Le cancer du pancréas a pendant longtemps été de ceux qu’on ne se donne même pas la peine de confirmer. Une fois les signes extérieurs de la maladie identifiés, les médecins se contentaient de renvoyer leurs patients chez eux. A quoi bon les opérer pour chercher des grosseurs qui, de toute façon, les emporteraient ? Ces tumeurs-là sont sournoises : elles grossissent en silence, tapies au fond des tripes. Lorsqu’elles surgissent, il est déjà trop tard.Depuis les années 1990, les progrès de l’imagerie et de l’analyse médicale ont rendu les vérifications plus fréquentes. Un cliché, quelques réactifs dans des tubes à essai permettent désormais d’écarter les conclusions hâtives et de caractériser l’avancement de la maladie. Mais faute de diagnostic suffisamment précoce, le pronostic, lui, ne s’est pas amélioré. Pire, les victimes continuent de s’amasser, à un rythme de plus en plus soutenu, sans que l’on sache pourquoi.Pourtant encore relativement rare, le cancer du pancréas s’apprête même à devenir la deuxième cause de mortalité par cancer en France et aux Etats-Unis, d’après les tendances actuelles enregistrées par les autorités sanitaires. Il n’était que la quatrième, il y a une dizaine d’années. Ni les chances de survie, de l’ordre de 10 % à cinq ans, ni la nature de la tumeur, un « adénocarcinome canalaire » la plupart du temps, n’ont changé. Seule nouveauté : la maladie est de plus en plus courante, même chez les moins de 50 ans, d’ordinaire épargnés par les tumeurs.Première victime : la FranceUn phénomène mondial, inexpliqué, et particulièrement visible dans les pays développés. Aux Etats-Unis, où une étude tout juste publiée dans The Lancet vient de relancer les inquiétudes, l’incidence annuelle a bondi de 13 % en 30 ans. La dynamique est encore plus marquée en France, où la hausse atteint les 20 %. Exprimée en nombre de cas annuels, l’évolution est encore plus frappante : ils sont désormais 330 % plus fréquents dans l’Hexagone. Confirmées d’études en études, ces funestes statistiques n’ont pas échappé aux sociétés savantes et aux agences sanitaires. Rien qu’en France, l’Académie de chirurgie, celle de médecine, l’Institut national du cancer, Santé publique France, et même la Société française du cancer ont émis des alertes répétées ces dix dernières années. « C’est l’une des évolutions qui nous inquiètent le plus », souligne son président, Manuel Rodrigues, chercheur en oncologie.Coupable usuel, le tabagisme reste l’une des premières causes connues de cette tumeur – il pèse pour 20 % du risque environ – mais il ne permet pas d’expliquer la tendance actuelle, car la consommation de tabac a en réalité baissé dans la plupart des pays développés. Quant aux gènes à risque, qui comptent à hauteur de 25 % dans la probabilité de développer un cancer du pancréas, leur fréquence dans la population occidentale est, par définition, restée inchangée. « Il y a quelque chose, c’est sûr. Mais quoi, on n’en sait rien », regrette Catherine Hill, épidémiologiste à Gustave Roussy.Pas d’artéfacts statistiquesL’accroissement et le vieillissement de la population, le lancement de campagne dépistages ou la constitution de meilleurs registres peuvent parfois gonfler artificiellement les bilans officiels. Mais dans le cas présent, ces artéfacts statistiques ont été écartés. « La hausse est constante, elle se maintient dans le temps et dans de nombreux pays. Elle fait donc plutôt penser à une exposition de plus en plus forte à un cancérigène. Mais lequel ? » s’interroge l’hématologue Eric Solary, président du conseil scientifique de la fondation ARC.Beaucoup d’études mettent en cause le diabète de type 2, celui qui se développe à cause d’une alimentation trop sucrée et trop grasse. Sa hausse est parallèle à celle du cancer du pancréas, comme le montre notamment une analyse croisée entre les chiffres de l’initiative Globocan du Centre international de la recherche contre le cancer et les données sanitaires de l’OMS, publiée en 2021 dans la revue Gastroenterology. De quoi en faire l’un des principaux suspects.Le diabète, cause ou conséquence ?De fait, le risque de développer un cancer du pancréas est entre 1,5 et 2,4 fois plus important chez les diabétiques, selon une revue de littérature publiée dans Nature reviews gastroenterology and hepatology, en 2021 toujours. Mais l’inverse est aussi vrai : beaucoup de personnes atteintes d’un cancer du pancréas développent par la suite du diabète. L’organe est la principale source de l’insuline et des autres hormones digestives. Impossible donc de dire si le diabète est une cause ou une conséquence du cancer du pancréas, ou si l’évolution similaire des deux pathologies n’est qu’une simple corrélation, sans lien avéré. D’autant que de nombreux autres facteurs de risques semblent également entrer en compte dans l’augmentation du nombre de tumeurs. C’est d’ailleurs là toute la difficulté à laquelle sont confrontés les scientifiques : les hypothèses ne manquent pas, elles sont même trop nombreuses.L’obésité pourrait aussi être impliquée. En 2021, une étude menée sur une cohorte américaine de plus de 160 000 personnes a montré que les personnes en surpoids présentaient un risque 1,72 fois plus grand de développer un cancer du pancréas. Publiés dans le Journal of American Medical Association (JAMA), ces chiffres ont été confirmés depuis. Un microbiote détérioré serait aussi associé à un risque supplémentaire. C’est ce que montre, entre autres, une méta-analyse publiée en 2017 dans Annals of Oncology. Mais ici, l’association est plus ténue.Une bête noire : le grasEn réalité, les scientifiques peinent à trouver ce qui abîme le système pancréatique au point de faire naître une tumeur. Les facteurs évoqués agissent-ils sur le pancréas directement ou sur le système immunitaire qui le protège ? Observe-t-on un effet direct sur le cancer, ou s’agit-il de simples corrélations statistiques ? Le professeur Vinciane Rebours, coordinatrice du Centre national de référence des maladies rares du pancréas à l’hôpital Beaujon de Clichy, admet volontiers ne pas pouvoir trancher.Mais la chercheuse, en pointe dans le domaine, a tout de même sa bête noire : le gras, surtout lorsqu’il est présent en trop grande quantité. « C’est à mes yeux un des vecteurs de risque les plus importants. » Normalement stocké sous la peau, le gras en trop grande quantité peut s’accumuler autour des organes abdominaux et finir par infiltrer les cellules pancréatiques. Lorsqu’un tel empâtement survient, la probabilité que des lésions précancéreuses adviennent est bien plus forte. C’est ce que tend notamment à montrer une étude publiée en 2015 dans la revue scientifique Clinical cancer research, et signée par la scientifique.D’autres substances alimentaires ont aussi fait parler d’elles sans que leur rôle n’ait pu être confirmé. C’est le cas de la viande rouge par exemple, classée comme cancérogène probable par le CIRC en 2015, mais dont les effets délétères ont surtout été observés sur l’intestin. Ou de l’alcool – mais sa consommation baisse en Occident, et ses conséquences sur le pancréas ne sont pas très bien montrées. A l’inverse, des associations semblent indiquer un effet protecteur d’un terrain allergique, en lien peut-être avec le système immunitaire plus actif des individus concernés. Un régime riche en fruits et légumes semble également bénéfique.L’ultratransformé, et la nourriture « proinflammatoire »Tous ces phénomènes ont un dénominateur commun : les grands changements de mode de vie occidentaux et l’apparition de l’alimentation ultratransformée dans les années 1980. Avec ses plats recomposés, celle-ci a conduit à l’absorption de gras, de sucre et d’additifs en bien plus grandes quantités que par le passé. En parallèle, l’avènement des métiers de bureau, « tertiaires », a favorisé la sédentarité. « Il y a là autant de comportements qui participent à une surinflammation de l’organisme et en particulier du pancréas », souligne Vinciane Rebours.Or, l’inflammation est elle-même un facteur de risque. Les patients atteints de pancréatite (NDLR : une inflammation du pancréas) sont ainsi plus souvent atteints d’un cancer du pancréas que le reste de la population. Plusieurs analyses publiées dans European journal of Epidemiology en 2020 et 2022 ont également montré que le mode de vie (régime alimentaire, consommation d’alcool, sédentarité, masse corporelle) et plus spécifiquement l’alimentation « proinflammatoire » aggravent le risque de développer ces tumeurs. Ces facteurs semblent même plus importants que le fait de fumer.Pour obtenir de tels résultats, les chercheurs ont analysé les données de santé de 400 000 Européens, dans le cadre de l’European Prospective Investigation into Cancer and Nutrition (EPIC). Une initiative inédite, que les spécialistes voudraient voir se multiplier dans les années à venir. « Lorsque les causes sont trop entremêlées, ou que les cas sont trop peu nombreux, la science ne peut avancer qu’à l’aide d’un regard international comparé », plaide Eric Solary.Des doutes sur les pesticidesSouvent pointés du doigt, les polluants environnementaux pourraient eux aussi jouer un rôle. La toxicité des pesticides ou des métaux lourds à forte dose n’est plus à démontrer. Mais la plupart du temps, ces substances finissent dans l’organisme à des quantités insuffisantes pour pouvoir observer des effets clairs. « D’autres travaux sont nécessaires pour comprendre le rôle de l’exposition environnementale », conclut ainsi la revue de littérature de Nature reviews gastroenterology and hepatology qui fait date sur le sujet.Dans le cas des polluants, les scientifiques se heurtent à un mur méthodologique. Les substances sont nombreuses et changent souvent. En l’absence d’un dépistage systématique dans de grands échantillons de populations, impossible d’obtenir des résultats convaincants. « Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas poursuivre les efforts de recherche, car il y a là un vrai sujet d’interrogation, notamment sur un éventuel effet cocktail », pointe Eric Solary.Un projet français, baptisé ecoPESTIPAC, pourrait permettre d’en savoir plus. Menés par le centre hospitalier universitaire de Reims en collaboration avec l’Imperial College à Londres, ces travaux recensent les lieux en France où les cancers du pancréas sont les plus fréquents. Puis ils les comparent à l’activité agricole. De premiers résultats ont bien été publiés en mars 2024, dans Journal of Epidemiology and Population Health, mais ils s’avèrent décevants. Les deux cartes ne se recoupent pas vraiment. Ils sont très nombreux à Paris et dans les Bouches-du-Rhône par exemple, alors qu’en Bretagne, terre d’élevage et de culture, il y en a très rarement.Peut-être les chercheurs arriveront-ils un jour à décortiquer la part et les effets exacts de chaque facteur de risque. En attendant, certains scientifiques semblent avoir réussi à contourner le problème. Une étude basée sur les données de l’Assurance maladie danoise a fait grand bruit il y a peu. Celle-ci montre qu’avec une surveillance fine des indicateurs sanitaires, il est envisageable de « prédire » le risque de développer un cancer du pancréas. Pour obtenir de tels résultats, les scientifiques danois ont donné à une intelligence artificielle (IA) les parcours de santé des personnes ayant reçu un diagnostic de tumeur. Leurs affections (diabète, jaunisse, calculs biliaires, anémie, hypercholestérolémie), mais aussi la fréquence à laquelle ils se sont rendus chez le médecin et le contenu de leurs ordonnances ont ainsi été analysés. Encore en développement, ces outils pourraient aider à identifier des « trajectoires médicales » à risque et motiver des dépistages précoces, estiment les auteurs de l’étude, publiée dans Nature medicine en 2023. Avec l’espoir d’arriver à repérer les malades suffisamment tôt pour augmenter leurs chances de survie.
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2024-08-25 07:00:00
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