« Ils ont volé notre industrie et ils veulent notre protection. » Le commentaire acerbe de Donald Trump à l’égard des Taiwanais lors de son passage sur le podcast de Joe Rogan est passé inaperçu du grand public. Mais il n’a pas échappé aux dirigeants de la tech. Des tensions avec l’île qui a ravi – à la loyale – la couronne des Américains dans le domaine des semi-conducteurs provoqueraient des remous dans les marchés numériques du monde entier. Tout comme les barrières douanières que Donald Trump réélu pour un deuxième mandat présidentiel envisage de rehausser dans de nombreux domaines.A quoi doivent se préparer les entreprises technologiques en Asie et en Europe ? En ce qui concerne Taïwan, il est peu probable que Washington abandonne cet allié en rase campagne. Mais un bras de fer s’engage. « Donald Trump va sans doute conditionner le maintien du parapluie militaire au-dessus de Taïwan à une relocalisation plus grande de l’outil de production du géant des semi-conducteurs TSMC. Marchander plus énergiquement la sécurité contre des dividendes économiques », pointe Julien Nocetti, spécialiste de la diplomatie du numérique de l’Institut français des relations internationales (Ifri).La réélection de Donald Trump assombrit également l’horizon de la tech chinoise. Le républicain affiche une ligne dure face à la deuxième puissance mondiale, qui talonne les Etats-Unis dans nombre de technologies de pointe (IA, robots, mobilité verte…). C’est d’ailleurs lui qui a mis le géant Huawei, fierté de la Chine, sur liste noire en 2019. Certes, Donald Trump n’est pas le seul Américain à mener cette guerre froide avec la Chine. « Son style sera plus martial, plus outrancier. Mais démocrates comme républicains s’accordent en réalité sur l’idée d’un découplage économique et technologique entre les deux puissances à horizon 2040 », précise Julien Nocetti.Pendant le mandat de Joe Biden, la Maison-Blanche a d’ailleurs restreint drastiquement le type de semi-conducteurs pouvant être exportés en Chine. Privant l’Empire du milieu des puces Nvidia les plus sophistiquées dont les champions de l’IA ont tant besoin pour développer leurs grands modèles de langage. L’approche de Donald Trump pourrait du reste s’avérer plus prosaïque que celle de son prédécesseur. « La clef de voute de la politique étrangère de Trump, ce sont les déficits commerciaux. La question n’est pas tant de savoir si vous êtes un allié ou un adversaire. C’est plus simple que cela : vous commercez avec les Etats-Unis ? Vous ne devez pas en dégager un excédent commercial », explique Jeremy Shapiro, directeur de recherche à l’European Council on Foreign Relations (ECFR).Muraille douanière devant la ChineLa Chine qui, depuis dix ans, œuvre à bâtir sa souveraineté numérique, est par ailleurs mieux préparée à encaisser des restrictions américaines que lors du premier mandat de Donald Trump. Cela ne signifie pas pour autant que les mesures à venir seront indolores. « D’autres secteurs que ceux déjà visés – télécoms, câbles sous-marins, pourraient se trouver dans le viseur. Les fintech chinoises par exemple », met en garde Julien Nocetti.Et si les Etats-Unis ne peuvent guère durcir davantage les sanctions concernant les semi-conducteurs, « ils peuvent s’attaquer aux intermédiaires qui aident la Chine à se doter de certaines puces spécialisées », précise Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique (CNnum). Les hausses de droits de douane envisagées auront enfin pour effet de couper de nombreux entrepreneurs chinois, notamment ceux spécialisés dans les transports innovants, du juteux marché américain.Cela pourrait d’ailleurs jouer des tours à Tesla, l’entreprise du nouveau « favori » de la Maison-Blanche, Elon Musk. La valeur du constructeur auto a bondi dans les heures qui ont suivi l’annonce des résultats du scrutin (+ 11 %). Mais l’impact de la victoire du républicain sur l’entreprise est plus incertain qu’il n’y paraît. « Les barrières douanières aideront Tesla à protéger voire accroitre ses parts de marché aux Etats-Unis. Mais dans toute guerre commerciale, il y a un risque de représailles. Cela pourrait faire perdre des parts de marché à Tesla en Chine et en Europe », pointe Andrea Tueni, responsable des activités de marchés chez Saxo Banque. »Trump aidera à torpiller la réglementation européenne »La victoire de Donald Trump fera également des vagues en Europe. Avec le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA), Bruxelles avait réussi à passer des textes de régulation du numérique ambitieux pour lutter contre la désinformation ou les risques monopolistiques posés par les grandes plateformes. Avec un locataire de la Maison-Blanche moins soucieux de l’Europe et conseillé par Elon Musk qui honnit ces textes, la bataille promet d’être rude. « Trump aidera les groupes américains à torpiller la réglementation européenne qui les vise », pronostique l’expert de l’Ifri. L’ancien commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton tire déjà la sonnette d’alarme à ce sujet.Si le débat autour de l’influence politique TikTok est vif, il devient urgent de se poser la question pour les réseaux sociaux américains que les citoyens de l’UE utilisent encore davantage. « Les Etats-Unis vont se servir des grandes plateformes comme d’armes. Cela a déjà commencé. Avec Meta qui a annoncé que son grand modèle de langage Llama pouvait être utilisé à des fins militaires, avec X qui est en train de devenir un relai de l’idéologie MAGA, met en garde Gilles Babinet. Il faut que l’Europe adopte une vision stratégique de la géopolitique des plateformes. Elles vont faire de la désinformation, cela a toujours été un pilier de la mécanique Trump. »Les Européens spécialisés dans les technologies de défense sont les mieux placés pour tirer parti de la nouvelle configuration politique. Donald Trump n’a pas fait mystère de son désir de réduire l’aide américaine à l’Ukraine et de se désengager de l’Otan. Mise à distance par son allié, l’Europe a tout intérêt à renforcer sa propre défense. « Il faut porter à 3 % du PIB chacun le budget défense de l’UE et celui de la recherche. Synchroniser tout cela au niveau européen. Et que des personnes comme Mario Draghi reprennent leur bâton de pèlerin », espère Gilles Babinet. Outre le financement de technologies de rupture, notamment celles jouant un rôle clé dans nos intérêts militaires (IA, quantique), l’association de startup France Digitale appelle de son côté à « la préférence européenne dans la commande publique, dans des domaines stratégiques comme l’innovation. »L’Europe, unique débouché à l’export des Chinois ?Batteries électriques, hydrogène vert… les Européens spécialisés dans les innovations vertes verront, eux aussi, la géographie du secteur se modifier. Avec l’Inflation Reduction Act et ses grasses subventions, les Etats-Unis s’était mués en eldorado du secteur. « Donald Trump va détricoter tout ce que Joe Biden a mis en place dans l’environnement », indique Julien Nocetti. Cela bénéficiera-t-il à nos champions locaux ? Rien n’est moins sûr. « Si les droits de douane augmentent fortement, l’Europe deviendra l’unique débouché à l’export des constructeurs chinois de panneaux photovoltaïques, d’éoliennes ou encore d’électrolyseurs… Tout dépendra donc de la manière dont l’Europe réagit à cela », souligne Jules Besnainou, directeur de Cleantech for Europe. Et si Donald Trump fragilise davantage le consensus autour de la lutte contre le réchauffement climatique, « cela installe un environnement mondial qui pénalise tous les acteurs impliqués dans la transition énergétique », met en garde Vincent Charlet, directeur du laboratoire d’idées La Fabrique de l’Industrie.Outre-Atlantique, les entreprises du numérique n’ont en revanche guère d’inquiétude à avoir. Le Nasdaq composite a d’ailleurs bien réagi à l’annonce de la victoire de Donald Trump. « Le risque de politiques antitrust dures est moindre avec Donald Trump qu’avec Kamala Harris. L’assouplissement des réglementations, notamment dans l’intelligence artificielle, séduit le secteur », décrypte Andrea Tueni de Saxo Banque.Si Elon Musk a beaucoup prôné une réglementation forte de l’IA, ses critiques semblent avoir été plus motivées par ses griefs personnels vis-à-vis d’OpenAI. Ses inquiétudes ne l’ont d’ailleurs pas empêché de monter sa propre startup de l’IA générative (xAI) et de mettre très vite à disposition du grand public de premiers outils similaires à ceux d’OpenAI, tels qu’un générateur d’images.Donald Trump a d’ailleurs promis lors d’un meeting de « supprimer l’Executive Order de Biden sur l’IA », cadre qui n’imposait pourtant pas de contraintes très fortes au secteur. « L’IA est la technologie la plus critique. Les Etats-Unis vont tout faire pour renforcer leur avance dedans. Et Donald Trump sera sans doute plus à l’écoute des demandes des entreprises du secteur en matière d’infrastructures énergétiques », analyse le co-président du CNnum.L’administration Trump devrait également lâcher la bride à l’industrie des cryptomonnaies. Si le républicain l’avait critiqué lors de son premier mandat, il s’en est depuis fortement rapproché, promettant même de renvoyer Gary Gensler, le président de la SEC qui énerve tant les startupers crypto. La tech américaine ne semble pas près de ralentir. Un paradoxe considérant la poussée du protectionnisme dans le monde, pointe Gilles Babinet : « La technologie pousse plutôt vers l’intégration, nous n’avons jamais communiqué aussi facilement. Nous assistons pourtant à la grande fragmentation. »
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Author : Anne Cagan
Publish date : 2024-11-10 11:00:00
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