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Les SMS d’Emmanuel Macron, les piques des universitaires… Benjamin Morel, le constitutionnaliste que la République s’arrache

Les SMS d’Emmanuel Macron, les piques des universitaires… Benjamin Morel, le constitutionnaliste que la République s’arrache

« Maintenant, avez-vous compris ce qui vous attend si vous succédez à Sébastien Lecornu ? » Taquin, comme il aime l’être, Benjamin Morel, qu’on ne présente plus, familiarise ce jeudi midi ses élèves aux rouages de la mécanique parlementaire. Tous, dans cette petite salle de La Sorbonne – le bâtiment qui tutoie le Panthéon à Paris – préparent les concours de la haute fonction publique, et notamment celui du très convoité INSP – pour ceux qui n’auraient pas suivi, l’ENA ripoliné. Théorie de l’entonnoir, gouvernements démissionnaires… Les sujets d’études sont techniques, mais diablement ancrés dans l’actualité politique. Difficile en l’espèce, de résister, entre deux jurisprudences du Conseil d’Etat, à lancer quelques boutades. Ainsi, les sourires se réveillent au « petit clin d’œil » du maître de conférences en droit public « à un certain François », auteur d’un récent « coup de kamikaze ». Référence bien sûr, au vote de confiance sollicité par François Bayrou en septembre dernier qui l’a contraint à rendre les clés de Matignon où, en plein été, il recevait Benjamin Morel pour discuter proportionnelle – dada qu’ils partagent.

Allure classique, attitude décontractée, verbe limpide, le constitutionnaliste est en cours comme sur un plateau télé. Assis sur le bureau, face au quarteron d’élèves, il débite les règles générales, égrène leurs exceptions, attire l’attention sur leurs limites, les fait sortir du cadre strictement juridique pour les promener dans les vicissitudes de l’existence politico-institutionnelle. Tout cela, sans notes, sans digression, sans les horribles « euh » du commun des mortels. À rebours de toute une escorte d’élus et de ministres, l’enseignant au col roulé – passion qu’il a en commun, s’amuse-t-il, avec Bruno Le Maire – n’a pas travaillé son aisance à force d’heures de média training. Alors, ou bien est-elle innée – pourquoi ne pourrait-elle pas l’être ? – ou bien, s’agit-il de vestiges de ses cours de théâtre. Quatre années, cinq peut-être, où le collégien, improvise, joue L’Odyssée pour une tasse de thé de Jean-Michel Ribes, tombe amoureux aussi, de sa professeure de théâtre – décidément, les profs de théâtre ! C’était au centre social de Clermont-Ferrand, ville qui l’a fait et vue grandir. D’abord depuis sa proche banlieue. Ensuite, en son centre-ville lorsque les Morel mère et fils déménagent.

L’ascension sociale par la République et l’ambition

Jusqu’à son seizième printemps, Benjamin Morel monte et descend tous les jours les quatorze étages d’une tour du quartier populaire des Vergnes. Avec son petit frère, Jérémie, et sa maman qui élève seule ses enfants avec l’aide de sa mère et les ondes de Chérie FM, il occupe un logement social, suffisamment spacieux pour que chacun des enfants ait sa propre chambre. Dans la sienne, Benjamin joue de la guitare électrique – avec un casque, toujours, pour ne pas déranger. Son répertoire qui s’étend de Jean-Jacques Goldman aux Rolling Stones, est aussi bigarré que la chambre basse aujourd’hui. Un jour, avec son petit groupe, il s’emballe, réserve un emplacement pour jouer à la fête de la musique de Clermont-Ferrand. Mais au terme d’une série de répétitions peu concluantes, la bande se débine. Le monde ne s’arrête pas pour autant. D’autant que les livres sont là, aussi. Plutôt bon élève au lycée, Benjamin les engloutit, et avec plus de gourmandise encore s’il s’agit de livres d’Histoire. Aujourd’hui, toujours, une fois les cours dispensés, les sollicitations des journalistes honorées, et les déjeuners avec la fine fleur de la classe politique avalés, c’est dans un pavé qui retrace l’Histoire de l’Empire perse ou du protestantisme qu’il digère ses longues journées.

L’Histoire politique du monde hellénistique d’Edouard Will ? Il l’a lu trois fois ; la première, alors qu’il n’était pas encore bachelier. À l’époque, il attendait avec hâte, une fois un bac ES en poche, d’entrer en faculté d’Histoire. L’Histoire, c’est si romanesque, et passionnant aussi ! Et puis, terriblement utile pour comprendre le présent et mieux appréhender l’avenir ; seul – mais pas des moindres – hic, les débouchées ne lui garantissent pas un métier stable. Pas question de continuer à vivre au rythme de contrats précaires, à l’instar de sa mère, qui avant d’avoir été titularisée sur le tard, a enchaîné les contrats emploi solidarité, dits « CES ». Comme toujours chez lui, le réel prime sur le rêve. Ce qui ne veut néanmoins pas dire que le réel ne doit pas être arrangé. Pourquoi par exemple, ne pas viser plus haut encore ? Après tout, le garçon se sait loin d’être idiot. Et puis, il reste à démontrer à ce père qui leur a préféré une autre famille, à quel point il a eu tort.

Sans l’avoir lu, il confirme la sentence barrésienne du « jeune, infiniment sensible et parfois peut-être humilié […] prêt pour l’ambition », tente les concours des IEP qu’il réussit, entre à celui de Grenoble, avant de poursuivre à l’ENS Cachan – renommée depuis ENS Paris-Saclay. C’est ici qu’il emmanche sa thèse sur le Sénat, sésame qui lui ouvre les portes du studio de la chaîne de télévision Public Sénat. Nous sommes à l’aube du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. « Morel », ainsi le surnomme aujourd’hui Jean-Luc Mélenchon en vertu des vieux usages communistes, n’a pas encore trente ans. La mine est reposée, le grain de peau, celui d’un jeune homme dans la fleur de l’âge, préservé pour quelques années encore, des stigmates du cœur brisé et de l’accumulation des petites nuits – il ne dort que quatre à cinq heures, de quatre heures du matin à huit heures lorsqu’il n’a pas d’impératifs, le reste de la nuit, il travaille, écrit un des cinq livres qu’il doit rendre dans les prochains mois. Quant au style, on est sur du rétro ; les vestes amples tantôt mauves tantôt marron semblent empruntées à un apparatchik du Parti socialiste des années Mitterrand. Mais l’oiseau plaît aux journalistes et aux programmateurs qui l’invitent de plus en plus fréquemment.

« Il nous amuse, il est un peu comme un papillon attiré par la lumière »

L’attirance est réciproque. Pendant un temps, il apparaît à l’antenne de CNews, capable de disserter sur des réformes en discussion à l’Assemblée nationale comme sur l’immigration et l’insécurité, lorsque les échanges débordent sur les marottes de la chaîne d’information du groupe Bolloré. Il faut dire que les Français ne se passionnent pas encore pour le fonctionnement du Parlement. C’est la dissolution qui change la donne. Après le coup de Trafalgar d’Emmanuel Macron, les Français montent le son pour mieux entendre les arguties institutionnelles des professionnels du droit. L’épisode achève de le convaincre. À partir de maintenant, ses prises de parole dans les médias seront circonscrites à la matière constitutionnelle. Fini les interventions sur le port du voile dans la rue ou sur les rodéos urbains. Il ne sera pas toutologue à la façon d’un Luc Ferry, seulement constitutionnaliste. La stratégie fonctionne. Depuis ce 9 juin 2024 qui hante encore Emmanuel Macron, pas une semaine ne s’est écoulée sans que le Français ne soit abreuvé des analyses et décryptages de Benjamin Morel. Un Premier ministre sur le point de tomber ? Une dissolution dans les tuyaux ? Un amendement qui fait débat ? C’est à lui – et quasiment lui seul – auquel les journalistes pensent en premier.

Une hyper-médiatisation qui donne des aigreurs d’estomac à certains confrères, qui regardent avec un mélange d’amertume et de circonspection le « phénomène Morel ». « Comment les médias peuvent-ils être stupides à ce point pour solliciter un maître de conférences qui n’est ni professeur, ni agrégé, et qui plus est, ne raconte que des conneries ? s’interroge un professeur de droit public. Et alors que L’Express avait publié, en juillet 2024, une interview de Benjamin Morel, un autre de nous appeler, furibond : « Comment vous avez pu lui laisser dire des bêtises pareilles ! Il faudrait arrêter de donner la parole à n’importe qui sous prétexte qu’il s’exprime bien. » Un autre abonde, un an plus tard, « parler bien n’est pas synonyme de parler juste ». Ses bouquins ? « Ils sont assez creux, et il n’en vend pas beaucoup », étrille-t-il avant de le taxer de « faux intellectuel ».

Constat partagé par un collègue, selon qui le trentenaire sur la fin ne serait même pas reconnu par ses pairs comme faisant partie la profession : « Il nous amuse ; il est un peu comme un papillon attiré par la lumière… Sauf qu’un universitaire, ça travaille dans son laboratoire, ça enseigne à ses étudiants, ça ne passe pas sa vie sur les plateaux, surtout pour répéter ce que les journalistes politiques disent déjà et mieux que lui ! ». Tout en reconnaissant un « personnage sympathique et courtois », un autre professeur émérite de droit public va jusqu’à verser dans des élucubrations complotistes, insinuant que Benjamin Morel serait aidé par des « réseaux », sans davantage s’épancher. Théories qui font sourire. « Mettez-vous à la place de ces pontes du droit : ils ont gravi, pas à pas, tout le cursus honorum du juriste et, l’âge de la sagesse venu, n’ont toujours pas connu leur heure de gloire… Tandis que Morel qui n’a même pas quarante ans et qui n’est pas agrégé est désormais plus célèbre que nombre de ministres », décrypte un ancien professeur de droit à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

L’homme qui met d’accord la classe politique…

Passé la porte du cénacle des professeurs d’universités, les discours sont moins mordicants. Tout au contraire. On entend l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel et conseiller d’Etat, Jean-Eric Schoettl louer « un garçon brillant, doué et très sympathique » ou encore le politologue Marc Lazar reconnaître « un pédagogue aux analyses pertinentes ». Exception parmi l’éventail de constitutionnalistes interrogés par L’Express, Bertrand Mathieu salue « un bon technicien, dont la légitimité universitaire est amplement suffisante ». Mais le professeur à l’École de droit de la Sorbonne d’attirer l’attention sur les risques d’une expression univoque sur le champ constitutionnel : « Il ne faudrait pas qu’il devienne l’oracle du droit constitutionnel ».

Trop tard, si l’on en s’en tient à ces échanges lors d’une réunion de groupe du Parti socialiste au Sénat : « J’ai vu un tweet de Morel, donc on peut le faire » ; murmures dans la salle : « Heureusement qu’il est là quand même ! » Contesté dans les cuisines universitaires, celles des palais parlementaires lui sont en revanche grandes ouvertes. Deux à trois fois par semaine minimum, le maître de conférences se rend tantôt au Sénat tantôt à l’Assemblée. Pour des interventions, des travaux – il prépare depuis cet été une proposition de loi sur la proportionnelle – mais aussi des déjeuners, comme ce début décembre à l’occasion d’une réunion avec le jury du livre politique dont il fait partie aux côtés, entre autres, de Yaël Braun-Pivet, Jérôme Guedj, ou encore d’Elisabeth Borne, avec qui il a sympathisé.

L’ancienne Première ministre et le constitutionnaliste le plus célèbre de France ont prévu de se retrouver autour d’un café prochainement. Le plus dur sera de trouver une date car ils sont tout un cortège à vouloir leur moment avec celui qui lit entre les lignes du général de Gaulle. L’autre soir, c’était avec la présidente socialiste de la région d’Occitanie Carole Delga, dans un restaurant japonais du deuxième arrondissement de la capitale. Le mois dernier, avec François Hollande. Les deux hommes s’apprécient et se comprennent. Dans le Puy-de-Dôme comme en Corrèze, le zénith de la célébrité c’est d’avoir son portrait dans le journal La Montagne. « En plus d’être brillant, c’est quelqu’un de profondément gentil et humble », trace un député socialiste. Parmi ceux qui connaissent l’Auvergnat, tous lui reconnaissent une sincérité d’idées et de cœur.

… et qui parfois, leur plombe le moral

Avec les élus, les relations sont fluides. Il arrivait à Emmanuel Macron, lorsqu’il prenait encore ses marques au Château, de l’interroger par SMS sur tel ou tel point. Plus récemment, après son passage dans l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut sur France Culture, Manuel Valls lui écrit. Ses analyses donnent le bourdon à l’ancien locataire de Matignon – mais le réel, toujours. Quelques jours plus tôt, c’est Jean-Philippe Tanguy qui lui téléphone. Qu’importe la couleur politique, Benjamin Morel décroche ; l’extrême droite ne l’épouvante pas. Il la connaît, l’a vue s’installer chez lui, en Auvergne. Au bout du fil, le député RN, la voix qui sourit, explique d’un professoral pourquoi sa dernière analyse est inexacte. Et puis l’après-midi même, ce sera un échange avec un élu insoumis.

Car celui qui a fait ses classes au PS et qui, aujourd’hui, plastronne de son irréductible chevènementisme, est apprécié et respecté par l’ensemble du spectre politique. La preuve, ce samedi 18 octobre, lorsque tous les chapeaux à plumes, de Marine le Pen à Jean-Luc Mélenchon, retweetent sa publication sur la lettre rectificative au projet de budget de la Sécurité sociale pour 2026, vue par quelque 720 000 internautes. Nombreux ont proposé au docteur qui trouve des remèdes juridiques aux maux politiques de rallier leur cause. Tous ont été éconduits. Sauf un. Jean-Michel Blanquer, parce que lui, c’est un républicain, un dur, un vrai, et Benjamin Morel sent l’ancien ministre de l’Education nationale habité d’un sincère souci de l’intérêt général. Alors, en 2022, déjà président du conseil scientifique du think tank Res Publica, il accepte de devenir le secrétaire général du Laboratoire de la République.

Une année ne sera pas nécessaire aux deux enseignants en droit public à Assas pour devenir amis. Ensemble, ils discutent, rient, s’animent autour d’étranges obsessions, comme le grand péril de la différenciation territoriale. Des vrais geeks de la République ! La République justement, Benjamin Morel sillonnent ces derniers mois la France, au prix d’une ou deux nuits sans Opale, son chat adoré, pour en parler, la défendre aussi, aux conférences des Associations des Maires de France (les « AMF » pour les initiés), moyennant rémunération – ce qu’il se refuse systématiquement lorsqu’il s’agit de partis politiques, comme récemment le MoDem et le Parti radical de gauche. Façon de rester en dehors… ou bien, peut-être, « au-dessus des partis » ?

— Au fait, Benjamin Morel, une dernière question : avez-vous, pour l’avenir, des ambitions politiques ?

— Vous l’aurez peut-être remarqué ; j’ai arrêté de me raser le matin.



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Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-12-14 16:00:00

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