C’est une drôle de bataille que le Japon s’est targué d’avoir remportée. Cet été, le ministre de la Réforme numérique, Taro Kono, a fait savoir avec émotion que l’archipel avait « gagné la guerre » contre les… disquettes. L’homme ferraille depuis 2021 pour supprimer ces carrés de plastique, obsolètes depuis une bonne décennie, mais toujours utilisés par l’administration japonaise. Il y a encore quelques mois, le gouvernement demandait aux citoyens de fournir diverses informations à l’aide de ces disquettes, et de nombreux fonctionnaires s’opposaient fermement à leur abandon. Si étrange que puisse sembler cet attachement à une technologie dépassée, la « guerre » de Taro Kono est loin d’être anecdotique, et pose une question plus large : pourquoi un pays qui écrivait jadis le futur de la planète grâce à ses fleurons industriels est-il resté bloqué sur des supports aussi vieillissants ? Et surtout, où est passée la tech japonaise ?Aujourd’hui, le Japon est « un peu coincé dans le passé », regrette Renaud Kayanakis, associé en charge des activités télécoms et nouvelles technologies chez Sia Partners. Cela n’a pas toujours été le cas. « Les années 1980 ont été celles de la domination japonaise dans les filières automobile et électronique », rappelle Michel Fouquin, conseiller au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) et spécialiste des économies asiatiques. A l’époque, le succès nippon s’explique moins par « l’arrivée d’une technologie de rupture » que par « des progrès minutieux dans la chaîne de production », enclenchés dès les années 1970. Le toyotisme, cette vision industrielle radicalement différente du fordisme et fondée sur une absence de stock, a révolutionné la fabrication des voitures. L’invention du Walkman (Sony) n’est pas non plus « une innovation en soi, mais la combinaison de technologies différentes pour en faire un produit grand public », précise Michel Fouquin.L’âge d’or de la tech japonaiseL’émergence des champions japonais est liée à d’autres facteurs. La sous-évaluation du yen les a aidés à proposer des prix imbattables. Certains secteurs, comme l’automobile et les semi-conducteurs, ont bénéficié d’importantes subventions grâce à l’ambitieuse politique industrielle du gouvernement. Le système de production, modernisé une décennie plus tôt, a permis enfin au pays de mettre rapidement au point des équipements innovants et de qualité. C’est en partie grâce à lui que le Japon a bouleversé l’industrie des puces. Alors que les Etats-Unis fournissaient au monde la grande majorité des semi-conducteurs, les entreprises japonaises ont réussi, en quelques années, à grappiller de significatives parts de marché. Avant de prendre la tête du secteur et de pousser à la faillite les anciennes vedettes américaines.Dans les années 1980, une énorme quantité de biens de consommation sont fabriqués au Japon, et exportés dans le monde entier, que ce soient les radios, les Walkman, les magnétoscopes, les montres ou encore les équipements de bureau. Des firmes comme Mitsubishi, Toyota, Sony ou Hitachi donnent le la dans la tech. « Leur puissance était telle qu’elle a semé la panique dans les autres pays développés », raconte Michel Fouquin.Une longue stagnationLes premiers coups de semonce partent alors des Etats-Unis : le gouvernement américain menace de mettre en place des droits de douane et de limiter les exportations. Et puis, la bulle japonaise finit par exploser en 1989. Elle entraîne une importante crise immobilière et réduit le taux de croissance à peau de chagrin. A l’étranger, la montée en puissance des entreprises coréennes dans le champ des semi-conducteurs et des téléphones, en particulier Samsung, s’accélère. « Comme la Chine, la Corée a très vite comblé l’écart qu’elle accusait sur le Japon », explique l’économiste Sébastien Lechevalier, professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste des capitalismes asiatiques. « A l’inverse, précise l’expert, les entreprises japonaises n’ont pas toujours anticipé les innovations qui leur auraient permis de se maintenir en tête. »C’est particulièrement vrai de Sony, pourtant doté d’ingénieurs considérés, il y a trente ans, comme les meilleurs au monde. « On pensait, pour cette raison, que la prochaine révolution dans la téléphonie viendrait d’eux. Mais les équipes étaient mal managées, et l’entreprise mal structurée. Sony a connu un sérieux passage à vide dans les années 1990 et manqué l’émergence des nouvelles tendances », poursuit Sébastien Lechevalier. Deux exemples, flagrants : le groupe n’a pas pris à temps le virage du portable, ni celui, ensuite, du smartphone.Le Japon à la traîne dans les industries les plus porteusesDans l’automobile, le retard est encore plus net, pointe Michel Fouquin. « Le Japon, autrefois surpuissant d’un point de vue industriel, est devenu un pays en repli. C’était l’un des principaux vendeurs de voitures en Chine. Or, depuis 2020, sa part de marché a chuté de moitié, parce que ses constructeurs n’ont pas misé suffisamment sur les véhicules électriques. » Toyota, notamment, a privilégié les moteurs hybrides. Résultat ? Le pays est désormais à la traîne dans la production ô combien stratégique de batteries.La situation n’est guère plus brillante en matière d’intelligence artificielle. Hormis Preferred Networks, une entreprise spécialisée dans l’apprentissage profond pour l’Internet des objets, le Japon n’a pas vraiment de société phare dans l’IA. Parmi les 20 plus grandes entreprises mondiales du secteur, aucune n’est nipponne. Quant au premier grand modèle de langage (LLM) développé localement, il a été achevé en octobre 2023. Un an après la sortie de ChatGPT. D’après l’OMPI, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, sur les 54 000 demandes de brevet relatives à l’intelligence artificielle générative déposées de 2014 à 2023, seules 3 409 venaient du Japon. A titre de comparaison, 38 210 demandes émanaient de Chine, 6 276 des Etats-Unis, et 4 155 de Corée du Sud. Aucune entreprise, aucune université nipponnes ne figure dans le top 10 des déposants de brevets.D’après les données du cabinet PitchBook, le pays ne compte en outre qu’une dizaine de licornes, ces jeunes pousses valorisées plus de 1 milliard de dollars. Une broutille comparée aux superpuissances américaines (714) et chinoises (361). Mais le chiffre fait également pâle figure face au cheptel de la France et de l’Allemagne, qui alignent chacune une bonne trentaine de têtes.Les jeunes pousses japonaises ont de manière générale plus de difficultés à se financer que leurs homologues européennes ou américaines, pointait récemment le média Nikkei Asia. Un phénomène en partie lié au fait que le Japon manque de fonds d’investissement prêts à parier sur ces entreprises en leur fournissant du capital à des moments cruciaux de leur développement. Les start-up japonaises tentent donc leur chance en Bourse, à des stades trop précoces. Une stratégie contre-productive : aux yeux des investisseurs institutionnels, elles sont jugées comme étant trop risquées et se retrouvent souvent délaissées par les marchés. Cette difficulté à lever de l’argent pousse également un certain nombre de fondateurs à déménager aux Etats-Unis. Des départs qui n’aident pas le Japon à recoller les wagons dans certains secteurs critiques, comme l’IA.Renaud Kayanakis, chez Sia Partners, souligne enfin un problème d’organisation à l’intérieur même des entreprises japonaises. « L’industrie de la tech y est très verticalisée. Or, aujourd’hui, on voit que ce management gêne l’innovation. Les entreprises les plus en pointe, comme Apple et Samsung, ont adopté un mode de fonctionnement plus horizontal, avec davantage de collaboration. Malheureusement, ce schéma n’est pas ancré dans la culture nipponne. » Pour cet expert, les firmes du pays opèrent trop lentement leur transformation. Des atermoiements qui coûtent cher. « Sony, qui était le roi des baladeurs, a complètement loupé le train du numérique parce que la direction ne voulait pas passer au format mp3 », rappelle-t-il.Le retour du Japon est-il possible ?L’étiolement du Japon dans la tech « n’est pas un déclin absolu, mais relatif », précise toutefois Sébastien Lechevalier. L’archipel est toujours la quatrième économie mondiale, derrière les Etats-Unis, la Chine et l’Allemagne, avec un PIB de plus de 4 000 milliards de dollars, et des exportations en hausse. Surtout, il dispose encore de positions fortes dans des secteurs plus discrets que l’électronique grand public. « Le Japon développe des technologies de pointe absolument indispensables, qui représentent une part importante de la valeur ajoutée de certains objets, notamment l’iPhone », poursuit l’économiste. Ses fleurons s’appellent Kyocera, spécialiste des composants électroniques ; Horiba, expert des instruments de mesure et du matériel optique ; Toray, orfèvre des fibres de carbone ; ou encore Ajinomoto, qui détient un quasi-monopole mondial sur la production d’un matériel diélectrique essentiel pour les semi-conducteurs. « Ces entreprises gardent un avantage technologique important, même si elles ne sont pas très connues des non-initiés », précise Sébastien Lechevalier.Il y a enfin la robotique, dans laquelle le Japon ne cesse d’exceller, avec des géants comme Fanuc (Fuji Automatic Numerical Control). Selon la Fédération internationale de la robotique, le pays était en 2022 le premier fabricant mondial de robots industriels, s’arrogeant 45 % du marché. Les entreprises locales ont largement augmenté leur capacité de production en quelques années et atteint un taux d’exportation de 78 %. Il faut dire que le secteur est en forte croissance, pointe l’Agence américaine pour le commerce international : les commandes de robots industriels dans le monde ont atteint le chiffre record de 7,35 milliards de dollars en 2022, en hausse de 1,6 %. La production, quant à elle, a augmenté de 5,6 %.Outre les automates industriels, le Japon est également précurseur dans le développement de robots qui rendent des services à l’homme, plus particulièrement dans le domaine du soin. Depuis plusieurs années, le gouvernement a investi des centaines de millions de dollars dans le déploiement d’assistants électroniques au sein des hôpitaux et des maisons de retraite, indique une étude récente de l’université Cornell. Chargés de surveiller les patients en cas de chute, de les aider à se mouvoir ou, plus rarement, de dialoguer avec eux, ces robots sont devenus indispensables : fin août, le ministère de la Santé a confirmé son intention de les multiplier d’ici à 2025.
Crise de la natalité et dette publique colossaleEn dépit de ces réussites, les autorités ont bien conscience de la perte d’influence de la tech japonaise au niveau mondial. Pour tenter d’y remédier, elles ont lancé plusieurs initiatives. « Le Premier ministre actuel, Fumio Kishida, qui s’apprête à quitter le pouvoir, a mis en place le plan GX, qui promeut une transformation écologique pour lutter contre le réchauffement climatique, et le plan DX, pour une transformation digitale », indique Sébastien Lechevalier. L’objectif est double : numériser le pays et diffuser l’innovation au sein de toute l’économie japonaise.Professeure à l’université de Washington et experte de la politique industrielle asiatique, Saadia M. Pekkanen y voit le signe d’un sursaut : « Le gouvernement prend très au sérieux le positionnement de sa base industrielle et s’emploie à faire progresser les technologies critiques. Il a ainsi encouragé les entreprises taïwanaise TSMC et néerlandaise ASML, spécialisées dans les semi-conducteurs, à installer des usines sur place, afin de faire du Japon un centre névralgique de cette industrie. » A cet effet, près de 7 milliards d’euros de subventions publiques ont été alloués à TSMC pour l’aider à construire un site de production à Kumamoto, dans le sud du pays.Suffisant pour rattraper la Corée du Sud et Taïwan dans la course aux puces ? « Les Japonais espèrent combler des dizaines d’années de retard en trois ou quatre ans, mais beaucoup d’observateurs jugent qu’ils ne peuvent pas y arriver en si peu de temps. Parce qu’ils ne maîtrisent pas certains aspects de la production, notamment l’impression des composants sur le silicium », relève Michel Fouquin.La dette publique colossale – plus de 8 000 milliards d’euros en 2023, soit 250 % du PIB, record mondial après le Soudan – constitue par ailleurs un sérieux frein aux ambitions du pays. Tout comme sa démographie. « La natalité est en chute libre, souligne l’expert du CEPII. Le vieillissement de la population pèse très lourd sur l’économie, mais le Japon est réticent à faire venir de la main-d’œuvre étrangère, ce qui obère les perspectives de croissance. Or, une croissance forte, c’est aussi ce qui permet d’avoir de l’argent pour investir. » Sans renouvellement des générations, difficile, enfin, de changer les habitudes. Taro Kono, le ministre en charge du numérique, est bien placé pour le savoir : s’il a gagné la « guerre » contre les disquettes, il n’a pas encore réussi à se débarrasser d’un autre vestige du passé, toujours très populaire dans le pays : les fax…
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Author : Aurore Gayte
Publish date : 2024-08-31 07:00:00
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