Aux abords d’Ercé-en-Lamée, petite bourgade du sud de l’Ille-et-Vilaine, les éoliennes ont bougé. De quelques mètres chacune, trois fois rien à l’échelle d’une parcelle de terre. Les plans du projet, deux mâts de 180 mètres de hauteur qui domineront bientôt cette commune et son église classée pour la protection des chauves-souris, ont été modifiés quelque temps avant leur remise aux autorités, pour des raisons étonnantes. Ce n’est pas un ingénieur qui en a décidé ainsi, du moins au départ : ce léger changement a été acté après le passage d’un géobiologue, le représentant d’une discipline faite de croyances ésotériques. »Selon lui, ces nouveaux emplacements éviteraient des failles dans le sous-sol facilitant la circulation de courants vagabonds et électromagnétiques des éoliennes vers les fermes et habitations », indique David Clausse, directeur général d’Energ’iV, une des deux sociétés qui portent le projet, en cours d’examen. Le responsable est conscient de la réalité qui entoure cette pratique : ces « failles » et « courants telluriques » que la profession prétend trouver, qui nuiraient à la santé humaine et à celle des animaux d’élevage, n’ont jamais été prouvés scientifiquement. L’entreprise a tout de même décidé de suivre ces préconisations.Ces interventions sont loin d’être isolées. Depuis plusieurs d’années, la géobiologie prolifère dans les chantiers éoliens de l’ouest de la France. « Cela fait partie de nos mesures si la demande locale est forte », confirme un géant international du secteur. « C’est vu comme un principe de précaution supplémentaire face aux craintes des riverains, ajoute Jérémy Simon, délégué général adjoint du Syndicat des énergies renouvelables. Tout en reconnaissant que « ces diagnostics ne peuvent pas être mis au même niveau que les études scientifiques ».Des réseaux énergétiques jamais démontrésY voyant un moyen de calmer les craintes autour des éoliennes, objets de nombreux fantasmes, la puissance publique a pu, par endroits, favoriser la pratique. En Loire-Atlantique, la préfecture demande ainsi systématiquement que ces pseudo-experts soient consultés. Et ce, en amont et en aval des projets afin de « répondre à des enjeux et des sensibilités locales », peut-on lire dans un protocole qu’elle a rédigé. L’idée : cartographier, notamment, les réseaux « Hartmann » et « Curry » (sic) qui passeraient sous les élevages, des « courants énergétiques » dont l’existence n’a jamais été démontrée.Aucune discipline scientifique n’a jamais sérieusement fait état de ces concepts. Mais pour les géobiologues, qui partagent avec les sourciers et les radiesthésistes des récits faisant appel à des divinités supérieures, pas de doute, ces éléments seraient bien capables d’influencer nos comportements et notre santé. « La science a ses limites. Elle n’explique que 5 % de l’univers. Nous, on fait de l’hygiène environnementale avec des outils qui amplifient la biosensibilité », défend Bernard Olifirenko, président de la Confédération nationale de géobiologie.La préfecture de Loire-Atlantique n’a jamais nié l’existence de ce protocole, mais réfute son caractère obligatoire. Dans les faits, les exploitants éoliens sont effectivement libres de refuser la réalisation de ces études ou de ne pas suivre leurs recommandations, puisque les diagnostics géobiologiques ne figurent pas dans les documents réglementaires à fournir. Sauf qu’en pratique, une grande partie des travaux liés à l’éolien dans le département se font avec leur concours.Minipyramides minérales et piquets surmontés de pierreIl faut dire que, depuis l’imbroglio des Quatre-Seigneurs à Nozay, les ouvrages de la sorte ne cessent de crisper dans le territoire. Construit en 2012 et mis en service en 2013, ce parc demeure au centre d’un bras de fer judiciaire entre le promoteur et un couple d’éleveurs. Ces derniers estiment que les huit éoliennes, situées à 700 mètres de leur ferme – vendue depuis – sont à l’origine des maux subis par leurs vaches. Plus de 400 auraient péri en une décennie, à cause, disent-ils, des géants longilignes.Pendant des années, les experts ont défilé sur place, des plus sérieux aux plus farfelus, armés de minipyramides minérales et autres piquets surmontés de pierre. « Les vétérinaires, les organismes indépendants… Personne n’a trouvé de solution. Alors, quand les éleveurs ont vu que ça se passait bien avec nous, ils ont commencé à nous recontacter », souligne Luc Leroy, géobiologue présent à l’époque. L’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a finalement conclu, fin 2021, « que l’imputabilité aux éoliennes était majoritairement exclue ». Mais l’idée avait déjà fait son chemin parmi les riverains. Et la cour d’appel de Rennes a remis une pièce dans la machine en avril 2023, autorisant l’expertise des câbles électriques souterrains du parc à la recherche de potentiels dysfonctionnements.L’affaire a été un catalyseur dans la sphère agricole. Difficile, depuis, de lancer un projet dans la région sans que ces apôtres des « énergies cosmiques » soient invoqués, que ce soit lors des visites d’étables ou dans le cadre des enquêtes publiques. Au point d’étonner certains commissaires enquêteurs quand les constructeurs ne les font pas venir. « Certes, les résultats des études géobiologiques ne sont pas prouvés scientifiquement, mais elles auraient été de nature à améliorer l’acceptabilité du projet […] Je ne peux que recommander de procéder à ces études », écrivait ainsi l’un d’entre eux, en mai 2024, à propos de quatre futures éoliennes dans la commune de La Rouaudière, en Mayenne. »La géobiologie fluidifie, rassure »La visite d’un géobiologue n’aurait pas franchement gêné l’entreprise responsable de ces travaux, Quénéa. Elle les appelle déjà « plus d’une fois sur deux », glisse un salarié. Qu’importe si ces pratiques font tourner les boutiques de pseudo-experts, à ses frais. « Ce n’est pas du gaspillage d’argent, car c’est vraiment important pour les locaux. La géobiologie fluidifie, rassure », poursuit-il. « Dans 70 % des cas, les riverains contestent auprès du tribunal administratif, ce qui peut entraîner des années de retard sur le projet et une perte financière importante. Finalement, faire appel au géobiologue peut apparaître comme un moindre mal », complète un commissaire enquêteur expérimenté.Un rapide tour des documents administratifs liés aux chantiers éoliens suffit à se rendre compte de l’ampleur du phénomène. Les géobiologues conseillent, cartographient, tracent les parcours des câbles électriques, griffonnent les plans des ouvrages. Les voilà, en 2020, à Montjean, en Mayenne, où l’exploitant s’engage à les faire rappliquer au moindre doute. Ils participent au projet de Grand-Auverné, en Loire-Atlantique, la même année. Et au printemps dernier, toujours dans ce département, un atelier a été tenu à Plessé pour présenter la « discipline », l’interaction de ces sources d’énergie avec les élevages et l’impact prétendu sur les habitations.Face à ce raz-de-marée, les chambres d’agriculture, établissements publics qui forment les agriculteurs et défendent leurs intérêts, ont décidé d’encourager la pratique au lieu de la restreindre. « J’entends que ce n’est pas rationnel, mais ces gens-là ont une véritable sensibilité au courant et sont capables de les détecter. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Tout ce que je peux vous dire c’est qu’on est face à des cas où on n’a pas de solution et qu’ils sont les seuls à proposer une analyse », justifie Sébastien Windsor, à la tête du réseau national.Le soutien des chambres d’agricultureCes structures forment désormais directement leur personnel à la géobiologie, en plus de mettre en relation les éleveurs qui le souhaitent avec ces praticiens. Ceux qui collaborent avec les chambres d’agriculture, certifie Sébastien Windsor, n’ont rien à voir avec les fantaisistes qui peuvent user « d’incantations » et des techniques farfelues telles que l’eau « informée » grâce la « musique de violon » à 300 euros le litre. Il en est persuadé : les géobiologues, les « vrais », « savent » où se situent les « courants parasites ».Pour comprendre comment la pseudoscience a pu pénétrer un monde tant biberonné à la rationalité, il faut relire les rapports remis à l’Etat ces dernières années. Le plus connu ? Celui de Philippe Bolo, député (MoDem) du Maine-et-Loire, en 2021. Il y distingue les « bons » et les « mauvais » géobiologues, et recommande que la profession se structure. Tant pis si l’ensemble de la pratique est réfuté. Tant pis, aussi, si celle-ci « peut être utilisée par des personnes mal intentionnées qui semblent davantage agir pour profiter des situations de détresse des éleveurs », écrit-il.Le document est souvent cité pour justifier le recours à la géobiologie. Tout comme cet autre rapport publié en décembre 2023 par le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, instance publique qui assiste les ministres dans leurs choix. On peut y lire que « la question de la géobiologie » est « à creuser ». Avec, pour seul argument défendant cet avis, « le nombre et la nature des références » recensées sur le terrain. Autrement dit : l’engouement et la croyance suffiraient à justifier l’intérêt des scientifiques. »Nourrir le charlatanisme »Si la géobiologie est récemment revenue sous les projecteurs grâce à une vidéo de l’influenceur qui dénonce les pseudosciences, G Milgram, elle n’est pas nouvelle dans le paysage français. Elle avait déjà bénéficié d’un important relais dans les années 1990, notamment par le truchement des ouvrages du physicien Roger Le Lann, qui recommandait par exemple de « dormir la tête au nord » ou encore « d’écarter le radio-réveil du lit ».Un ancien développeur éolien en Bretagne, qui « a vu en quinze ans la montée des fake news sur le terrain », se souvient d’histoires tout aussi loufoques à la fin des années 2000. Comme celle de pseudo-experts vantant le mérite de galettes de silice à enfouir dans les fondations des éoliennes pour guérir des maux provoqués par leurs ondes telluriques. « Certains développeurs ont cédé et en ont acheté pour rassurer les habitants », assure-t-il. Le prix de cette paix sociale ? Quelques centaines, voire milliers d’euros.La problématique, si elle concerne principalement l’éolien, n’y est cependant pas circonscrite. Les parcs photovoltaïques, les lignes à haute tension et les antennes de télécommunication sont aussi concernés. A Auzainvilliers, dans les Vosges, sur demande des riverains et du maire lui-même, le porteur d’un projet de panneaux solaires a ainsi pris « l’engagement de faire appel à un géobiologue pour assurer l’harmonie des flux énergétiques des failles avec le parc », d’après le rapport d’enquête publique publié fin 2023. Une intervention facturée 7 500 euros, selon le devis accolé au même document. « Faire appel aux géobiologues, c’est certes une manière de faire avancer la cause de l’environnement et de la transition énergétique, mais au détriment de la raison, prévient un cadre d’une entreprise d’énergies vertes. Vous achetez la paix sociale à peu de chose, mais vous nourrissez le charlatanisme en parallèle. »
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Author : Baptiste Langlois, Antoine Beau
Publish date : 2024-10-27 15:00:00
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