La France. Ses vins, ses cosmétiques, sa mode, ses avions… et son droit à la déconnexion. « Vous voulez avoir le droit d’ignorer votre patron en dehors des heures de travail ? Apprenez des Français », titrait récemment un éditorial (un brin flatteur) du site d’information britannique The Guardian. Depuis son adoption en 2016 par le Parlement, cette mesure de la loi El Khomri s’est exportée. Sous des formes diverses plus ou moins contraignantes pour les entreprises. Ainsi la Belgique, l’Italie ou encore l’Espagne ont inscrit ce droit dans la loi. Le droit à la déconnexion voyage loin. Depuis le 26 août 2024, les employés australiens, eux, peuvent désormais « refuser de surveiller, de lire ou de répondre » aux sollicitations de leurs employeurs en dehors de leurs horaires de travail, à moins que ce délai ne soit « raisonnable ». Et en France ? Les entreprises de plus de 50 employés sont dans l’obligation d’aborder ce sujet lors des négociations annuelles obligatoires (NAO) ou à défaut, d’élaborer une charteaprès avis du comité social et économique. Dans l’ensemble, les entreprises semblent jouer le jeu. Dans son bulletin des négociations collectives de 2022, le ministère du Travail note que, si « les branches se sont assez peu saisies de ce thème […] le nombre d’accords d’entreprise est en revanche stable et plutôt dynamique depuis quatre ans », avec près de 400 accords conclus en 2022 (la part des accords abordant le droit à la déconnexion et les outils numériques atteint 29 % des accords sur les conditions de travail).La France, paradis du droit à la déconnexion ? L’image est belle. La réalité un peu moins. Plus de sept ans après l’entrée en vigueur de ce dispositif, la déconnexion peine en réalité à faire son nid dans les pratiques. Selon une étude de Deskeo de 2024, 47 % des employés consultent leurs e-mails professionnels pendant les vacances. 27 % les consultent régulièrement. Plus de 3 salariés sur 10 répondent aux appels téléphoniques. Une enquête publiée par l’Observatoire de l’infobésité en 2023 nous apprend que les dirigeants se reconnectent en moyenne 117 soirs par an (au moins un courriel après 20 heures) quand 30 % des salariés se reconnectent entre 50 et plus de 150 soirs par an. En Belgique, où le droit à la déconnexion est inscrit dans la loi depuis 2022, une étude publiée cette année par Protime, le leader du marché belge de l’enregistrement du temps et de la planification du personnel, indique que 54 % des salariés sont toujours sollicités plus ou moins régulièrement par leur employeur en dehors de leurs heures de travail.Depuis le vote de la loi El Khomri, la crise sanitaire et le boom du télétravail sont passés par là. Avec d’un côté une demande assez forte de flexibilisation chez les employés. Et de l’autre une organisation du travail qui va être plus continue, sur des temps qui démarrent plus tôt et finissent plus tard. Une ambivalence qui ne fait pas que des heureux. D’après une enquête « People at Work 2023 » d’ADP, plus de deux tiers des télétravailleurs français (68 % contre 56 % de ceux qui sont sur site) déclarent effectuer des heures supplémentaires non rémunérées. Y aurait-il eu aussi un malentendu de départ ? « La France est pionnière, mais sur un engagement de moyens. Il n’y a jamais d’obligation de résultat », explique en effet Arthur Vinson, coprésident de l’Observatoire de l’infobésité.Pour Bruno Mettling, auteur du rapport ayant inspiré la mise en place du droit à la déconnexion en France, la loi votée en 2016 a eu le mérite de renverser la légitimité : « Aucun salarié ne peut se voir reprocher de ne pas avoir été connecté en dehors de ses heures de travail. C’était ça la vraie innovation. » Dans les couloirs des prud’hommes, aussi le bilan est plutôt positif : « Ce n’est pas un droit purement symbolique », assure à L’Express une avocate en droit du travail associée dans un grand cabinet parisien : « Il est régulièrement évoqué devant les conseillers prud’hommes, notamment dans le cadre des demandes de requalification des forfaits jours. Je n’ai jamais vu dans un dossier un salarié à qui on a reproché de ne pas avoir répondu à un mail reçu le soir ou le week-end ». Dans les dossiers qu’elle a à traiter, la juriste constate au passage « une nette baisse du nombre de mails envoyés la nuit ». »Il faut que les entreprises mesurent tout cela scientifiquement »Tous les sujets liés au droit à la déconnexion ne se finissant pas devant les tribunaux, que faire pour contrer et encadrer les bouleversements liés à l’essor du télétravail ? Bruno Mettling invite à enclencher la phase 2. A savoir, passer d’un droit défensif à quelque chose de plus intrusif : « S’assurer que les conditions d’activité du salarié restent compatibles avec des temps de connexion raisonnables. » « A côté du cadre légal, la recherche a montré que les modalités doivent se définir au niveau de l’équipe. La fameuse charte prescriptive qui vous dit que le temps de connexion c’est 9 heures-18 heures et qui est appliquée pour 20 000 personnes, ça n’a jamais marché », balaie Arthur Vinson. Le coprésident de Mailoop, une PME d’analyse des pratiques numériques, préconise de sortir des impressions pour aller vers des choses concrètes, de la data, seul moyen de « dépassionner un sujet qui est presque religieux, où l’on retrouve des prises de position clivantes ». »Il faut que les entreprises et les équipes informatiques mesurent tout cela scientifiquement. On ne peut pas parler de déconnexion tant qu’on ne sait pas la quantité de mails envoyés en dehors des horaires et sans point de comparaison », poursuit l’entrepreneur. La voie à suivre, selon lui : « Il faut d’abord mesurer afin de partir d’un constat commun et le partager à tous les niveaux. » On arrive toutefois un peu à la limite du flicage des salariés, tempère Arthur Vinson. Il y a un énorme enjeu sur l’acceptabilité de la mesure. Au niveau du Règlement général de protection des données, on ne peut pas aujourd’hui déployer sans rien demander à personne la mesure des flux de mails en fonction des horaires et générer des statistiques. »Pour Bruno Mettling, en plus des questions de santé, le nouveau combat du droit à la déconnexion porte sur les enjeux économiques : « Il faut former au bon usage de ces e-mails pour qu’ils ne soient pas intrusifs. Ils font perdre un temps infini et baisser la productivité. » La productivité et un coup de boost pour l’économie, voilà l’un des principaux arguments avancés par le gouvernement britannique pour justifier l’introduction d’un droit à la déconnexion : « Les bons employeurs comprennent que pour rester motivés et productifs, les travailleurs doivent pouvoir se déconnecter et qu’une culture du présentéisme peut nuire à la productivité. » S’inspirant du modèle irlandais, le gouvernement travailliste de Keir Starmer envisage d’adopter un code de bonne conduite plutôt qu’une loi. Un format plébiscité par un récent éditorial du Financial Times : « Une législation trop stricte ou une approche unique serait une erreur. Dans un environnement mondialisé, de nombreuses entreprises – sociétés financières, sociétés technologiques ou toutes celles qui doivent répondre rapidement aux besoins de leurs clients – peuvent avoir du mal à fonctionner efficacement si elles ne peuvent pas joindre leurs employés clés en cas d’urgence. » Le quotidien britannique souligne que « de nombreuses personnes occupant des postes de direction ou très bien rémunérés acceptent de travailler et d’être joignables pendant des heures plus longues que la normale, ce qui est justifié par le salaire, les récompenses et les responsabilités dont elles bénéficient ».Arthur Vinson, lui, fait pourtant de l’exemple donné par le top management un préalable à la diffusion des bonnes pratiques dans le reste de l’entreprise : « Le droit à la déconnexion a toujours été pris comme un sujet qu’on déploie auprès des salariés. Or la première population auprès de qui il faut le déployer, ce sont les dirigeants. Cela a été mesuré : si un responsable hiérarchique envoie un mail après 20 heures en semaine ou le week-end, dans 60 % des cas la réponse du collaborateur de niveau inférieur est dans le même niveau de déconnexion. » Dit autrement, si vous êtes chef et que vous envoyez un mail en dehors des horaires classiques de travail, que vous le vouliez ou non, les gens vont vous répondre. Le polytechnicien plaide pour des temps de discussion à intervalles réguliers entre le manager et son équipe : « Dans un même groupe, il y a des gens très libres et très indépendants qui vont s’organiser comme ils veulent et traiter leurs mails le soir mais on néglige qu’à côté, il y a souvent des personnes stressées de recevoir un mail à 18 h 34. Or, parce qu’elles ont le syndrome du bon élève, elles ne peuvent s’empêcher de le traiter dès qu’elles le reçoivent. » Et l’expert de conclure : « Même à la veille d’un burn-out, un salarié vous dira que tout va bien en termes de déconnexion. »
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2024-09-04 06:00:00
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