L’Express : Le Nouveau Front populaire souhaite interdire l’installation des médecins généralistes dans les territoires les mieux lotis, s’il arrive à former un gouvernement. Comment jugez-vous cette proposition ?Paul Frappé : C’est intéressant, mais je ne pense pas que cela puisse régler le problème. Les trois quarts des départements français ont perdu en densité médicale ces dernières années. Tout le monde en France est confronté à des difficultés d’accès au soin. Il y a des insuffisances partout, même dans les départements les mieux pourvus, et dans toutes les spécialités. Avec cette mesure, la gauche risque de se mettre à dos les médecins, très attachés à la liberté d’installation. Et en même temps, de crisper les patients dans les endroits où ils n’iront pas.Une des mesures phares d’Emmanuel Macron a été de permettre de former plus de médecins, en faisant sauter le numerus clausus. Fallait-il le faire ?Oui, mais là encore, cela ne suffira pas. Il faut dix ans pour former plus de médecins. Donc on va mettre des années avant de voir les effets de la suppression du numerus clausus, qui n’a été actée qu’en 2021. Les premières promotions devraient arriver en 2031. Entre-temps, la population aura augmenté et vieilli, et la demande de soins aura augmenté elle aussi, car beaucoup de maladies sont liées à l’âge. C’est d’ailleurs un des problèmes actuels : au-delà d’une mauvaise répartition du personnel sur le territoire, les demandes de soins liées aux pathologies chroniques explosent.La question du nombre de diplômés n’est donc, en réalité, qu’une partie du problème. Et puis que feront ces médecins, une fois formés ? Les débouchés pour les généralistes sont aujourd’hui bien plus nombreux qu’avant. Certains deviennent journalistes médicaux, d’autres travaillent à l’hôpital, d’autres assurent des missions pour des entreprises. Certains décident de faire en grande partie des injections à visée esthétique… Tous n’iront pas grossir les rangs des déserts médicaux. On voit bien que la réponse à apporter se doit d’être multiple.A vous entendre, aucune réponse n’est la bonne. Il n’y a donc aucune solution ?Non, ce n’est pas ce que je dis. Mais l’accès aux soins ne se résume pas au simple nombre de médecins disponibles dans un territoire donné. Une partie du problème réside aussi dans le fait que les Français n’ont plus les mêmes attentes. La population veut une réponse rapide, facile. C’est d’ailleurs en partie pour cette raison qu’elle se tourne vers les urgences, par exemple. De nombreuses études ont montré que la consommation de soins d’urgence n’était pas forcément liée à la densité médicale. Certains pays ont bien plus de médecins que la France, et voient aussi le recours aux urgences grimper. En réalité, c’est tout le système qui n’est plus adapté.Quelle serait alors la priorité selon vous ?L’urgence est d’avoir un tableau de bord fiable. Si les déserts médicaux perdurent autant, c’est parce que notre connaissance de la démographie médicale n’est pas assez fine. Le système fonctionne à l’aveugle, au feeling. Nous savons où sont les médecins, et combien ils sont, mais c’est tout. Aucune donnée n’est disponible sur les actes qu’ils pratiquent, par exemple. Est-ce qu’ils vaccinent ? Est-ce qu’ils posent des stérilets ? Est-ce qu’ils pratiquent l’IVG ?On pourrait aller plus loin. Qui prend beaucoup de patients ? Qui en prend peu ? Qui ne fait que du soin programmé, prévu assez tôt, du suivi ? Qui ne fait que du non-programmé ? Peu de solutions permettent aux médecins d’échanger ces informations, afin de s’organiser. L’organisation de l’offre de soin est encore très archaïque. On connaît mieux la disponibilité des chauffeurs Uber que l’offre de soin réelle du pays. Ce n’est pas normal.Le problème des déserts médicaux date des années 2000 et n’a fait qu’empirer depuis. Dire qu’il faut prendre le temps d’y voir plus clair, n’est-ce pas une manière de repousser la mise en place de contraintes d’installation ? Les pouvoirs publics n’ont jusque-là pas osé en mettre. Mais de plus en plus d’experts plaident pour…Non, je suis persuadé que pour agir, nous devons d’abord maîtriser la démographie médicale. L’inverse est aussi vrai : il nous faut également analyser en détail les attentes des patients, leurs habitudes de consommation. Pour mieux y répondre, et aussi, si nécessaire, poser des limites. Avec ces chiffres, on pourrait par exemple identifier les patients très demandeurs, et mieux les prendre en charge. Peut-être qu’il faudra quand même imposer des restrictions aux médecins, à la fin. Mais dans ce cas, on pourra le faire en bonne intelligence.La téléconsultation a souvent été présentée comme une solution, notamment dans les médias. Que va-t-elle changer ?La téléconsultation n’offre pas exactement le même service que la consultation en présentiel. La population le comprend, d’ailleurs ! On voit que la pratique n’explose pas, malgré le fait qu’il est plus simple de se contenter d’un rendez-vous à distance. Je pense qu’il faut développer ces services surtout là où il y a des problématiques de mobilité, quand les personnes n’ont pas de moyen de transport, ou qu’elles sont immobilisées. C’est là le vrai plus de cette technologie.La téléconsultation peut aussi être utile pour se débarrasser de certaines formalités administratives, par exemple. Et également, pour se confier. C’est un effet inattendu, que j’observe dans l’exercice de mon métier. Il est parfois plus facile de parler d’intimité, de santé mentale, derrière un écran, et sans avoir besoin d’être accompagné comme c’est souvent le cas pour les rendez-vous physiques. Mais on ne peut pas remplacer un médecin par un écran.L’Assurance maladie compte sur l’augmentation des assistants administratifs pour permettre aux médecins de voir plus de patients. Vous aussi ?Oui, il faut continuer à promouvoir ces assistants administratifs. L’Allemagne le fait, et a eu de bons résultats. Beaucoup de médecins restent frileux, et c’est normal. On ne change pas comme ça quinze ans d’habitudes de travail. D’autant qu’il y a toujours la crainte que ces assistants se retrouvent à trancher des questions pour lesquelles ils ne sont pas qualifiés. Mais je pense qu’à la fin, c’est gagnant. Ça peut permettre un rendez-vous plus rapide, et de meilleure qualité.Quelles pistes, selon vous, n’ont pas été assez explorées dans le débat public ces dernières années ?On parle peu du recrutement de personnes venant des milieux ruraux dans les filières de médecine. Ces étudiants ne sont pas très nombreux, sur les bancs des facultés. Ils ne pensent pas forcément à faire médecine, s’autocensurent ou n’ont pas les moyens de se lancer dans de telles études. Mais les recherches menées sur le sujet montrent que c’est un levier intéressant. Car, les gens ont tendance à s’installer dans les secteurs culturels et géographiques qui ressemblent à ce qu’ils ont connu en grandissant.
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2024-07-15 13:00:00
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