00

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