On sait que la prescription littéraire est gouvernée par le snobisme. Malgré nos bonnes résolutions et autres vœux pieux, nous n’y échappons pas toujours. La main sur la Bible (qui ne figure pas dans ce top dix de fin d’année) nous jurons que seule la sincérité a guidé le choix subjectif que nous proposons ici. Puisque la lecture est une flânerie, nous avons varié les plaisirs en mettant à l’honneur aussi bien Marcel Proust que Raphaël Quenard (qui lui préfère Céline). Entre la Pléiade Sherlock Holmes et le dernier Astérix, on croisera un seul grand prix littéraire d’automne (Adélaïde de Clermont-Tonnerre, lauréate du Renaudot), mais aussi une chanteuse au crâne rasé et un néo-hussard brisé dans sa jeunesse par un terrible accident de voiture. Ce qui relie ces auteurs si différents, c’est souvent le style et l’esprit. Ce que l’on espère trouver quand on pioche un livre dans les piles de nouveautés.
La Pléiade Sherlock Holmes
On est tellement mieux au 221B Baker Street que chez soi… Les 8 000 happy few qui ont acheté le coffret Pléiade regroupant en deux tomes l’intégrale des aventures de Sherlock Holmes ont dû connaître le même bonheur que nous. On sait qu’Arthur Conan Doyle était contrarié qu’on le réduise sans cesse à son personnage popularisé par les dessins de Sidney Paget et les tirages mirobolants du Strand (300 000 exemplaires) où paraissaient les nouvelles. Avait-il perdu la raison ? Redécouvrir Holmes grâce à ces nouvelles traductions qui magnifient le style de l’écrivain et l’humour de son héros fut l’acmé de notre année littéraire.
Bien sûr il y a le fantastique Chien des Baskerville. Mais que dire de merveilles telles que Le Ruban moucheté, Un scandale en Bohème ou L’Aristocrate célibataire ? Les pépites se ramassent à la pelle dans ces deux volumes où Holmes brille par son flegme, son inventivité et son art de la répartie – notamment quand il se moque des nullards de Scotland Yard. Si la cocaïne dont abuse Holmes n’est pas forcément notre tasse de thé, on aimerait être à ses côtés quand il s’effondre en robe de chambre dans son sofa, violon à la main. On sait que d’incroyables révélations perceront alors le brouillard londonien…
La Pléiade/Gallimard. Tome 1 : 1248 p., 68 €. Tome 2 : 1184 p., 68 €. Coffret deux volumes : 136 €.
Roman policier, par Philibert Humm
Ne cherchez pas plus loin le livre le plus drôle de l’année. A part Charles Coustille et son désopilant (mais pas que) Bilan de compétences (Grasset), personne ne nous aura autant fait rire que Philibert Humm et son Roman policer, qui prolonge la série entamée par Roman fleuve (prix Interallié 2022) et poursuivie par Roman de gare. Que raconte ce Roman policier ? Accompagné de son ami le comédien Vincent Dedienne, Humm part pour Pau enquêter sur les mystérieux vols de « U » ayant disparu des enseignes de certains magasins – une histoire réelle qui défraye la chronique locale depuis quelques années.
On pense à Un privé à Babylone de Brautigan. Comme toujours, Humm enchante son lecteur par sa légèreté, à mille lieues des pensums qui tiennent le haut du pavé dans notre pays où l’esprit de sérieux règne en maître sur les librairies. Comme références, Humm cite Kléber Haedens, Antoine Blondin, Pierre Daninos, Paul Guimard ou René Fallet, mais aussi les grandes plumes du New Yorker d’antan – Robert Benchley, Sidney Perelman ou James Thurber. Il est de cette trempe-là.
Equateurs, 189 p., 22 €.
La correspondance entre Marcel Proust et ses éditeurs
Proust était un génie, on ne reviendra pas là-dessus. Ceci étant dit, on n’est pas obligé d’être dans la dévotion face aux classiques. Il faut savoir reconnaître quand un grand écrivain a ses petitesses. C’est ce qui donne tout leur sel à ces deux volumes de correspondance où Proust écrit à ses éditeurs successifs (Bernard Grasset puis Gaston Gallimard) : l’auteur de La Recherche est à mi-chemin entre le pinailleur obsessionnel et la diva capricieuse. Dans ses premières lettres à Grasset, l’heure est à la flagornerie. Puis, Proust étant aussi susceptible que pointilleux, vient le temps des reproches.
Le même cirque se reproduit quand Proust quitte Grasset pour Gallimard. Là aussi, il commence par le flatter. Là encore, il n’est pas long à l’enquiquiner avec des lettres et des pneumatiques riches en griefs et chantages. Le sommet est atteint en décembre 1919, alors que Proust a obtenu le prix Goncourt pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Ne trouvant pas son livre en librairie, Proust adresse immédiatement une lettre à Gallimard, dont ces trois mots donnent la teneur : « J’en pleure. » Certaines des jérémiades du reclus tarabiscoté sont à se tordre de rire. Et nous rappellent que, souvent hilarant dans son œuvre, Proust pouvait aussi être un champion du comique involontaire.
Correspondance, par Marcel Proust et Bernard Grasset. Grasset, 515 p., 25 €.
Lettres retrouvées 1912-1922, par Marcel Proust et Gaston Gallimard. Gallimard, 235 p., 21 €.
Feux sacrés, par Cécile Guilbert
De même que Simon Liberati (auteur cette année de Stanislas) est certainement le plus grand styliste actuel, Cécile Guilbert est sans aucun doute celle dont les livres sont les plus précieux en termes d’érudition et de pensée. Elle est hélas rare en librairie – son dernier roman, Les Républicains, datait de 2017. On s’est donc jeté sur Feux sacrés, à nos yeux le vrai grand livre de la dernière rentrée. Comment résumer en quelques lignes ce récit initiatique de 400 pages aussi profondes qu’ardentes ? Il y est question d’une adolescente rimbaldienne qui traque l’absolu dans la littérature et les paradis artificiels.
Du suicide de son cousin de cœur à la mort tragique de son frère, elle ne sera pas épargnée par les drames. Où chercher le réconfort ? Par tropisme familial d’abord, puis par et pour elle-même, Cécile Guilbert se tourne vers la spiritualité indienne. On la suit dans de nombreux voyages, qui la mènent d’un ashram du Kerala jusqu’aux bûchers sacrés de Bénarès. A Paris, cette femme très intello trouve le salut dans la pratique du yoga. Attention à ne pas mélanger torchons, serviettes et saris : on n’a pas affaire ici à un manuel de développement personnel bobo. Esprit d’élite, Cécile Guilbert écrit avec un style étincelant, sophistiqué mais limpide. Bien qu’elle s’adresse aux érudits qui vénèrent comme elle René Daumal (évoqué dans Feux sacrés), la relecture quasi ignacienne qu’elle fait de sa propre vie pourra toucher tout le monde, tant ses thèmes sont universels (la maladie et le deuil). A mettre sous le sapin pour un Noël indien.
Grasset, 388 p., 24 €.
Voyage voyage, par Victor Pouchet
C’est un livre de résilience – et Victor Pouchet est tellement fort que l’on utilise sans honte ce terme que l’on s’interdit habituellement. Orso et Marie s’aiment jusqu’à ce qu’une épreuve les frappe : ils doivent se faire à l’idée qu’ils n’auront jamais d’enfants. Comment réagir ? En s’enfermant et en broyant du noir ? Orso préfère s’évader. A bord d’une vieille Renault 21 Nevada blanche il emmène Marie sillonner la France à la recherche des musées les plus improbables de province – on va ainsi du musée du Poids de Mécringes jusqu’au musée de Cire de Lourdes (superbe chapitre). La cire, tiens, parlons-en : parce qu’ils sont dans la pose ou plus simplement parce qu’ils manquent de talent, la plupart des écrivains contemporains donnent l’impression d’être des statues figées – la vie ne passe jamais dans leurs livres. C’est tout le contraire chez Pouchet : ce disciple de Georges Perros sait être à la fois fantaisiste et émouvant. Son roman triste mais sautillant déborde d’épiphanies poétiques. On s’abstiendra de faire une mauvaise plaisanterie sur Desireless. Mais on conseillera à tout le monde de prendre la route avec Voyage voyage en guise de boussole.
Gallimard, 192 p., 20 €.
Je voulais vivre, par Adélaïde de Clermont-Tonnerre
Qui n’a pas rêvé un jour de Milady, qu’on l’imagine sous les traits de Lana Turner, Faye Dunaway ou Eva Green ? Vénéneuse et maudite, l’intrigante à l’épaule marquée d’une fleur de lys avait bien le droit d’être réhabilitée. Encore fallait-il qu’un écrivain digne de ce nom s’empare du sujet et en face un roman de cape et d’épée moderne, feuilletonesque en diable, pouvant concurrencer les séries. C’est chose faite grâce à Adélaïde de Clermont-Tonnerre, qui a réussi son pari – et au-delà.
Dans Je voulais vivre, elle ne s’arrête pas à l’apparence attirante de son héroïne, elle se glisse dans sa peau, explore sa psychologie et trouve les raisons de sa vengeance. C’est une des grandes réussites de ce roman très original par rapport à ce qui se publie aujourd’hui (papa-maman, ouin-ouin, etc.) : connaissant visiblement par cœur la trilogie des mousquetaires, Adélaïde de Clermont-Tonnerre s’amuse à changer certains événements et à jouer avec le lecteur. Si on retrouve les épisodes les plus fameux de la vie de Milady (le mariage raté avec Athos ou l’histoire des ferrets de la reine), la romancière nous la fait voir différemment. Fin août, nous souhaitions à Adélaïde de Clermont-Tonnerre de décrocher le Goncourt. Début novembre, elle a fait un très beau Renaudot. Champagne !
Grasset, 475 p., 22 €.
Pentothal, par Eric Neuhoff
Les lecteurs attentifs de Neuhoff le savaient, eux qui avaient aimé le poignant Comme hier en 1993. Le néo-hussard y racontait brièvement le drame de sa jeunesse. Il n’était plus jamais revenu dessus. Dans Pentothal, il a enfin fendu l’armure, pour la plus grande joie de ses fans. Rappel des faits : on est en 1978, sur la Costa Brava. Eric a 22 ans. L’un de ses meilleurs amis, Olivier, doit se marier dans quelques semaines. Pour fêter ça, les deux copains décident d’aller faire la bringue au Rachdingue, la féerique boîte de nuit du coin. Ils ne se présenteront jamais devant le physio. Olivier perd le contrôle de sa voiture – son enterrement de vie de garçon portera bien son nom. Pour le rescapé, Eric, c’est le début d’un long chemin de croix : il frôle l’amputation et passe douze mois à la clinique, entre opérations et rééducation. Pentothal est un huis clos qui peut rappeler L’Hôpital du grand Alphonse Boudard. En une suite de flashes mêlant spleen et humour, le Neuhoff d’aujourd’hui se souvient avec tendresse de son ami perdu et de celui qu’il fut. Le livre n’a pas connu le succès qu’il méritait, alors que c’est le meilleur du tout nouvel académicien. Des blouses blanches à l’habit vert, il fallait juste attendre quelques années.
Albin Michel, 212 p., 19,90 €.
Clamser à Tataouine, par Raphaël Quenard
Raphaël Quenard avait crevé l’écran dans Chien de la casse, où il interprétait un dealer qui citait Montaigne : « La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse. » Cette année, l’acteur césarisé a ajouté la corde de romancier à son arc de brillant touche-à-tout. Clamser à Tataouine est une comédie acide où la verve de Quenard fait merveille. Dans un ton qui rappelle plus C’est arrivé près de chez vous qu’Orange mécanique un « joyeux sociopathe » confesse les quelques féminicides qu’il a à son actif – il a décidé de tuer une femme par classe sociale. Ça aurait pu donner une farce potache de très mauvais goût, Quenard parvient à faire de ce sujet casse-gueule un premier roman très amusant (et moral !), plein de trouvailles verbales et de personnages folkloriques. Dans le portrait que nous lui avions consacré au printemps, Quenard rejetait l’héritage de Frédéric Dard mais portait aux nues Dumas, Lautréamont, Céline, Péguy et Bernanos. Ce faux hurluberlu cache un véritable écrivain qui a visiblement plus d’un tour dans son sac à malices.
Flammarion, 190 p., 22 €.
Toutes les vies, par Rebeka Warrior
On connaissait la Rebeka Warrior parolière, chanteuse et musicienne (au sein des duos Sexy Sushi et Kompromat). Grâce à Toutes les vies, on a découvert une écrivaine singulière. Dans ce récit touchant, elle raconte deux saisons en enfer, vécues de 2015 à 2017. On diagnostique alors à sa compagne un cancer du sein. Elles combattent ensemble la maladie, un début de rémission les illusionne un temps, avant que des métastases au cerveau ne mettent fin à leurs espérances – et voilà que Rebeka Warrior, plus habituée aux clubs berlinois, se retrouve à dire adieu à la femme de sa vie sous la coupole néo-byzantine du Père-Lachaise.
Avant, pendant et après le deuil, elle aura beaucoup voyagé, à la fois à l’étranger et dans son esprit. Si elles ont un look comparable, Rebeka Warrior n’écrit pas avec le style sec et altier (façon Thomas Bernhard) de Constance Debré. Elle s’avère plus humble et plus sensible. Trentenaire lorsque le ciel lui tombe sur la tête, elle cherche d’abord l’abrutissement dans la kétamine, ou l’extase dans l’ayahuasca. C’est dans les classiques, la méditation et le bouddhisme zen qu’elle trouvera la vraie lumière. Toutes les vies tient à la fois du manuel de survie et de l’essai littéraire. Avec Rebeka Warrior et Cécile Guilbert, les lecteurs en quête de spiritualité n’ont pas été oubliés lors de la dernière rentrée.
Stock, 275 p., 20,90 €.
Astérix en Lusitanie, par Fabcaro et Didier Conrad
De même que les inconditionnels de Conan Doyle parlent du « canon holmésien » quand il s’agit de délimiter les vraies aventures du détective, faut-il établir un « canon astérixien » ? Pour les puristes, rien n’est lisible après la mort de René Goscinny, en 1977 – il faut donc s’arrêter à Astérix chez les Belges, publié posthume en 1979. Les moins intransigeants retiendront de la période solo d’Uderzo l’envoûtant Astérix chez Rahazade (1987). Inenvisageable en revanche de s’infliger les cinq albums scénarisés par Jean-Yves Ferri entre 2013 et 2021… L’arrivée de Fabcaro aux manettes a fait beaucoup de bien aux Gaulois. Astérix en Lusitanie est le meilleur épisode depuis des lustres. Dans cette contrée où l’on a tendance à « mettre la morue avant les bœufs », le guerrier et le tailleur de menhir sont en pleine forme – mention spéciale au passage où Obélix, déguisé en Portugais, s’initie à la saudade… Fabcaro parvient à retrouver l’esprit de l’âge d’or de Goscinny/Uderzo (clins d’œil au Domaine des dieux et à Astérix chez les Helvètes) tout en le modernisant. A lire de toute urgence, par Toutatis !
Hachette, 48 p., 10,90 €.
Source link : https://www.lexpress.fr/culture/livre/raphael-quenard-asterix-sherlock-holmes-nos-dix-vrais-plaisirs-de-lecture-de-2025-3YDPJRM7PZCXNO5KYGE7NE4WPY/
Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld
Publish date : 2025-12-22 15:00:00
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