L’Express

« L’argent liquide, c’est moyenâgeux » : faut-il en finir avec le cash ?

L'utilisation des billets et des pièces de monnaie diminue en France.




Pour payer une baguette de pain ou au marché, l’argent liquide est un réflexe. Pour rembourser ses proches, aussi. Mais cela pourrait changer. Lancé en France le 30 septembre, le service européen Wero amorce une petite révolution dans le domaine. Cette solution de paiement créée par 14 grandes banques va permettre aux particuliers de réaliser des virements instantanés complètement gratuits. Une option si pratique qu’elle est déjà demandée sur 6 % des virements. Mais les utilisateurs devaient jusqu’à présent payer pour en profiter. De quoi rendre l’argent liquide superflu ?La solution proposée par Wero est indéniablement dans l’air du temps. De plus en plus d’Européens se détournent du cash. Seulement 20 % des dépenses sont désormais réglées en billets ou en pièces, contre 34 % en 2012, souligne une étude de la banque de France de fin 2023. La carte bancaire s’est affirmée comme le moyen de paiement « central » pour les dépenses du quotidien. Les Français ont ainsi réglé « plus de 69 % de leurs dépenses » dans des points de vente en « monnaie scripturale » – comprendre, sans utiliser d’argent liquide.L’arrivée de nouvelles technologies de paiement comme les virements instantanés développés par des fintech ou des consortiums de banques, les paiements mobiles ou même les cryptoactifs rendent toujours plus accessoires les espèces. Le Covid a également fait planer la menace d’un risque de contamination par les billets et les pièces. Durant la pandémie, les retraits de billets ont diminué de 40 %, et certains commerces n’acceptaient tout simplement plus les espèces. Une vie sans cash ne serait sans doute pas pour déplaire aux franges les plus jeunes de la population. Une étude de CSA Research publiée en mars 2024 indique que seuls 34 % des 18-25 ans retirent de l’argent une fois par semaine. Ils ne sont que 17 % à utiliser du liquide pour envoyer de l’argent à des proches, préférant pour la plupart utiliser des virements bancaires, ou des solutions plus modernes. »Depuis environ deux siècles, l’histoire des instruments de paiement va dans le sens d’une dématérialisation », analyse l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, autrice du Pouvoir de la monnaie. Elle en veut pour exemple les billets, l’une des premières formes de monnaie bancaire, qui ont une valeur monétaire décorrélée de leur valeur intrinsèque – un billet ne coûte que quelques centimes à produire –, à la différence de la monnaie métallique d’or ou d’argent qu’ils ont remplacée. Puis sont venus les chèques, les cartes bancaires et les virements, qui véhiculent la monnaie scripturale de façon de plus en plus immatérielle. « La disparition du cash va dans ce sens, souligne l’experte. Voir disparaître le cash, ce n’est pas voir disparaître la monnaie, mais seulement l’une de ces formes. » Le liquide a beau encore servir dans près de la moitié des transactions entre particuliers, il ne représente que 10 % de la masse monétaire totale. « 90 % de la monnaie circule sous forme scripturale, avec des instruments comme les chèques ou la carte bancaire », explique l’économiste.Le fantasme d’une vie sans cash »L’argent liquide, c’est moyenâgeux, pas efficace et cela alimente le marché au noir », fait valoir Vincent, informaticien qui imagine un monde sans espèce sur son site Marianne 2025. La dématérialisation pourrait également amener plus de sécurité à certains niveaux : sans liquide, par exemple, il y aurait moins de braquages. Au Danemark, pays où plus de 80 % des achats se font par carte, il n’y a pas eu une seule attaque de banque en 2022 — une vingtaine d’années plus tôt, on en comptait plus de 200.Vivre sans cash devient de plus en plus aisé. Il est ainsi possible de régler ses courses dans de grandes enseignes par Carte bleue, mais également dans un nombre croissant de petits marchés, où certains vendeurs sont équipés de terminaux de paiement électronique (TPE). Dans les restaurants, ces derniers affichent désormais une option pour ajouter un pourboire au moment de régler ses consommations. Les artistes de rue en Angleterre laissent depuis 2018 les passants leur faire des dons avec leurs cartes bancaires. En Chine, les SDF sont équipés d’applications et de QR Code qui permettent de leur verser de l’argent sans avoir de pièces à portée de main.N’oublions pas, enfin, le développement des cryptomonnaies. Ces monnaies virtuelles, dont le bitcoin est l’exemple le plus connu, sont des solutions de paiement alternatives, qui ne dépendent pas de banques centrales. Elles sont émises sur des blockchains, sorte d’immense réseau partagé et consultable par tout le monde, où les particuliers peuvent se les échanger entre eux. Critiquées pour leur consommation énergétique et pour leur grande volatilité, elles sont tout de même de plus en plus utilisées par le grand public. Des milliers de commerces dans le monde acceptent les paiements en bitcoin. Un député bruxellois a reçu pendant un an son salaire dans cette cryptomonnaie, et le Salvador en a même fait sa monnaie officielle, au même titre que le dollar. Sur le premier semestre 2024, en moyenne, 14,5 millions de transactions par mois ont été réalisées sur le réseau bitcoin.Une autre révolution se prépare dans les technologies de paiement : les monnaies numériques de banque centrale (MNBC). Différentes des monnaies scripturales, issues des banques de détail, elles viennent directement des banques centrales, et fonctionnent par « tokenisation », de façon similaire aux cryptomonnaies. Mais, contrairement à ces dernières, les MNBC sont émises en cercle fermé par une institution centrale, qui décide de leur valorisation, et qui agit toujours en tiers de sécurité pour les paiements.E-yuan et euro numériqueLa Chine a été le premier pays à tester à grande échelle sa monnaie en numérique, l' »e-yuan », dès 2020, et d’après la Banque centrale, près de 120 millions de portefeuilles numériques ont été ouverts depuis. L’utilisation serait en croissance : en juillet 2023, les transactions en e-yuans représentaient 1 800 milliards de yuans, contre 100 milliards un an auparavant. Une belle envolée, qu’il faut néanmoins mettre en perspective : le nombre total d’e-yuans en circulation ne représente que 0,16 % de la masse d’argent liquide en Chine.En Europe, le projet d’euro numérique est piloté par la Banque centrale européenne depuis 2021 et il est toujours en développement, sans date de lancement annoncée. Si ses contours restent assez flous, l’institution a insisté sur le fait que l’euro numérique n’avait pas vocation à remplacer l’argent liquide, mais à exister à son côté – pour des achats sur Internet ou via des applications de paiement.L’euro numérique, quant à lui, « donnera un moyen de paiement numérique qui, comme l’argent liquide, nous unit parce qu’il peut être utilisé par tout le monde, partout », avait plaidé Fabio Panetta, du comité exécutif de la Banque centrale européenne (BCE), en septembre dernier. Les cartes de paiement des Européens n’étant pas toujours acceptées dans les commerces des Etats membres, l’euro numérique pourrait leur simplifier la vie, lorsqu’ils se déplacent. Il aiderait même l’application de politiques économiques — notamment lors de crises financières. « Les banques centrales pourraient faire des opérations de ‘monnaie hélicoptère’, assure Jézabel Couppey-Soubeyran. Au lieu d’en passer par des achats de titres sur les marchés financiers qui provoquent des bulles, elles verseraient directement sur chaque compte une certaine somme en euros, ce qui relancerait l’activité économique plus rapidement et plus fortement, tout en évitant ces effets néfastes. »Le cash n’a pas dit son dernier motLe projet d’euro numérique n’est cependant pas encore gravé dans le marbre. La BCE rendra un avis à ce sujet en octobre 2025, à l’issue d’une phase de recherche. Et, s’il est validé, l’euro numérique ne verra le jour qu’une fois le cadre législatif et juridique posé. Il ne fait d’ailleurs pas l’unanimité. Les banques le regardent d’un œil sceptique, redoutant que sa création n’entraîne une fuite de capitaux vers la BCE. Celle-ci a d’ores et déjà convenu de plusieurs limitations afin de les rassurer. Il ne sera pas possible de posséder plus de 3 000 euros numériques dans son portefeuille, et les comptes seront potentiellement hébergés par les banques partenaires.Mais l’opposition la plus forte à la disparition de l’argent liquide vient sans aucun doute des citoyens. Selon un sondage Ifop publié en mars de cette année, 83 % des Français sont inquiets à l’idée d’une disparition du cash, même ceux qui ne l’utilisent quasiment plus. « Parmi les raisons avancées, on retrouve la perte de confidentialité, le risque de hausse des inégalités, la dégradation des interactions sociales, ou encore la baisse de la solidarité », indique l’étude.La question de la vie privée est primordiale, confirme Faustine Fleuret, présidente de l’Adan, l’association rassemblant les entreprises du Web3 et des cryptomonnaies. « Il y a des biais négatifs sur le cash, car il est utilisé par l’économie souterraine. Mais l’argent liquide est aussi important pour de nombreux Européens qui n’ont rien à se reprocher, et qui veulent garder un moyen de paiement préservant leur confidentialité. » La BCE a beau assurer vouloir garantir un haut degré de confidentialité aux utilisateurs – qui seraient toujours protégés par le secret bancaire –, les craintes sont difficiles à étouffer. Et certains citoyens redoutent qu’une surveillance digne des dystopies de science-fiction se mette en place par ce biais.Qu’ils se rassurent. Selon l’économiste Michel Ruimy, « la part du cash dans les moyens de paiement va continuer de baisser, mais elle ne disparaîtra jamais complètement ». Il sera toujours plus simple de donner à ses enfants quelques pièces que de leur ouvrir un compte. Les cryptomonnaies ne sont pas encore acceptées partout. Et l’euro numérique ne sera pas forcément utile aux personnes sous interdit bancaire. Des bugs informatiques, comme la panne qu’a connue CrowdStrike, rappellent également certaines fragilités du monde numérique, pointe l’expert : « Si un bug de ce type se répète ou si une panne Internet de grande envergure touche le monde entier, il nous faudra du cash. »



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Author : Aurore Gayte

Publish date : 2024-10-01 17:53:37

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