Même Tom Cruise ne l’aurait peut-être pas acceptée. Gerard de Graaf a été envoyé il y a un peu plus de deux ans par l’Union européenne (UE) dans la Silicon Valley avec une mission épineuse. Expliquer aux entreprises technologiques américaines comment se mettre en conformité avec les lois sur le numérique promulguées par le Vieux continent, du règlement sur les données personnelles (RGPD) jusqu’au Digital Services Act (DSA), en passant par le récent IA Act. Une fonction inédite, à la fois technique – une connaissance parfaite de ces règlements est requise – et hautement diplomatique. Gerard de Graaf échange le plus souvent avec des firmes comme Meta, Apple ou Amazon, qui dépensent des millions de dollars en lobbying et en avocats afin d’édulcorer ces textes et échapper aux sanctions prévues en cas de manquements. Fair-play, il reconnaît leur droit à défendre leurs intérêts : « La rapidité est essentielle dans le numérique. Avec les effets de réseau, il n’y a toujours qu’un grand gagnant. Forcément, tout cela se fait au détriment du contrôle et de la sécurité. »Mais Gerard de Graaf avait jusqu’ici un puissant atout dans sa manche : une administration Biden avec qui il entretenait « une bonne relation », reconnaît le diplomate d’origine néerlandaise. Celle-ci a notamment promulgué un décret ambitieux visant à réguler le secteur de l’intelligence artificielle (IA). Tout en poursuivant, en parallèle, une politique antitrust offensive face aux « Big Tech », main dans la main avec l’UE. La Vallée s’en accommodait tant bien que mal. « Le vent est en train de tourner », assurait ainsi de Graaf, il y a un an, à Politico. Un « effet Bruxelles » commençait, d’après lui, à imprégner l’oasis de la tech américaine. « On ne me demandait plus pourquoi on régulait en Europe, mais pourquoi le processus prenait toujours autant de temps », se souvient-il, amusé.Patatras. Novembre signe le retour de Donald Trump et d’une toute nouvelle équipe, le couteau entre les dents. Le vice-président élu, J.D. Vance, défie quiconque de réguler les plateformes d’Elon Musk, comme son réseau social X, sous peine de retirer le soutien de son pays à l’OTAN. Le fraîchement nommé à la tête de la Commission fédérale des communications (FCC), Brendan Carr, est lui plus favorable que jamais à ce que les géants de la haute technologie s’alignent sur un niveau de modération le plus minime possible. Sur l’IA plane enfin plus largement l’ombre d’une dérégulation massive. Semblant faire aujourd’hui de la Silicon Valley une terre aussi hostile à Gerard de Graaf que le désert à un pingouin. »Un soutien considérable pour la régulation aux Etats-Unis »Se trompe-t-on ? Polo bleu et blanc, cheveux blonds légèrement en bataille, l’ambassadeur européen vivant près de San Francisco répond avec le sourire à notre matinal appel visio. C’est ici qu’il débute souvent ses journées, afin de débriefer le plus rapidement possible à ses collègues bruxellois pour qui le soleil se couche déjà. Il rejoint ensuite ses bureaux, nichés au 23e étage d’une tour du centre-ville abritant le consulat irlandais. La fondation Wikimédia est au coin de la rue, le siège de X à quelques encablures. A une bonne heure de route vers le sud se trouvent enfin les prestigieux sièges des mastodontes tech, à Palo Alto, Mountain View et Cupertino. Quoiqu’il advienne, la Silicon Valley reste, selon lui, un lieu de premier choix pour quiconque s’intéresse aux technologies de pointe. « Mon rôle est aussi d’observer les progrès effectués ici dans l’IA, le quantique, les puces électroniques… » De séparer le bon grain de l’ivraie. « Quand je suis arrivé en poste, la grande tendance, c’était le métavers. »L’ambassadeur garde cependant foi en ses premiers objectifs. « On doit continuer à travailler avec les Etats-Unis, où il y a toujours un soutien considérable pour la régulation », livre-t-il, citant l’exemple du sujet de la protection des mineurs, présent dans le Digital Services Act (DSA). Ou de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, au coeur du Digital Markets Act (DMA). Ce dernier texte permet aux uns et aux autres de se tirer dans les pattes, de bousculer les hiérarchies, ce qui est en fait très apprécié. « Beaucoup d’informations que l’on récupère viennent de concurrents d’entreprises visées par des enquêtes », confie Gerard de Graaf dont la petite équipe – qu’il compare à une start-up – a doublé de volume en deux ans, passant de 4 à 8 collaborateurs. Un autre bon signe.Concernant l’IA, en réalité, les enjeux de régulation ne laissent pas indifférents les dirigeants politiques, les législateurs, ou encore les dirigeants d’entreprises. Elon Musk s’y est publiquement déclaré favorable, à l’été. Donald Trump, lui, avait publié un décret stratégique sur cette technologie dès 2020, où figurait la volonté de protéger « les libertés civiles, la vie privée, les valeurs américaines et la sécurité économique et nationale des États-Unis ». La politique en matière d’IA est l’un des domaines « où il existe un soutien bipartisan et des objectifs partagés », note sur le réseau social LinkedIn, Marc Rotenberg, président du Center for AI and Digital Policy, une organisation indépendante à but non lucratif. De Graaf y voit enfin un intérêt grandissant du grand public. « Pourquoi les gens ont-ils confiance lorsqu’ils vont dans un supermarché ou quand ils prennent l’avion ? Parce qu’il existe des règles de sécurité alimentaire et d’aviation. C’est pareil dans l’énergie, le secteur bancaire, les assurances… Tout est réglementé. Alors que l’IA prend de plus en plus d’importance dans nos vies, sur des sujets aussi essentiels que la santé ou l’emploi, pourquoi laisserait-on non régulés ces systèmes qui s’apparentent à des boîtes noires ? Ce n’est pas normal. »L’effet CalifornieLa question centrale demeure : comment ? Aux Etats-Unis, la solution réside sûrement à l’échelon étatique et non fédéral, pressent l’ambassadeur. Une conviction datant bien avant le comeback de Trump à la Maison Blanche. Sur l’IA, rien que cette année, « plus de 700 propositions de loi ont été discutées dans 43 chambres distinctes des Etats », chiffre Gerard de Graaf. La Californie, bastion démocrate, est particulièrement active. « Si vous additionnez tous les projets de loi poussés ici, vous obtenez plus ou moins la portée de l’IA Act », poursuit le diplomate. Pour le moment, tous ces processus inégaux sur le fond comme sur la forme, n’aboutissent pas toujours. Si un effort a été réalisé sur la lutte contre la production d’images pédopornographiques créées par IA ou les deepfakes, la régulation du Golden State a encore de nombreux angles morts. Un texte visant à rendre illégale l’utilisation de l’IA de manière discriminatoire dans le logement, la finance, l’assurance et les soins de santé, a notamment été mis à la trappe. Le gouverneur Gavin Newsom, ces derniers mois, a également mis son véto à trois autres tentatives concernant l’IA dont le médiatique SB1047, qui mettait l’accent sur la sécurité des grands modèles de langue (LLM) avec des audits réguliers.Toutefois, une bonne mouture pourrait, si elle réussit, a toutes les chances d’essaimer. « On parle souvent d’un effet Bruxelles, mais il existe aussi un effet Californie, note Gerard de Graaf. Le Règlement sur les données personnelles européen a inspiré en 2018, le California Consumer Privacy Act – le CCPA. Par la suite, ce dernier a été copié par plus d’une quinzaine d’États américains. » Ce qui le conforte dans le fait d’être au bon endroit. Peut-être plus, en revanche, au bon moment.L’imprévisibilité totale de Trump sur le numérique en général, ainsi que l’influence croissante de Musk sur les questions de modération des contenus – un thème si cher à l’Europe – restent de gros points d’interrogations. En bon diplomate, De Graaf, 62 ans, préfère couper court : « on verra bien ». Il temporise au passage sur la forte activité de l’UE sur le plan régulatoire à court terme : « On a eu une intense période d’élaborations de lois. Mais on ne va plus enchaîner les « Act » de cette manière, on sera dorénavant plus sélectif. » De quoi, peut-être, calmer quelques ardeurs. Personne ne semble en tout cas plus qualifié pour affronter les éventuelles tempêtes à venir. Le discret envoyé spécial, dont la mission court jusqu’en 2026, connaît très bien les coulisses de la vie politique américaine grâce à son rôle de conseiller commercial pour l’UE à Washington, de 1997 à 2001. Et encore mieux la technologie : en 30 ans de carrière à la Commission, de Graaf a planché sur la réglementation tactique des technologies, la neutralité du Net, pléthores de problématiques liées à la cybersécurité, au droit d’auteur… « Heureusement qu’il est là », loue Florence G’Sell, professeure invitée de droit privé au Cyber Policy Center de l’Université Stanford, dans la Silicon Valley. « Il est parfait pour bien expliquer ce que fait l’Europe. C’est extrêmement utile dans un monde où le euro bashing est facile. »
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Author : Maxime Recoquillé
Publish date : 2024-11-20 05:00:00
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