« A chaque flambée populiste, c’est la même histoire », soupire Matthew Parris, ex-député conservateur britannique et chroniqueur régulier du magazine conservateur The Spectator. Le Britannique veut parler de ce qu’il qualifie d’élans « d’auto-flagellation », qui fleurissent de la part de voix libérales dans la presse anglo-saxonne, après la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine. « On n’en finit plus de lire des tribunes postulant plus ou moins ouvertement que nous, libéraux, serions ‘coupables’. Coupables de n’avoir pas su voir la frustration de ceux qui ont voté pour Donald Trump. Coupables de ne pas avoir entendu leur colère. Coupables d’avoir fait les mauvais choix politiques, d’avoir présenté la mauvaise candidate… »Auprès de L’Express, cet ancien collaborateur de Margaret Thatcher juge que blâmer « l’élite libérale » quand le populisme embrase les urnes (aux Etats-Unis, mais aussi en France ou en Allemagne) est non seulement contreproductif, mais « condescendant » et « insultant » pour les électeurs, considérés comme des enfants incapables de prendre des décisions éclairées. Selon lui, les libéraux devraient cesser de vouloir « rivaliser » avec les voix populistes en promettant de « répondre aux préoccupations » (il déteste cette expression) des gens… « Le problème n’est pas ici : certaines des problématiques qui ont poussé un grand nombre d’Américains à voter pour Trump n’ont tout simplement pas de solution. S’il y a une leçon à tirer de cette élection pour les libéraux, ça n’est donc pas que nous n’avons pas su proposer des solutions, mais que nous n’avons pas su dire quand il le fallait que tel ou tel problème n’en a pas. » Entretien.L’Express : Après la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine, vous avez vertement critiqué dans une chronique publiée dans The Spectator ce que vous qualifiez de « flambée d’auto-flagellation libérale ». Pourquoi cela ?Matthew Parris : Permettez-moi de préciser d’emblée qu’en tant que Britannique, ma critique ne vise pas seulement les démocrates qui, aux Etats-Unis, sont souvent qualifiés de « libéraux » par opposition aux conservateurs, mais l’ensemble des défenseurs du libéralisme, c’est-à-dire la doctrine politique attachée aux libertés individuelles et économiques. Cela étant posé, depuis les résultats de ce scrutin, nombre de ces voix libérales se sont empressées de faire le mea culpa de leur camp. Du journaliste politique Andrew Sullivan, que j’apprécie beaucoup, à l’éditorialiste du New York Times David Brooks, on n’en finit plus de lire des tribunes postulant plus ou moins ouvertement que nous, libéraux, serions « coupables ». Coupables de n’avoir pas su voir la frustration de ceux qui ont voté pour Donald Trump. Coupables de ne pas avoir entendu leur colère. Coupables d’avoir fait les mauvais choix politiques, d’avoir présenté la mauvaise candidate…A chaque flambée populiste, qu’il s’agisse de Donald Trump aux Etats-Unis, de l’AfD en Allemagne ou du Rassemblement national en France, c’est la même histoire : les libéraux ne veulent pas qu’il soit dit que les électeurs sont soit stupides, soit qu’ils ont commis une grosse erreur, alors ils préfèrent en conclure que ce serait eux, cette « élite libérale » aveugle aux vraies préoccupations des électeurs, qui seraient les grands responsables du vote populiste. C’est une erreur grossière. D’abord parce que blâmer le « système » plutôt que les individus est exactement ce qui fait monter le populisme dans les urnes. Ensuite, parce que cette façon de considérer les électeurs de Trump comme des enfants incapables de prendre des décisions éclairées est profondément condescendante et insultante. Nous devrions au contraire les traiter en adultes et arrêter de multiplier les tribunes s’auto-flagellant pour avoir failli à « répondre à leurs préoccupations ». Une expression que j’ai en horreur !Qu’y a-t-il de mal à reconnaître d’éventuelles erreurs et vouloir répondre au mieux aux inquiétudes d’une partie de l’électorat ?Vous pouvez promettre de « répondre aux préoccupations » des gens jusqu’à ce que les poules aient des dents ! Le problème n’est pas ici : certaines des problématiques qui ont poussé un grand nombre d’Américains à voter pour Trump n’ont tout simplement pas de solution. S’il y a une leçon à tirer de cette élection pour les libéraux, ça n’est donc pas que nous n’avons pas su proposer des solutions, mais que nous n’avons pas su dire quand il le fallait que tel ou tel problème n’en a pas. Prenez l’immigration, un sujet qui, des Etats-Unis à la Grande-Bretagne en passant par la France, est au cœur des préoccupations sociétales. D’un côté, l’opinion publique semble de plus en plus réticente à ouvrir ses frontières. Mais de l’autre, les immigrés sont très utiles à nos économies. Si le public souhaite les exclure de nos sociétés, il ne sert à rien de tenter de rivaliser avec les voix populistes qui promettent à tout bout de champ de réduire l’immigration. Je ne crois pas que l’élection de Donald Trump marque le début du déclin du libéralisme, tout simplement car Trump va échouerTout simplement car aucune économie fonctionnelle ne peut se le permettre. Ce qu’il faut, c’est expliquer avec fermeté à nos concitoyens que si nous fermons nos frontières, alors ce sera à eux de prendre les emplois très mal rémunérés qui permettent de faire tourner nos maisons de retraites, une bonne partie de notre industrie, et ainsi de suite. En clair : il est impossible de « répondre » à cette préoccupation autrement qu’en lui opposant une fin de non-recevoir. Parfois, les souhaits du public ne peuvent être exaucés. Quoi que promettent les populistes. Et nous, les libéraux, n’avons pas à nous excuser de ne pas avoir écouté ou agi comme le préconisent les populistes. Notre seule faute est de ne pas être honnêtes avec les électeurs sur la faisabilité de certaines demandes.Dans un article paru dans le Financial Times, le célèbre auteur de La Fin de l’histoire et professeur à Stanford Francis Fukuyama juge que la réélection de l’ancien président américain signe un « rejet décisif » du libéralisme. Les libéraux peuvent-ils se permettre de faire l’impasse sur une remise en question ?Je ne crois pas que l’élection de Donald Trump marque le début du déclin du libéralisme, tout simplement car Trump va échouer. Les populistes échouent toujours lorsqu’ils accèdent au pouvoir parce que les mesures qu’ils ont promises s’avèrent impossibles à réaliser. Cela étant, il est vrai qu’il y a une leçon que les libéraux peuvent tirer de cette défaite : prendre conscience que la plupart des gens, et pas seulement les électeurs de Trump, en ont assez de ce que l’on appelle le wokisme. Ce « libéralisme woke », pour reprendre les termes de Francis Fukuyama, est voué à l’échec parce que, en plus d’être intensément irritant pour la plus grande partie de la population, il est d’abord fondé sur la culpabilisation plutôt que sur la volonté de vraiment résoudre des problèmes. L’obsession qui caractérise le wokisme quant à la façon de s’exprimer, les bons mots à employer, mènera à sa perte. Mais le libéralisme classique, en tant que croyance en l’individu et en l’octroi d’une liberté maximale pour tous les citoyens du moment qu’elle est compatible avec l’ordre public a un bel avenir devant lui. Il suffit de regarder le succès des Etats-Unis au cours des cent dernières années pour se rappeler que le bilan de cette doctrine parle pour elle ! Les Américains n’utilisent peut-être pas le mot « libéral » au sens où nous, Britanniques ou Français, l’entendons, mais leur système est bel et bien fondé sur la liberté individuelle. Tant sur le plan matériel que culturel ou économique, leur pays reste, malgré ses excès, un exemple de réussite libérale. De même que les deux fondements de la prospérité de la civilisation européenne depuis la Réforme sont d’une part, bien sûr, la révolution industrielle et l’essor du capitalisme, et d’autre part, la fin de l’emprise du catholicisme sur notre mode de vie et notre façon de penser. Un modèle de libéralisme, là encore.Certaines voix reprochent au libéralisme sa nature nébuleuse, et soutiennent que le fait que cette doctrine donne la priorité à l’individu favorise l’érosion des structures sociales et communautaires, et alimente donc en définitive le populisme. Qu’en pensez-vous ?Le libéralisme dispose au contraire d’un cadre moral très solide. Il croit aux capacités, au mérite et à l’évolution des personnes sur la base de la contribution qu’elles peuvent apporter à la société. Certes, peut-être que les libéraux pourraient cesser de critiquer certaines institutions comme l’Église – je ne suis pas du tout chrétien, mais nous devons comprendre que l’influence du christianisme en tant que danger pour la liberté est morte ou mourante. En revanche, son rôle dans la promotion de la cohésion sociale est toujours positif. Certains libéraux attaquent l’Église pour ses opinions. Mais l’Église a le droit d’avoir ses opinions et il est illibéral d’essayer de les faire taire.Hormis cela, je pense que cet argument concernant la nature nébuleuse et le manque de cadre moral qui caractériserait le libéralisme devrait plutôt viser la gauche et le socialisme qui, justement, n’ont plus de cadre moral solide ou tout au plus une croyance en un peu de libéralisme, un peu de marché et beaucoup d’impôts, de dépenses et de services publics. Ce qui est louable jusqu’à un certain point. Mais lorsque l’on plaide pour ce genre de compromis brouillon, il faut une colonne vertébrale. Au passage, j’ajouterais que si certains pensent que le libéralisme n’a pas de colonne vertébrale – ce qui est faux – en avoir une qui soit palpable et prominente n’est pas toujours une garantie de succès. Ce fut le cas du marxisme, qui proposait un plan clair, mais qui n’a pas fonctionné ! Le « plan » du libéralisme est plus subtil : liberté, concurrence, mobilité. Mais il fonctionne.Dans une interview avec le podcasteur Andrew Keen, Alexandre Lefebvre, auteur de Liberalism as a way of life, jugeait que « les libéraux sont nuls pour se défendre ». Partagez-vous ce constat ?Absolument. Si nous continuons à nous blâmer à chaque fois qu’un populiste remporte une élection au lieu d’être honnêtes avec les électeurs et entre nous, nous n’irons pas bien loin. Nous avons une philosophie pour nous, et nous savons certaines choses : par exemple que l’on ne peut pas avoir des dépenses élevées et peu d’impôts en même temps, que l’on ne peut pas imposer des droits de douane élevés et s’attendre à ce que notre économie n’en tire que des bénéfices, ou encore que l’on ne peut pas simplement bloquer l’immigration et s’attendre à ne pas y perdre. Nous savons tout cela, mais nous peinons à le faire comprendre, c’est indéniable. Notamment, peut-être, car ce genre de scrutin ébranle notre confiance en nous et en nos valeurs. Mais ça n’est pas irrémédiable…Comment convaincriez-vous un électeur de la classe ouvrière que le libéralisme a encore quelque chose à lui offrir ?Évidemment que le libéralisme économique fait des perdants. Mais pour que le marché fonctionne – et personne ne souhaite qu’il s’effondre – il doit y avoir des gagnants et des perdants. C’est le principe même de la concurrence. Il est illusoire de penser que nous pourrions totalement supprimer cette dichotomie gagnants/perdants. Je suggérerais donc de s’intéresser aux sociétés qui ont tenté des alternatives, comme certains modèles de sociétés très à droite ou marxistes-léninistes. Ou même le socialisme, qui fait de l’égalité des chances mais également de résultats, son grand principe. Mais l’histoire a montré qu’il n’en résulte qu’une économie paralysée. C’est d’ailleurs ce vers quoi se dirige l’actuel gouvernement travailliste britannique qui, sous couvert d’œuvrer pour la croissance économique, ne fait que réglementer, augmenter les impôts et donner plus d’argent au secteur privé. Alors que préfère-t-on ?Cessons de compter les points gagnés ou perdus dans l’opinion et misons davantage sur la rationalitéL’argumentation rationnelle, l’honnêteté, la capacité à dire que certaines choses sont impossibles est le meilleur des arguments. Bien sûr, les électeurs se fâcheront et nous traiteront de menteurs, pendant un temps. Mais je plaide pour une plus grande rationalité dans nos propos. Nous devons cesser de faire des promesses excessives alors que nous n’avons pas les moyens de les tenir.Pensez-vous sincèrement que miser sur la « rationalité » soit la clé pour redonner ses lettres de noblesse au libéralisme, à l’heure où jouer sur les peurs et les instincts des électeurs semble justement avoir réussi à Donald Trump ?Je crois que l’ingrédient clé pour faire entendre un discours rationnel, nécessaire, est le courage politique. Il faut une figure. Quelqu’un qui ose dire la vérité aux gens et qui n’a pas peur de risquer qu’ils ne votent pas pour lui s’il ne fait pas de promesses intenables. Quelqu’un qui ait le cran de dire que mettre tout le monde en prison n’est pas nécessairement une garantie de sécurité pour tous. Nous fuyons ce genre de vérités car nous avons peur d’être impopulaires. Les politiques doivent s’éloigner de la culture actuelle qui consiste à toujours regarder les sondages d’opinion. Comment cette déclaration est-elle perçue par les électeurs, comment ces personnes ont-elles réagi à telle ou telle idée ? Cessons de compter les points gagnés ou perdus dans l’opinion et misons davantage sur la rationalité. Il se peut que cela ne fonctionne pas tout de suite, mais j’aimerais voir des politiciens s’y essayer.Quel homme ou femme politique pourrait incarner ce « courage » selon vous ?J’ai travaillé il y a bien longtemps avec Margaret Thatcher lorsqu’elle était chef de l’opposition. C’était ce genre de personnage. Elle n’avait pas peur de dire les choses qui fâchent et était respectée pour cela. Dans une veine plus contemporaine, je pense que la nouvelle présidente du parti conservateur, Kemi Badenoch, pourrait marcher sur ses traces. En tout cas, elle ne semble pas avoir peur d’offenser les gens par ses propos (rires).Vous faites partie des voix britanniques qui ont critiqué la décision du Royaume-Uni de quitter l’UE. Pensez-vous que les libéraux européens se sont suffisamment interrogés sur leur responsabilité dans le Brexit ?Je pense que c’est évidemment une question que bon nombre de libéraux, notamment britanniques, se posent : qu’avons-nous loupé pour qu’une majorité de citoyens votent en faveur d’une sortie de l’UE ? A titre personnel, je pense que nous n’avons pas expliqué suffisamment clairement aux gens ce que cela impliquerait. Je pense en particulier au parti travailliste dirigé à l’époque par le proto-marxiste Jeremy Corbyn, qui considérait l’UE comme une sorte de complot capitaliste. Le fait que le Labour ait, de ce fait, soutenu si tièdement la campagne en faveur d’un maintien dans l’UE est sans aucun doute ce qui a coûté sa victoire au « remain ».J’en reviens à mon argument initial : il ne sert à rien de jouer la carte de l’empathie face à des individus tentés par le populisme qui leur vend des solutions à tous leurs problèmes. Il faut, et c’est ce qui a manqué dans ce cas précis, expliquer pourquoi leurs attentes ne pourront être satisfaites. Dans une certaine mesure, notre incapacité à présenter nos arguments avec le courage et l’enthousiasme dont nous aurions dû faire preuve a été à l’origine de la victoire de justesse des partisans du Brexit lors du référendum. C’était une erreur, une énorme erreur.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2024-11-20 16:00:00
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