A cette époque, Emmanuel Macron était déjà très soucieux de son image. A cette époque, il ne maîtrisait pas encore l’art d’esquiver les paparazzi. Le 26 août 2014, un jeune homme inconnu du grand public rentre précipitamment du Touquet. Il vient d’être nommé ministre de l’Economie dans le gouvernement Valls. Quand il arrive à son domicile parisien, il se rend immédiatement compte qu’il y est attendu. Des photographes sont devant son domicile, or il entend soigner sa première apparition publique et ne surtout pas surgir ainsi nuitamment, en tenue de vacances. Comment se protéger d’un mauvais cliché ? Vous avez demandé la police, ne quittez pas. Il est 23h30, il appelle le ministre de l’Intérieur. Bernard Cazeneuve est du genre bien élevé : qu’il vienne donc passer la nuit dans l’appartement de Beauvau réservé aux hôtes de passage. Il aura ainsi le temps de récupérer des vêtements et se présenter au conseil des ministres avec l’allure qui convient.Tard dans la soirée, dans la bibliothèque du ministère, voici les deux hommes qui échangent. Ils ont appris à se connaître quand le secrétaire général adjoint de l’Elysée s’invitait à la réunion hebdomadaire que Bernard Cazeneuve, alors ministre des Affaires européennes, avait pris l’habitude d’organiser avec un conseiller de la présidence de la République pour procéder à un tour d’horizon des dossiers. Et comme Macron s’y intéressait et avait envie de les récupérer dans son escarcelle, il s’invitait souvent. On riait alors beaucoup, dans des dialogues parfois signés Michel Audiard.Cette fois, l’heure est grave, Bernard Cazeneuve se fait un peu solennel : « Méfie-toi du reflet de ton image et n’oublie jamais qui t’a nommé. » Les deux l’ignorent à cet instant, c’est ainsi que va expirer leur complicité. Les débuts du lendemain signeront la fin de leur « relation authentiquement fraternelle », selon la forte expression qu’emploiera plus tard le socialiste. Le mercredi, Emmanuel Macron pénètre dans la cour de l’Elysée. « Tel l’héliotrope confronté au soleil, il se tournait naturellement vers les photographes, avec l’irrépressible fascination de celui qui visualise l’image au moment même où le photographe la prend, avec la conviction qu’elle sera à son avantage », écrira plus tard Bernard Cazeneuve dans Chaque jour compte. Bientôt il observera comment son jeune collègue réussissait à voler la vedette en arrivant avec une barbe de plusieurs jours à la cérémonie des vœux du gouvernement au président, vieille ficelle de communication que son aîné de quinze ans, au fond de lui, méprise.L’agression d’Emmanuel MacronIl y a ce qu’il méprise, il y a ce qu’il exècre. Dernier Premier ministre de François Hollande, il cultive la fidélité autant que ses roses – une question d’esthétique personnelle. La trahison de Macron, c’est le bouquet. Une transgression ? Tu parles, Emmanuel. Une agression. Lui mettra un point d’honneur à éteindre la lumière à Matignon, quand le ministre de l’Economie cherchera un maximum de projecteurs en claquant la porte de Bercy pour se lancer dans l’aventure présidentielle, avant même que le chef de l’Etat sortant ait fait part de sa décision.En quelques mois, Bernard Cazeneuve perd son Macron d’avant. Celui qui se plaît à se sentir « terriblement vintage » va vite détester ce que le héraut du « nouveau monde » véhicule : des valeurs floues, une vision du pays qui se confond avec une ambition personnelle. Parfois, devant les siens, il rêve et raille : « Pourquoi ne pas fonder un parti qui s’appellerait ‘En arrière’ et dont la devise serait ‘Seul le vieux monde est nouveau’ ? »Cazeneuve reproche à son collègue de l’Economie de prendre, par exemple sur les questions migratoires, des positions dans le seul but de flatter un électorat, il n’a pas aimé qu’il accoure à Nice après le terrible attentat du 14 juillet 2016 au côté du maire Christian Estrosi, lequel met fortement en cause Cazeneuve. S’expliquer à l’abri des regards et des oreilles discrètes ? Emmanuel Macron n’est plus vraiment là, « il fuyait ces échanges », notera le Normand.Bernard Cazeneuve n’aime rien de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en 2017. « Le génie de la nouvelle politique est d’emprunter à l’ancienne ses meilleures recettes sans que cela apparaisse jamais au grand jour », griffera-t-il. Il déteste la manière qu’a le candidat de jouer avec les mots comme s’il jouait avec un ballon, alors qu’à ses yeux, ses oreilles surtout, les expressions des responsables politiques doivent véhiculer des idées, des concepts, des références. La colonisation, « un crime contre l’humanité », comme le lance Macron en visite à Alger, un jour de février 2017 ? « On ne peut utiliser les mots pour séduire telle ou telle fraction du pays qu’on aspire à ramener à soi. » @lexpress 💬 « Macron n’a pas fait que procrastiner, il s’est cogné au réel. » Il a fallu au président comprendre, étape par étape, ce qui lui était arrivé avec cette dissolution. L’analyse de notre journaliste, Eric Mandonnet. #macron #dissolution #législatives #premierministre #apprendresurtiktok #tiktokacademie #Sinformersurtiktok #newsattiktok ♬ original sound – L’Express – L’Express « Le Mexicain, c’est Emmanuel ! »21 avril 2017. La veille, un attentat a coûté la vie à un policier sur les Champs-Elysées. Dans deux jours, Emmanuel Macron se hissera en tête du premier tour de l’élection présidentielle, en position idéale pour l’emporter deux semaines plus tard face à Marine Le Pen. Il téléphone à Bernard Cazeneuve : il veut connaître la nature et le niveau de la menace terroriste. Puis il aborde des questions plus personnelles, demande à son interlocuteur ce qu’il compte faire. Le Premier ministre entend mener les législatives pour le compte du PS puis prendre du recul. Le 14 mai, il assiste à la cérémonie d’investiture du nouveau président. « Attention, désormais, le Mexicain, c’est Emmanuel ! », chuchote-t-il à l’oreille de Brigitte Macron dans la salle des fêtes du palais de l’Elysée. Audiard, le retour. Lors des trajets en TGV vers Bruxelles pour les sommets européens et pendant les nuits de négociations, François Hollande, son secrétaire général adjoint Emmanuel Macron et le ministre Cazeneuve passaient des heures et des heures côte à côte. Parce qu’il était le président, parole de Tontons flingueurs, Hollande avait gagné le surnom du « Mexicain ». Fin d’une époque.Emmanuel Macron marche sur l’eau, Bernard Cazeneuve traverse le désert – ça ne facilite pas les points de rencontre. Le premier quinquennat est un calvaire pour le socialiste. Il n’apprécie pas l’action menée, jugeant dès l’aube que seule la droite est flattée. « Un pouvoir qui se fit élire en revendiquant la gauche de Michel Rocard, mais qui a gouverné comme la droite de Guizot », dira-t-il en 2023. Le dépassement n’est pas davantage sa tasse de thé : « Je voyais la manœuvre politique, dans sa forme chimiquement pure, fabriquer une ambiguïté qui avait toutes les vertus d’un poison lent. »Un jour, il déjeune avec Jean-Michel Blanquer, le nouveau ministre de l’Education tout à son admiration pour Emmanuel Macron (il en reviendra…). A la seule évocation du président, il se raidit. Le physique trompe rarement. En 2022, le même Blanquer sera remplacé par Pap Ndiaye. A propos de cette succession entre deux ministres aux idéologies contraires, Cazeneuve pointe : « Je ne sais pas quelle est la pensée du président sur la République. » Excusez du peu. Autant dire que lorsque le chef de l’Etat, en février 2019, l’approche pour lui proposer une place au Conseil constitutionnel, il décline illico presto.Cazeneuve, solution de demain ou incarnation de l’ancien monde ?Sept ans ont passé. 2017-2024, nombre de tête-à-tête entre les deux hommes : zéro. Un déplacement présidentiel à Cherbourg en 2019, ville dont Cazeneuve a été maire pendant onze ans, c’est tout. Mais ce n’est pas rien. Entre les deux complices fâchés, ce jour-là, quelque chose se répare, un peu. Emmanuel Macron est d’humeur badine, il offre à son aîné ses historiettes croustillantes et grivoises qu’il aime raconter en privé. Cazeneuve, soudain, se sent plus léger : le président s’est remis avec lui sur le même pied que lorsqu’ils étaient amis. « Une journée de franche rigolade où Macron a tenu à me montrer qu’il n’avait rien oublié des jours heureux », rapporte à son retour l’ancien socialiste.Le 6 mars dernier, le président reçoit ses deux prédécesseurs, François Hollande puis Nicolas Sarkozy, pour évoquer la guerre en Ukraine. La nuit tombée, hors agenda, il accueille Bernard Cazeneuve. L’homme est marqué par une terrible épreuve, la maladie de sa femme qui décèdera le 2 juin. Pendant cette période, les Macron se montreront prévenants, présents, précieux. « C’était de sa part très amical, j’y ai été sensible, il n’était pas obligé de le faire », confiera l’ancien Premier ministre à un ami commun.Mercredi 28 août, à 17 heures, Bernard Cazeneuve n’avait toujours pas eu de contact direct avec le président. Mais aucun des deux n’a la mémoire qui flanche. Les Français ne veulent pas « voir toujours les mêmes têtes », lançait à qui voulait l’entendre Emmanuel Macron en 2017. Déjà à l’époque, Bernard Cazeneuve avait du mal à admettre ce genre de propos. Surtout de la part de celui qui, au cours du quinquennat Hollande, avait été « en responsabilité pendant plus de quatre ans ». « Ce qui caractérise la transgression, c’est qu’elle autorise tout, notamment ce qui est inconcevable », piquera le Normand.Devenir la solution de demain après avoir été l’ultime incarnation de l’ancien monde ? L’histoire est taquine, sauf qu’elle ne fait pas rire Emmanuel Macron. Nommer Bernard Cazeneuve à Matignon, ce n’est même pas revenir à la case départ, c’est réduire, symboliquement en tout cas, le macronisme à une parenthèse. C’est l’une des raisons, semble-t-il, qui fait hésiter le chef de l’Etat. Car sinon, ils n’ont plus à se découvrir. « C’est comme des ex », avance même un proche du chef de l’Etat. Ils ont des caractères que tout oppose. Un jour, dans L’Express (9 mars 2016), Emmanuel Macron avait suggéré ce qu’Audiard pourrait penser de lui : « Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière. » Bernard Cazeneuve cherche plutôt la Lumière chez les classiques que chez les fêlés. Si le président en fait son cinquième Premier ministre, les deux savent à quoi s’attendre avec l’autre. On n’emmène pas de saucisses quand on va à Francfort.
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Author : Laureline Dupont, Eric Mandonnet
Publish date : 2024-08-29 17:15:00
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