Professeur à l’université Johns-Hopkins et auteur d’essais essentiels comme Le Piège de l’identité ou La Grande expérience (L’Observatoire), Yascha Mounk est l’un des meilleurs spécialistes des nouvelles radicalités, à droite comme à gauche. Pour le politologue américain, cette victoire éclatante de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine prouve que nous sommes bien aujourd’hui dans une nouvelle ère de la vie politique, là où son arrivée au pouvoir en 2016 pouvait encore paraître comme une « aberration temporaire ».Dans un grand entretien pour L’Express, Yascha Mounk analyse les risques démocratiques comme géopolitiques que pose ce « Trump II », plus imprévisible que jamais. Mais il fustige aussi l’aveuglement des démocrates sur les minorités ethniques, la question de l’immigration ou l’impopularité de Kamala Harris, marquée par sa campagne « woke » de 2019. « La gauche et l’establishment médiatique sont dans une crise épistémologique profonde. Ils ont mal compris leur propre pays », estime-t-il. Aux progressistes et libéraux européens d’en tirer les conclusions. « Pour l’Europe, le piège serait de se dire que les Américains sont tous racistes, sexistes et stupides », avertit le politologue.L’Express : En 2016, on pouvait selon vous imputer la victoire de Donald Trump au système électoral américain, à un coup de folie ou à l’influence russe. Mais aujourd’hui, le message est très clair : les Américains l’ont majoritairement réélu en parfaite connaissance de cause…Yascha Mounk : Jusque-là, il était possible d’imaginer que Trump entrerait dans les livres d’histoire comme une aberration temporaire. Mais là, il devient clair qu’il va définir toute une ère de la politique américaine, et sans doute de la politique du monde démocratique. Il est le premier républicain depuis vingt ans à remporter le vote populaire. C’est aussi le premier président depuis le XIXe siècle à gagner deux mandats non consécutifs. Il aura bien plus de pouvoir pour imposer sa politique qu’en 2016.Ce constat vaut aussi pour l’Europe. En 2016, les Européens ont espéré qu’après lui, l’Amérique allait retrouver son état traditionnel, ce qu’a en partie fait Joe Biden pendant quatre ans. Mais en 2016, l’Europe avait l’opportunité de se transformer tant qu’elle avait encore le temps. Elle ne l’a pas fait. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une période inédite, et très dangereuse.Les démocrates se sont-ils bercés d’illusions en pensant se reposer sur les minorités ethniques ? Là où, en 2016, Donald Trump avait rassemblé moins d’un tiers de l’électorat latino, il atteint aujourd’hui les 45 %…Il y a eu deux grands dénis de la réalité chez les démocrates. Le premier, c’est l’idée popularisée au moment de la victoire de Barack Obama en 2008 que les électeurs blancs allaient basculer définitivement du côté républicain, et ceux de couleur vers les démocrates, et que du fait des changements démographiques, cela donnerait un avantage irréversible à la gauche. Le deuxième déni, c’est d’avoir considéré la victoire de Donald Trump en 2016 comme la dernière grande bataille des vieux hommes blancs. On pensait alors que qu’il s’agissait d’une tyrannie temporaire d’une minorité blanche, mais que ces forces politiques derrière Trump seraient condamnées à terme. Or, on a vu que comme les Américains d’origine irlandaise dans les années 1960-1970, les Latinos sont en train de pencher vers la droite, et qu’il ne s’agit nullement d’une réserve de voix pour le camp démocrate. Loin d’une tyrannie de la minorité blanche, Trump a construit une coalition gagnante réunissant la classe ouvrière issue de toutes les origines.Ce vote latino a transformé le paysage électoral. La Floride était censée devenir un Etat de plus en plus démocrate. Mais Trump y a gagné de manière éclatante. Même chose dans de nombreux districts majoritairement latinos au sud du Texas ou en Pennsylvanie. Il ne s’agit pas juste des réfugiés de pays socialistes comme le Venezuela ou Cuba. Cela concerne aussi les Portoricains, les Mexicains…Les démocrates ont-ils fait fausse route sur l’immigration, qui a aujourd’hui tout d’une bombe politique dans de nombreux pays occidentaux ?L’Australie est l’un des rares pays sans force populiste majeure. Elle est devenue beaucoup plus diverse d’un point de vue ethnique ces dernières décennies, mais elle choisit ses immigrés. Comme il s’agit d’une île, elle a le contrôle de ses frontières, et elle est très dure sur les immigrés illégaux. Cela ne peut être une coïncidence. Les attitudes envers les immigrés aux Etats-Unis sont plutôt positives. Les Américains pensent que les immigrés ont beaucoup apporté à leur pays, ils se réjouissent même de la croissance de la diversité ethnique. En revanche, ils sont indignés que leur pays n’ait aucun contrôle sur sa frontière avec le Mexique, et ils sont majoritairement favorables à l’expulsion des immigrés illégaux, ce qui vaut aussi pour les Latinos.Pour l’Europe, le piège serait de se dire que les Américains sont tous racistes, sexistes et stupides. Ces stéréotypes sur les Etats-Unis sont contredits par les données, qui montrent que la population américaine est devenue depuis les années 1980 bien plus tolérante. Une grande partie des électeurs ralliés à Trump ne sont pas blancs. La raison profonde de ce vote, c’est une méfiance envers les institutions (universités, médias, entreprises…). Cette méfiance croît aussi en Europe. Il y a certes des différences importantes entre les Etats-Unis et l’Europe. Mais la victoire de Trump ne s’explique pas par l’exceptionnalisme américain. Cela me pousse bien plus à penser que Marine Le Pen a toutes les chances d’être la prochaine présidente de la France en 2027.Dès le premier jour de son mandat, Donald Trump voudra se venger…Bien plus que les origines ethniques, le facteur essentiel qui explique désormais le clivage entre démocrates et républicains est celui des diplômes…Selon une anecdote célèbre, Adlai Stevenson, candidat démocrate dans les années 1950, aurait rencontré un électeur lui disant « vous avez le vote de tous les gens qui pensent ». Stevenson lui aurait répondu : « Dans ce cas je vais perdre ». Les démocrates ont oublié cette leçon simple. Beaucoup de personnes ont des perceptions très intelligentes de la politique sans être diplômées. Mais le parti démocrate s’est transformé en parti de ceux qui se prennent pour les gens qui pensent, qui ont des diplômes et vivent près des grandes universités, à Boston, New York ou San Francisco. Les diplômés dominent de plus en plus l’électorat démocrate, mais encore plus le parti lui-même, des étudiants qui mènent la campagne jusqu’aux donateurs qui déterminent son programme. C’est une profonde erreur. Un parti de gauche doit avoir un lien avec les classes populaires. Les républicains, en revanche, ont eux su se transformer en parti multiethnique de la classe populaire. Il y a trente ans, le fait d’avoir beaucoup d’argent, d’être un notable de province faisait probablement de vous un électeur républicain. Aujourd’hui, ce sont les démocrates qui dominent dans les circonscriptions les plus riches et parmi les personnes les plus diplômées. Je ne suis pas d’accord avec toutes les analyses de Thomas Piketty, mais il a raison quand il parle de « gauche brahmane » [NDLR : en référence à la caste des éduqués en Inde]. Les Etats-Unis en sont l’exemple extrême.Même si elle a recentré ses positions, Kamala Harris a-t-elle subi un retour de bâton par rapport au wokisme qui a peut-être culminé autour de 2020 ?La façon dont Kamala Harris a animé sa campagne lors des primaires démocrates en 2019 a fait beaucoup de mal à sa candidature présidentielle cette année. A l’époque, elle a flirté avec l’idée d’ôter des financements à la police, de décriminaliser l’immigration illégale ou d’avoir un Etat qui finance les opérations de transition de genre pour les prisonniers. Dans cette élection, elle s’est éloignée de son image profondément identitaire d’il y a cinq ans. Mais elle n’a pas eu le courage de le dire de manière claire, et elle n’a aucunement montré aux électeurs qu’elle était prête à se battre contre les dérives identitaires. C’est une clé de cette élection. Trump est impopulaire pour une majorité des Américains, mais il y a aussi une majorité d’entre eux qui pensent que Harris et le parti démocrate sont trop extrêmes. Maintenant, ce parti a le choix : soit il entre en « résistance », est en opposition frontale avec tout ce que Trump voudrait faire, et donc il contribue au retour du wokisme ; soit il peut essayer de construire une coalition pour battre Trump et ses héritiers, en changeant d’attitude socio-culturelle. Mais je crains hélas que les démocrates ne refassent les mêmes erreurs qu’en 2017…A quel point ce « Trump II » représente-t-il un risque pour les institutions démocratiques ?En 2016, Trump n’avait aucune expérience politique. Il n’avait pas d’équipe à mettre en place. Son contrôle sur le parti républicain était limité, avec de nombreux sénateurs qui le détestaient de manière ouverte. Cette fois-ci, il a quatre ans d’expérience à la Maison-Blanche. Il est entouré de loyalistes qui veulent réaliser le programme MAGA. Le parti républicain a complètement changé, avec une majorité de représentants qui ont remporté les primaires en se présentant comme plus trumpistes que Trump lui-même. Et dès le premier jour de son mandat, Trump voudra se venger…En même temps, je suis plus optimiste sur les institutions américaines. Nous avons désormais plus d’expérience en matière de dirigeants autoritaires comme Jair Bolsonaro, Viktor Orban, Nicolas Maduro… On a vu que les démocraties ont plus de défenses quand elles sont décentralisées, qu’elles sont anciennes, qu’il y a un contrôle civil sur les militaires clairement établi, et qu’elles sont suffisamment riches pour permettre aux entreprises et médias d’échapper à l’influence de l’Etat. Les Etats-Unis remplissent tous ces critères.Il y a donc un Donald Trump plus dangereux qu’en 2016, mais la démocratie américaine a aussi des remparts établis. Comment cela se finira-t-il ? C’est impossible à dire.Les médias ont pu donner l’impression d’une véritable « kamalamania » cet été. Y a-t-il un décalage important avec l’électorat ?La gauche et l’establishment médiatique sont dans une crise épistémologique profonde. Ils ont mal compris leur propre pays, pensant que le clivage se réduisait à une division entre Blancs et personnes de couleur, et ne voyant pas que Donald Trump pouvait réussir une coalition multiethnique. Ces derniers jours, le camp démocrate se disait persuadé, en public comme en privé, que Kamala Harris allait remporter une grande victoire. Elle était impopulaire quand elle s’est présentée aux primaires démocrates en 2019. Elle l’était aussi comme vice-présidente. Mais au moment où elle est devenue candidate pour la présidentielle, les grandes lumières du journalisme américain ont dit qu’elle se serait transformée, qu’il s’agissait d’une autre personne, qu’il y avait une vague d’enthousiasme. Tout cela s’est révélé faux.Par ailleurs, il était clair depuis des années que Joe Biden avait un problème cognitif. Mais les grands journaux n’en parlaient pas, niaient cette réalité. Ce n’est qu’en début d’année, et surtout après son débat désastreux contre Trump, qu’ils ont dit la vérité à ce sujet. A travers ce déni sur l’impopularité de Kamala Harris comme sur l’état de Joe Biden, les grandes institutions journalistiques voulaient aider le camp démocrate, mais elles ont fini par lui nuire. C’est une profonde crise du journalisme américain.Il y a des scénarios très plausibles dans lesquels Trump favorise la paix au niveau mondial. Mais il y a aussi 5 % de chances qu’il déclenche une guerre mondialeQuelles leçons doivent en tirer les progressistes européens, selon vous ?Toute forme d’identitarisme de gauche est vouée à l’échec sur le plan électoral. Il y a une profonde crise de confiance dans les institutions qui sera toujours exploitée par la droite populiste. Si les modérés ne contrôlent pas les frontières au sujet de l’immigration, ce sont les extrêmes qui finiront par le faire.Je crois que des deux côtés de l’Atlantique, il y a une majorité en faveur d’une politique philosophiquement libérale, et peut-être même progressiste. Une grande majorité d’Européens et d’Américains acceptent le mariage gay, pensent que les personnes trans doivent mener leur vie librement, sans subir de préjugés, encore moins de violences. Une grande majorité d’Européens et d’Américains ne sont pas racistes, et peuvent même se réjouir de la diversité culturelle de leur société. En revanche, ils ne veulent pas d’une société divisée en tribus. Ils souhaitent un contrôle clair sur leurs frontières. Ils ne veulent pas non plus que les femmes trans qui ont connu une puberté masculine participent à des disciplines sportives avec des femmes. Et ils veulent que leurs élites sachent dire cela sans gêne.En matière de politique étrangère, cela semble être la grande inconnue. Comment Trump va-t-il se positionner face à la Russie ou la Chine ?J’étais récemment à Shangaï. Même les intellectuels chinois étaient très divisés dans leur perception de Trump. Certains pensent qu’il est dans une logique transactionnelle et qu’on peut donc faire des deals avec lui, même sur Taïwan. Contrairement à Biden, ce sujet ne l’intéresse pas particulièrement sur le plan moral. De toute façon, rien ne l’intéresse d’un point de vue moral (rires). Mais une partie de l’élite chinoise préférait aussi une victoire d’Harris, car elle est plus prévisible. Or, pour le système chinois, l’idée d’imprévisibilité associée à Trump est très stressante.Ce qui est clair, c’est que Trump n’est pas un agent étranger, un candidat mandchou [NDLR : du roman adapté en film The Manchurian Candidate qui imagine une conspiration communiste]. Il a une logique transactionnelle, dans laquelle il va toujours trancher pour ce qu’il considère être un avantage américain. Mais sa conception est très court-termiste. Il valorise bien plus une victoire dans l’instant qu’un gain dans dix ans. Tout cela fera de l’Amérique un partenaire bien plus difficile pour l’Europe. Il y aura sans doute un accord avec Vladimir Poutine. Mais est-ce que cela signifiera une solution plus favorable à l’Ukraine que si Harris avait été élue, cette dernière étant bien moins respectée par Poutine ? Ou alors Trump donnera-t-il l’Ukraine à la Russie en échange d’autres intérêts ? Lui-même ne connait sans doute pas la réponse à cette question aujourd’hui.De manière générale, Trump mène une politique étrangère dure, et il prend des risques. Il y a la possibilité que l’Amérique soit plus respectée qu’elle ne l’a été ces dernières années par la Russie, la Chine, l’Iran ou la Corée du Nord. Le problème, c’est que Trump a un comportement irresponsable et imprévisible. En 2020, il a fait tuer le général iranien Soleimani. L’Iran n’a pas su répondre. Mais cette fois-ci, cela pourrait mal se finir. Il y a des scénarios très plausibles dans lesquels Trump favorise la paix au niveau mondial. Mais il y a aussi 5 % de chances qu’il déclenche une guerre mondiale. C’est un risque réel. Si ça se finit mal avec lui, ça pourrait se finir vraiment mal, car cette imprévisibilité est sa force, mais aussi sa faiblesse…
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2024-11-07 11:00:00
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