« Il faut que Gérald comprenne. » Le dire, c’est reconnaître qu’il ne comprendra pas, qu’il ne peut pas comprendre. Sébastien Lecornu en est bien conscient, et pour deux bonnes raisons. Raison numéro 1 : Gérald, c’est Darmanin. Raison numéro 2 : ce n’est pas un ami, c’est son meilleur ami, son double et pourtant son contraire. La politique est malmenée comme jamais, elle reste le lieu indépassable des passions humaines.
Reprenons. Nous sommes le samedi 11 octobre. La veille à 22 heures, Sébastien Lecornu a été renommé Premier ministre. Trois jours plus tôt, devant près de 7 millions de téléspectateurs, il a clamé que « [sa] mission était terminée ». Juste avant, juste après, il a tout fait, et même un peu plus, pour être reconduit dans ses fonctions, dont il avait démissionné le lundi. Dans le secret d’un échange avec le président du Sénat Gérard Larcher, il concède qu’il ne demande qu’à rempiler. Le moine-soldat n’a pas envie de sortir des ordres un mois après y être entré. Ne pas s’y tromper : ce n’est pas parce qu’il est discret qu’il est du genre à s’effacer. « Si ça se trouve, dans trois semaines je suis ancien Premier ministre, c’est dans ma tête, ce truc », lâchait-il en arrivant. Il veut juste que ce truc reste une vue de l’esprit, pas une réalité.
A cet instant ce samedi, Gérald Darmanin est un ex. C’est son anniversaire mais ce n’est pas sa fête. Lui le voltigeur a déjà été chassé d’un gouvernement, par ce Michel Barnier d’un autre temps à qui il en a tenu fortement rigueur. La disparition n’est pas le genre de la maison, il ne s’appelle pas Georges Pérec. Il se souvient de ce que lui a lancé une fois, toujours aussi cash, Nicolas Sarkozy (le propos a beaucoup vieilli) : « Retailleau a effacé tes quatre ans à Beauvau en trois semaines. » Or celui qui n’a passé que dix mois place Vendôme ne figure pas dans la liste qui est en train de s’ébaucher et que dévoilera le lendemain en fin de journée le secrétaire général de l’Elysée.
Quoi ? « Seb » est à Matignon et la première décision de son meilleur ami est de se débarrasser de lui ? Le vendredi 10 octobre au soir, à l’issue d’une réunion avec plusieurs chefs de partis, le président de la République glisse à Gabriel Attal : « On va sortir les visages connus ». Il cite le nom de Darmanin. La première lame soulève le poil, la seconde… Voici maintenant Matignon qui laisse fuiter celui d’Anne Levade comme future garde des Sceaux, au point que BFMTV évoque l’hypothèse dans un bandeau. Darmanin bout. Darmanin debout. Il n’y a plus d’amitié qui vaille, il est prêt à casser la baraque. A rappeler à qui veut l’entendre qu’Anne Levade a émis des doutes au moment de l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution. A inciter la chaîne d’information à avoir le bandeau moins facile, plus prudent.
« Il ressemble à un sénateur romain »
Le téléphone chauffe, le téléphone gronde. Il indique à Manuel Valls, autre « visage connu » que l’exécutif a décidé de couper, qu’il n’ira pas à l’abattoir sans réagir. Il a besoin de rester au gouvernement pour sauver son siège de député en cas de nouvelle dissolution. Le petit-fils de tirailleur algérien a fait sien le précepte de l’Italien Giulio Andreotti : « On ne s’use que dans l’opposition. » Cet épisode, il ne l’a pas forcément anticipé. « Quand je lui assure dans la semaine que Lecornu 2 va succéder à Lecornu 1, il y a un silence », raconte Xavier Bertrand.
A Matignon, ce ne sont pas les sentiments qui font du bruit : Sébastien Lecornu les a déposés devant la porte d’entrée. Pour sauver sa peau, il a imaginé, encouragé l’histoire d’un gouvernement tout entier issu de la société civile. Une semaine plus tôt, c’est l’inverse qui a été tenté, aboutissant à la plus brève équipe ministérielle de l’histoire de la Ve République. « Il ressemble à un sénateur romain, il n’est pas un idéologue, observe un proche. Son sujet est de conquérir et de conserver le pouvoir, en géographe de la politique, il sait à qui il peut faire confiance. » Doit-il pour parvenir à ses fins se brouiller quelque peu avec un autre de ses amis, Edouard Philippe, qui s’estimera fort mal traité lors de la séquence en raison du sort réservé à son parti Horizons ? Devoir d’Etat ! A-t-il lui-même rayé de la carte Gérald Darmanin ? En tout cas il a validé l’hypothèse. Devoir d’Etat ! Peut-être a-t-il pensé, se remémorant quelques épisodes passés, que « Gérald » le lui avait fait à l’envers ici et là et en a-t-il tiré la conclusion, comme dirait quelqu’un du côté du Havre : « Je ne lui dois rien… »
Gérald Darmanin a donc appris que son ami était à deux doigts de le sacrifier, mais il va gagner. Il est sur le point de perdre la main quand il réussit à retomber sur ses pieds. Grâce au « président », précise un fidèle – et non grâce au Premier ministre, au cas où l’on n’aurait pas compris. Ses menaces ont payé. « Pression affective, pression politique », les macronistes assistent estomaqués au revirement de situation sans l’expliquer. « Les relations entre Lecornu et Darmanin, c’est une boîte noire », lâche un conseiller élyséen. Car c’est l’histoire d’une amitié qui échappe aux codes. Le commun des mortels ne pardonnerait pas à l’autre la moitié de ce que ces deux-là (se) font. Sauf qu’entre eux, ça ne casse pas, ça ne lasse pas, ça passe. « Car nous nous connaissons depuis toujours ; et aussi car nous savons d’où nous venons, confie Sébastien Lecornu à L’Express. Sans compter les vraies épreuves de la vie traversées ensemble… » Etrange, pour le moins, leur relation ? « Non, pas vraiment. Les responsables politiques sont des êtres humains comme les autres ! »
2020, trois hommes et un bureau. « Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles. » Shakespeare a donné de la politique la meilleure définition. Au premier étage de l’hôtel Matignon, Edouard Philippe, chef du gouvernement, Sébastien Lecornu et Gérald Darmanin achèvent leur conversation et se dirigent vers la sortie. « Merci d’être venus me voir » : c’est Darmanin qui feint de raccompagner ses visiteurs… La croisière s’amuse.
Sébastien Lecornu et Gérald Darmanin, complices et concurrents.
Le second quinquennat se transforme en compétition
Deux provinciaux de moins de 40 ans qui pensent, vivent, mangent, dorment politique. Avec les coups que l’on prépare, les coups que l’on boit – les 400 coups. Les pelouses de Beauvau qu’ils labourent à force de débriefer ensemble les conseils des ministres. Les charmes de Vernon, la ville de Sébastien Lecornu, qui devient le lieu idéal pour se confiner, à deux, pendant la crise du Covid. Les noces de Tourcoing, où Gérald Darmanin convole le 29 août 2020. Sébastien Lecornu n’est pas là ? « Non, il est au mariage d’un ami », répond Edouard Philippe. Attention, humour british, 18e degré. L’Eurois n’arrivera que très tard : il est allé auprès d’un copain qui, lui, avait prévu de se marier longtemps à l’avance, quand le ministre de l’Intérieur s’est décidé à la dernière minute.
C’est le temps de l’escalade. L’ascension vers les plus hautes responsabilités. On attend d’un ami qu’il soulève des montagnes pour vous. Eux brûlent de les gravir, d’atteindre les sommets. Longtemps leur quête, à défaut d’être parallèle, est commune. Le début de la présidence d’Emmanuel Macron sert à cela : chasser en meute, muscler son CV. Vis-à-vis de ce président, chacun a fait à sa manière, opposée : Sébastien Lecornu a joué la carte de la confiance et de la loyauté, Gérald Darmanin celle de la force. « En 2018, quand il a fallu remplacer Gérard Collomb à Beauvau, si Gérald n’a pas réussi à s’imposer, c’est aussi parce qu’Emmanuel Macron ne lui faisait pas confiance comme aujourd’hui », relèvera Sébastien Lecornu – et remarquant cela, il en disait autant sur son ami que sur lui.
La clé d’un duo est parfois chez le troisième. Emmanuel Macron l’a dans les mains. « Ils souffrent quand le souverain accorde plus d’attentions au voisin, le souverain en joue et adore cela, on se croirait dans le film Ridicule« , pique un conseiller. Sébastien Lecornu comme Gérald Darmanin connaissent très bien la définition du président telle qu’Edouard Philippe l’a donnée après l’avoir vu de près (et de Matignon) pendant trois ans : « On ne doit pas s’approcher du porte-avions Charles de Gaulle, il considère que c’est son bateau. » Sébastien Lecornu respectera la consigne à la lettre, un ministre des Armées ne plaisante pas avec un porte-avions à propulsion nucléaire. Gérald Darmanin sera plus sioux, qui adore les rapports de force.
Difficile d’imaginer caractères plus différents entre les deux hommes. L’un veut faire du bruit, l’autre s’emploie à ce qu’on ne l’entende pas. L’un déborde de mots, l’autre cultive le secret. Quand, soudain, c’est du sérieux. Réciter des passages de Papy fait de la résistance ou de La folie des grandeurs – longtemps leur passe-temps favori -, d’accord ; l’exercice est plus délicat avec Un fauteuil pour deux. Le second quinquennat se transforme en compétition : lequel des deux deviendra le grand chef ? En 2023, Gérald Darmanin se voit, se croit à Matignon – Sébastien Lecornu n’est pas dans la course. « Les mecs qui ont été Premier ministre une semaine, vous en avez un devant vous », maugréera-t-il plus tard. En juillet, Emmanuel Macron s’est demandé s’il ne devait pas remplacer Élisabeth Borne, le nom du nordiste a beaucoup été cité, les discussions ont été nourries, nombreuses, or rien ne s’est passé.
Tous les coups sont permis
En décembre 2024, Sébastien Lecornu se sait à Matignon. Ses bagages sont prêts – ce n’est pas une image, même son discours de passation des pouvoirs l’est. Cette fois, le doute s’introduit dans le duo. Car le Normand s’est rapproché de son collègue de l’Intérieur Bruno Retailleau, lui exposant avec force détails (et malice) comment il pourra offrir des victoires aux communistes contre LFI tout en gérant le RN, et a présenté à Emmanuel Macron cette relation comme un atout majeur. « Gérald a compris que Sébastien avait fait campagne sans le mettre dans la confidence et en dealant avec Retailleau », relève un fidèle. Double peine. « Du coup, il a vraiment essayé d’empêcher sa nomination », avance un proche du Nordiste. Et cela est – évidemment – revenu aux oreilles de Lecornu.
En septembre 2025, que le meilleur gagne ! Chacun pousse ses pions. « Il est remonté sur son cheval, Gérald ! » observe Emmanuel Macron pendant que Lecornu agit plutôt en sous-marin, un réflexe de ministre de la Défense sans doute. « Au moins, cette fois, les choses sont claires entre eux », note un proche des deux hommes. Si c’est clair, on peut lâcher les coups. Tel ce conseiller qui apprend de la bouche de Sébastien Lecornu que le projet Matignon de Gérald Darmanin s’écrirait sans le populaire Bruno Retailleau. La fuite est-elle désintéressée ? Il serait dommage de se priver d’un ministre si populaire !
Depuis ce fameux week-end d’octobre, ils ont dîné trois fois ensemble. Comment reste-t-on bons amis quand l’un accède au poste que l’autre convoite depuis si longtemps ? « Ça a été très dur pour Gérald », témoigne un élu. « Sébastien m’assure qu’à aucun moment il n’imaginait un gouvernement sans son Gérald », rapporte un ministre. Personne n’est obligé de le croire, pas même le ministre en question. « Notre amitié est solide car précisément elle résiste à toutes ces rumeurs stupides et sans fondement, avance le chef du gouvernement. D’ailleurs, il est bien toujours ministre : n’en est-ce pas la meilleure preuve ? »
Réécrire un peu l’histoire, c’est aussi cela, l’amitié à l’épreuve de la politique. Les plus anciens – et eux connaissent par cœur la Ve – se souviennent de la fameuse phrase lâchée par Jacques Chirac, au 20 Heures de TF1, à propos de Charles Pasqua qui avait organisé une fronde contre lui dans les années 1990 : « C’était mon ami. » Ils se rappellent les fameux « amis de 30 ans », Jacques Chirac, encore lui, et Edouard Balladur, si proches, si différents et à la fin si hostiles. Lequel sera Chirac, lequel Balladur ? « Je ne me reconnais pas dans la comparaison, répond Sébastien Lecornu. Sans doute car je considère et Gérald aussi qu’il n’y a pas que la politique dans la vie. » Inamicalement vôtre : seront-ils capables d’échapper à la fatalité ?
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Author : Eric Mandonnet, Paul Chaulet
Publish date : 2025-11-27 10:30:00
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