Quand le soleil se couche sur la place de la Constitution, dans le centre de Kharkiv, les cicatrices de la guerre s’estompent lentement. Sans éclairage public, éteint pour éviter les drones ennemis, seules se découpent les silhouettes des bâtiments historiques éventrés. Plus loin, trois guirlandes illuminent le quartier comme un phare dans la nuit. Le bar Piana Vyshnia, « la cerise ivre », reste ouvert jusqu’au couvre-feu, à 23 heures. Une cinquantaine de personnes, verre de liqueur à la main, se pressent devant l’entrée afin de profiter du ciel étoilé qui, pour une fois, n’est pas zébré de missiles. Les rires et la musique résonnent au milieu de la foule enhardie par cet acte de résistance ordinaire. « Peut-être que ce n’est pas le moment de faire la fête, mais pour une soirée, on veut oublier la guerre. Kharkiv respire, Kharkiv vit ! » s’époumone Alyona*, 21 ans.Une imprimerie, un centre commercial, une gare routière : les bombardements se multiplient dans la deuxième ville d’Ukraine depuis que les Russes ont lancé un nouvel assaut sur la région, le 10 mai dernier. En l’espace de quelques jours, Moscou s’est emparé – pour la deuxième fois – de quelque 80 kilomètres carrés de territoire le long de la frontière, profitant d’un moment de vulnérabilité des troupes ukrainiennes. Les retards de livraison d’armes avaient laissé les défenseurs dans l’incapacité de riposter alors que leurs positions étaient pilonnées. La situation a changé. Réarmée et habilitée par le président Biden à frapper des cibles sur le sol russe, l’armée ukrainienne a bloqué l’assaut russe en juin. Mais les bombardements continuent. »Au début nous étions effrayés, mais maintenant, cela fait partie de notre quotidien. Nous essayons juste de nous changer les idées pour ne pas broyer du noir », lance le guitariste Ihor*, étudiant vétérinaire de 24 ans. Il y a quelques jours, son père a failli être tué dans le bombardement de son usine. Malade, il n’était pas allé au travail ce jour-là. A ses heures perdues, cet amoureux de rock qui, dans un an, sera mobilisable pour l’armée, chante les vendredis, samedis et dimanches soir. Cette nuit-là, une cinquantaine de personnes reprennent en chœur ses chansons en ukrainien et en russe. « Je sais que les gens viennent ici pour oublier, raconte-t-il. J’essaie de leur remonter le moral. »Ukraine : les positions des forces militairesDerrière les sourires, les regards sont graves. « Tout le monde est parti. De tous mes amis de lycée, il ne reste qu’elle », lance, en montrant sa copine, Alyona, qui comme tous les habitants, ici, paraît plus âgée. En 2022, elle a passé sa dernière année de lycée dans la cave de son immeuble, avec ses parents, pour se protéger des tirs d’artillerie, alors que l’ennemi était aux portes de la ville. Depuis, les cours à l’école et à l’université se font uniquement en ligne, sauf pour « 2 200 chanceux qui, dit-elle, ont des salles de classe aménagées dans le métro ». »Le front est à dix minutes en voiture »Dans les heures qui ont suivi l’invasion, les soldats russes sont arrivés aux portes de cette cité industrielle, traditionnellement russophone, qu’ils voulaient « dénazifier ». Mis en déroute par l’armée ukrainienne en mai 2022, ils sont repartis, mais les amis d’Alyona ne sont pas revenus. « Ils sont toujours en Europe ou dans l’ouest du pays. » Près de 1,3 million d’habitants vivent aujourd’hui dans cette ville de la taille de Lyon, dont 200 000 réfugiés, contre 2 millions avant la guerre. Certains ont pris les armes. « Aujourd’hui, cela fait un an que l’un de mes amis a été tué au front. Il aurait dû avoir 24 ans », murmure la jeune femme, les yeux humides.Partout, une douleur immense : des milliers de morts, des centaines de blessés et 20 000 bâtiments ravagés par les bombes. Mais Kharkiv a gagné sa réputation de ville de résistants, « en béton armé » selon la formule consacrée, en référence à son architecture brutaliste. « Ceux qui restent forment une communauté soudée par l’expérience commune de la guerre », explique Ivan Senin, un poète local.Soudain, la lumière du bar s’éteint. Quatre policiers et deux militaires s’approchent de la foule et commencent à vérifier les identités. Des recruteurs. Une poignée de jeunes s’éclipsent, mais beaucoup restent et discutent tranquillement avec les soldats. Parmi eux, Bohdan et Dima, deux trentenaires. « Ils auront du mal à remplir leurs quotas avec nous, nous sommes dans les forces spéciales », s’amuse Dima, qui revient tout juste de Vovtchansk, localité à la frontière où se déroulent de violents combats de rue. Il y a deux jours, ce grand gaillard se battait encore, kalachnikov à la main, contre les conscrits russes. « Le front est à dix minutes en voiture, poursuit son ami. Cela fait du bien de voir cette ambiance de fête. C’est pour ça qu’on se bat, pour que les gens puissent vivre. » Les permissions sont rares. Kiev a tardé à accélérer la mobilisation, laissant certaines zones dégarnies, avec des troupes épuisées. Aujourd’hui, les ressources restent rares. A Kharkiv, il est plus courant de croiser des mineurs ou des retraités que des hommes en âge de combattre.Le lendemain matin,un parfum de vacances flotte à Kharkiv. Des jeunes déambulent dans la ville. Parmi eux, Hamlet. Pendant des années, les murs de sa ville natale formaient la toile de cet artiste connu pour ses peintures en noir et blanc. En 2022, Hamlet rejoint la défense territoriale. Il veut défendre son pays. « Tes pinceaux sont ta meilleure arme », lui répond un commandant. Dans une atmosphère « apocalyptique », alors que les habitants vivent sous terre, l’artiste décore les murs de sa ville désertée. « Je me souviens des nuits calmes, il y en aura d’autres », peut-on lire sur l’un de ses « tableaux » – des panneaux en bois qui couvrent les fenêtres soufflées par les explosions. Sur le bitume, devant un cinéma, il transforme des trous laissés par des roquettes à sous-munitions en « fleurs de l’occupant ». »Slatyne, c’était le symbole de l’espoir »Hamlet se souvient des premières pièces de théâtre jouées à Kharkiv, en 2022. « La salle était pleine. Vingt minutes avant la fin, il y a eu une alerte aérienne, mais personne n’est descendu dans les abris. Les gens ont tellement besoin de culture qu’ils ignorent leur propre sécurité pour regarder les spectacles. » Première d’une pièce, concerts, vernissages, dégustations de vins : en ce week-end estival, impossible d’assister à tous les événements, tant ils sont nombreux. « Les raves de Kharkiv me fascinent, poursuit l’artiste. 500 personnes se retrouvent dans une salle. Il suffirait d’un missile et c’est fini. Mais les gens vont quand même danser, en sachant pertinemment que cette soirée pourrait être la dernière. »Et le risque, toujours présent, d’un retour des Russes, ne semble pas avoir de prise sur Kharkiv. « Il y a un renouvellement de la scène artistique, avec des jeunes qui n’ont pas encore atteint l’âge de la mobilisation », opine Ivan Senin, rencontré devant le bar Protagonist, une institution. Régulièrement, ce musicien organise des concerts et des lectures, et reverse les recettes à l’armée. En dehors des armes fournies par les partenaires occidentaux, la logistique est souvent prise en charge par les soldats eux-mêmes, leurs proches et des bénévoles.Situé en sous-sol, le bar The Ditch, dans un autre quartier de Kharkiv, est devenu un lieu de rencontre pour tous ceux qui participent à l’effort de guerre. Au début, l’établissement servait surtout à entreposer l’aide humanitaire. Adossée au bar, Ksénia Kalmous revient tout juste de Slatyne, à quinze minutes de là. Grâce aux dons de particuliers américains, européens et ukrainiens, cette ancienne fleuriste est parvenue à reconstruire la quasi-totalité des toits détruits de ce village qui comptait 6 500 habitants avant la guerre – trois fois plus qu’aujourd’hui. Près de 70 % des bâtiments avaient été endommagés par les combats entre février et septembre 2022. Puis Slatyne a connu un an et demi d’accalmie. « Après vingt mois de réparations, il ne nous restait que 30 maisons à reconstruire. Avec le maire, nous rêvions de faire une fête à la fin du chantier, cet été », raconte Ada Wordsworth, une Britannique de 25 ans qui a abandonné son master de russe, à Londres, pour créer Kharpp, une association dédiée à la reconstruction.Depuis le mois de mai, les Russes se rapprochent dangereusement et la guerre s’est souvenue de Slatyne. Le 23 juin, la mairie, qui avait été entièrement reconstruite, a été ciblée par un missile balistique. L’édile, Evhen Ivakhnenko, venait tout juste d’y aménager une salle de classe en sous-sol pour que les 215 enfants de la ville puissent s’y retrouver en toute sécurité. Heureusement, la bombe est tombée un dimanche et n’a pas fait de victimes. « Slatyne, c’était le symbole d’une reconstruction réussie, de l’espoir et du renouveau », soupire Ada, encore sous le choc. Le 15 juillet, les Russes ont lancé 14 bombes planantes sur le village, une femme est morte. Et des maisons, de nouveau détruites. « Ils veulent nous empêcher de vivre, mais on ne les laissera pas faire », s’exclame Ksénia, dont l’ONG se tourne de plus en plus vers l’aide à l’armée, le seul moyen pour que les habitants rentrent chez eux. « Je veux m’accrocher à cet espoir que, lorsque les Russes seront chassés pour de bon, la joie reviendra ici », opine Ada Wordsworth. »C’est ça, la vie à Kharkiv, une forme de surréalisme »De son côté, Hamlet, lui aussi, cherche à réinsuffler de la vie dans les territoires libérés. Avec des amis, il a ouvert un café à Izioum, ville martyre qui avait été occupée cinq mois par les Russes, et se retrouve aujourd’hui à une trentaine de kilomètres du front. « Ce café, c’est un symbole d’optimisme et de confiance en l’avenir », nous dit-il. Plus loin, à Koupiansk, un établissement discret sert d’excellents lattes dans un sous-sol, près des combats, pour remonter le moral des soldats. La détermination et la résistance, nées dans la douleur, font partie de la nouvelle identité des Kharkiviens, selon Hamlet. « Hier, dans la nuit, j’ai entendu les drones ennemis voler avec leur bruit de mobylette, et poursuivis par les mitrailleuses de la défense antiaérienne. Et là, très proche de moi, émerge un autre bruit, sourd et continu. Je pense tout de suite à un drone et je me dis que celui-là est pour moi ! Soudain, je me rends compte qu’il s’agit d’un employé municipal juché sur un tracteur, musique à fond et clope au bec. C’est ça, la vie à Kharkiv, une forme de surréalisme », s’amuse l’artiste. « Les gens vont au Népal dépenser des milliers d’euros pour se reconnecter à la vie. Ils feraient mieux de venir chez nous. Ici, on a retrouvé l’instant présent ! »Signe que la vie continue, quatre librairies ont ouvert leurs portes dans l’avenue Soumska, au cœur de Kharkiv, malgré les coupures d’électricité. Depuis des mois, le réseau ukrainien fait l’objet d’attaques répétées qui ont mis hors service des centrales électriques. Les coupures peuvent désormais durer jusqu’à dix heures. « Quand il n’y a pas de courant et que les gens ne savent pas quoi faire, ils lisent », rapporte Artem Lytvynets, rédacteur en chef de la maison d’édition Vivat. « On sait que les Russes attaquent la culture, poursuit-il. La première chose qu’ils font quand ils entrent dans une ville, c’est de brûler les ouvrages écrits en ukrainien. »Le 23 mai dernier, les troupes de Moscou ont détruit l’imprimerie Faktor Druk, qui produisait le tiers des livres du pays. Cinquante personnes se trouvaient dans l’atelier de reliure au moment de l’attaque, sept n’ont pas survécu. « Au début, nous pensions que c’était une erreur, puis la propagande russe a justifié le tir en disant que nous fabriquions des drones », fulmine Tetyana Hrytsiouk, la directrice, les traits tirés par la fatigue et le deuil. Les restes calcinés de la centaine de milliers d’ouvrages détruits dans l’attaque s’empilent encore dans l’usine éventrée et tachée de sang. « Jamais nous ne partirons de Kharkiv, nous reconstruirons tout, lance la jeune femme, rageuse. Pour ne pas oublier ceux qui resteront ici pour toujours. Ces livres ont été imprimés au prix de leurs vies. »Non loin de là, dans le théâtre Nafta, une troupe de jeunes acteurs préparent une nouvelle pièce pour la rentrée. Dans ses mains, Nina Khyzhna tient un livre rare : un recueil d’auteurs classiques de Kharkiv. Dans les années 1930, l’URSS avait regroupé toute une génération d’écrivains et d’artistes ukrainiens dans un bâtiment de Kharkiv pour mieux les contrôler. En l’espace de quelques années, des centaines d’intellectuels ont été fusillés ou envoyés dans des camps du Grand Nord. « Nous nous retrouvons nous-mêmes dans leurs vers, car nous vivons une nouvelle terreur russe », souffle Nina. Parmi la troupe de 40 acteurs, huit sont déjà partis au front. « Dans l’horreur, les gens font preuve de qualités extraordinaires, poursuit-elle. C’est un véritable révélateur de notre humanité. » Et d’ajouter, en ouvrant son livre de poèmes : « La proximité de la mort nous donne encore plus envie de vivre. »* Les prénoms ont été modifiés.
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Publish date : 2024-07-23 06:45:00
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