L’Express

Victoire de Trump, Ukraine, démocraties européennes… L’appel au sursaut de Raphaël Glucksmann

Raphaël Glucksmann, ex-tête de liste PS aux européennes, pose lors d'une séance photo à Paris, le 23 avril 2019




À gauche, il était l’un des rares à marteler que la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine face à Kamala Harris était loin d’être une illusion. Tout au long de sa campagne européenne, avant l’été, il exhortait déjà les dirigeants européens à se préparer à cette éventualité, mortifère pour l’Union européenne, l’Ukraine et les démocraties occidentales. La réalité advenue, Raphaël Glucksmann tire les leçons du scrutin outre-atlantique et ses conséquences vertigineuses sur l’Europe et la France.L’Express : Malgré l’invasion du Capitole par ses partisans, malgré ses outrances, malgré les fake news, Donald Trump l’emporte, avec le vote populaire en prime. Quelle leçon en tirez-vous ?Raphaël Glucksmann : Pourquoi dites-vous « malgré » ? Ce n’est pas « malgré », c’est notamment grâce à ses outrances, ses fake news, grâce à tout ce qui vous et nous déplaît et que l’on combat, qu’il l’a emporté. Il faut prendre la mesure de la faille vertigineuse qui déchire nos démocraties, toutes nos démocraties, pas uniquement l’américaine. Il y a une perte de sens, un effacement du rapport à la vérité, une telle défiance dans les discours politiques et policés. La radicalité de Donald Trump est perçue par ses électeurs comme une forme de leadership révolutionnaire. Ces dernières semaines de la campagne américaine, les commentateurs se rassuraient à bon compte en se disant qu’il avait enchaîné les pseudo-erreurs depuis le meeting du Madison Square Garden, qu’il aurait dû se recentrer, se focaliser sur la seule thématique économique. Ils analysaient comme des erreurs ce qui construit sa dynamique. La preuve, c’est qu’il est largement en tête chez les électeurs s’étant décidés dans les 10 derniers jours. Sa brutalité le dessert à vos yeux, mais le sert auprès de ceux qui veulent faire « sauter le système ». Elle épouse le moment historique dans lequel se retrouvent plongées nos démocraties. Un moment qui peut les entraîner dans l’abîme.Comment expliquez que ses « I will fix it », si simplistes en apparence, convainquent plus que la bienséance politique, que le pragmatisme et la nuance ?Parce que son discours est en phase avec le moment historique dont je vous parle. Et parce qu’il semble plus vrai, plus sincère que le discours scripté, aseptisé, contrôlé des démocrates. Ici, en Europe, quand j’écoute les auditions des commissaires européens parler pendant quatre heures pour dire si peu de choses, je me dis que c’est une prouesse technique admirable, mais un problème politique majeur. Ce discours aseptisé de dirigeants démocrates gris et fades fait face à un surgissement de puissance et de vie chez les leaders populistes. Si on continue à être représentés par des dirigeants creux et lisses, on va perdre à chaque fois. Les « I will fix it » de Donald Trump, c’est le retour du César qui va tout régler face à des institutions qui semblent paralysées et des dirigeants qui paraissent effrayés par leur ombre. Cette brutalisation, il faut la combattre sans lui opposer une autre forme de brutalité, sans jouer sur les mêmes affects, mais en créant une émotion démocratique forte, en faisant aussi appel aux passions, en redonnant du cœur, de la vie, des tripes au discours démocratique. Se contenter de dire « ce n’est pas bien d’être brutal et de grâce respectez les faits », c’est se condamner à l’impuissance… Quel horizon mobilisateur dessine-t-on ? Quelle est la vigueur, la force qui émane de nous ? La démocratie est assimilée par une part de plus en plus grande de nos concitoyens à la faiblesse et à l’impuissance. Or nous sommes à un moment qui ne tolère ni faiblesse ni impuissance.Quel est ce « moment » ?Le moment d’une crise profonde de la civilisation occidentale et du modèle démocratique. La seule réponse possible à la tentation autoritaire, c’est d’offrir un horizon de puissance et d’espoir dans et par la démocratie. Vous savez, la démocratie, ce n’est pas naturel, c’est une construction historique, idéologique et politique qui s’effrite ou s’effondre si on ne la cultive pas. Elle se casse comme du bois mort si on la prive de sève. Or, en Europe, nos leaders sont aphasiques. Regardez la guerre en Ukraine : par notre faute, on se retrouve dans cette situation cataclysmique où un président américain va entamer des discussions sur l’avenir de l’Ukraine et de l’Europe avec Vladimir Poutine sans les Européens. Ils ont d’ailleurs déjà entamé ces discussions, via Orban. On a déjà vécu cela, c’était en 1938 à Munich, quand les grandes puissances (Hitler, Daladier, Chamberlain et Mussolini, NDLR) mettaient à mort la Tchécoslovaquie alors que les Tchécoslovaques attendaient dans le couloir. Si on se retrouve dans une telle situation, c’est par notre faute. Qu’avons-nous fait pour empêcher cela, pour vraiment permettre à l’Ukraine de gagner cette guerre vitale pour nous ? Où est la relance de l’industrie de l’armement en Europe ? Où est le passage à l’économie de guerre annonce par Emmanuel Macron à l’été 2022 ? Où est la mobilisation générale des capacités productives européennes ? Nulle part.Il s’agit de défendre notre continent, notre modèle démocratique attaquéNe tenez-vous pas là un discours belliciste ?Non, un discours réaliste, qui est le seul à pouvoir garantir la paix. Vous comprenez ce qui se joue en ce moment ? Dans les années 1990-2000, le débat était de savoir jusqu’où l’Occident pouvait aller sur la planète pour exporter son modèle démocrate et/ou ses intérêts stratégiques ? C’était le moment de l’hybris. 20 ans plus tard, il y a des milliers de soldats nord-coréens qui débarquent sur le sol européen et ont commencé à affronter l’armée ukrainienne et on regarde cela bouche bée, sans réagir. Il ne s’agit plus d’exporter quoi que ce soit, mais de défendre notre continent, notre modèle démocratique attaqué. De l’extérieur et de l’intérieur. Ce n’est pas du bellicisme que de prendre au sérieux la défense de l’Europe. Prenons au sérieux les attaques contre notre souveraineté et notre architecture. C’est la faiblesse, la résignation, la volonté de capituler, qui forment le véritable bellicisme car c’est cela qui nous rapproche de la guerre. En tant que responsable politique européen, je me sens d’abord concerné par la sécurité et la stabilité des Européennes et des Européens. Cette élection américaine ne devrait pas avoir autant d’importance à mes yeux ni aux vôtres, mais elle est devenue cruciale parce que nous avons délégué notre sécurité à une puissance étrangère, les Etats-Unis. Et, pour la première fois depuis 1945, le parapluie américain sous lequel nous somnolions peut se refermer brutalement. Voilà ce qui devrait être le cœur du débat public dans tous les pays européens.« Une victoire nécessaire pour le monde », a tweeté le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, proche de Donald Trump. Qu’est-ce que cela implique désormais pour l’Europe ?Orbán est à la fois le cheval de Troie de Poutine au sein de l’Union européenne et l’un des architectes de la campagne de Trump. Quand on demande à ce dernier ce qu’il pense de l’Union européenne, il dit que l’Europe a un numéro de téléphone, celui de son ami Viktor Orbán. Trump, Orbán, Poutine… Il y a là un continuum idéologique et politique puissant. D’autres s’aligneront en Europe. Sans doute le vernis proeuropéen récent de Giorgia Meloni ne durera-t-il pas longtemps. Il va falloir être forts pour résister. La guerre de Poutine et le lâchage américain nous placent dans une situation de danger que nous n’avons pas connue depuis 1945. Si nous ne changeons pas de braquet, l’UE et nos démocraties peuvent littéralement s’effondrer dans les années qui viennent. Je suis convaincu qu’il y a plus de forces en elles que nous ne le pensons et qu’il y a dans nos sociétés l’énergie disponible pour un grand sursaut politique et idéologique, mais sans volonté, sans courage, sans leadership, ça ne marchera pas.Comme c’est le cas depuis 2016, la gauche américaine perd massivement dans la « Rust Belt », cette zone industrielle où les classes populaires, peu diplômées, votent pour Donald Trump. Est-ce une énième leçon pour la gauche européenne, et particulièrement française, qui ne convainc pas plus ce même électorat ?Tant que nous n’aurons pas fait une expérience de sincérité politique radicale, nous perdrons. Cet exercice de sincérité, c’est d’écouter sans a priori les discours de Donald Trump dans le Michigan en 2016, au milieu d’une friche industrielle, dans lesquels il s’adresse aux ouvriers ou ex-ouvriers du coin et leur demande à qui la mondialisation a profité sinon aux milliardaires américains (parmi lesquels il oublie de se compter évidemment) et au Parti communiste chinois. Vous êtes alors obligés de saisir qu’il y a une part de vérité dans ses mots et de comprendre comment d’anciens électeurs démocrates ont d’abord tendu l’oreille puis ont pu basculer. L’abandon des classes populaires et dans le même mouvement de nos capacités productives souveraines, de notre rapport au travail, c’est l’une des raisons de notre défaite culturelle et politique. Chez nous, en France, des terres traditionnellement socialistes ou communistes, encartées à la SFIO ou au PCF depuis des générations, se retrouvent à voter en masse RN. Si ça ne nous interroge pas de façon radicale, on a perdu d’avance face aux divers Trump de ce monde.Les mots des dirigeants démocrates sont vides, évanescents. Ils volent au gré du vent.Pourquoi Trump l’emporte avec un discours de protection, économique autant qu’identitaire ?Si les ouvriers de la « Rust Belt » ont basculé, c’est d’abord à cause de l’abandon des industries nord-américaines. Leur travail, c’était aussi leur identité. Leur abandon a ouvert la voie aux populistes. Comme notre aphasie sur ce que nous sommes. Qu’est-ce qu’être américain ? Qu’est-ce qu’être européen ? Et Français ? On ne peut pas laisser à l’extrême droite la formulation de la réponse à ces questions, sinon on a perdu. Ce sont les silences des progressistes qui permettent le triomphe des mots de la peur, de la xénophobie ou de la haine. Il faut dire ce que nous sommes collectivement, le cultiver, le protéger. Une guerre culturelle est lancée et nous la perdons. Les César passent leur temps à dire ce que signifie qu’être américain, hongrois ou russe, à dire qu’ils vont reprendre en main les destins, qu’ils vont redonner aux gens du pouvoir sur le cours des choses. C’est cela qui marche. Et c’est d’ailleurs un immense paradoxe puisque ces matamores de la souveraineté, ces Orbán et ces Le Pen sont d’une faiblesse éclatante face à ceux comme Poutine qui menacent nos nations. C’est un hold-up incroyable, un mensonge qui fonctionne parce que les élites, américaines et européennes, sont devenues d’une indolence coupable.Le modèle européen est vertement critiqué chez nous, comme quelque chose qui défait notre identité. Pourquoi ?Comment protéger nos intérêts et notre mode de vie si nous ne le faisons pas à l’échelle européenne ? La bonne échelle face à Trump, Poutine ou aux multinationales, c’est l’Europe. Soit nous construisons une véritable puissance européenne, soit nous nous résignons à une vie de vassal et alors je vous souhaite bon courage pour cultiver la moindre identité qui ne soit pas du folklore. Je fais ce diagnostic depuis des années, et je l’ai fait tout au long de la campagne européenne d’avant l’été. Le problème n’est pas Donald Trump en soi, mais l’inaction de nos dirigeants démocrates européens. Ils n’ont rien fait ces dix dernières années, et particulièrement ces deux dernières depuis l’invasion de l’Ukraine. Les discours sur le « changement d’époque », en Allemagne et en France, on les a entendus 10 fois, et ensuite qu’est-ce qui a vraiment changé ? Les mots des dirigeants démocrates sont vides, évanescents. Ils volent au gré du vent. Les mots de Trump, eux, semblent lestés d’un poids certain. Maintenant, sommes-nous prêts à donner du poids à nos mots ? Une prise de conscience aura-t-elle lieu ou va-t-on continuer le business as usual jusqu’à la chute ? La question n’est pas de savoir si l’histoire peut se répéter, mais de savoir si l’époque de paix et de démocratie en Europe n’était rien de plus qu’une parenthèse heureuse de notre histoire tragique ? Moi, je crois que c’est un destin et qu’il est encore temps de le montrer. Cela suppose de redevenir immédiatement des démocrates de combat.



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Author : Olivier Pérou

Publish date : 2024-11-07 07:00:00

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