En 2017, Tom Nichols, professeur émérite d’affaires de sécurité nationale au Naval War College, décrivait dans un ouvrage intitulé The Death of Expertise : The Campaign Against Established Knowledge and Why it Matters (Oxford University Press) un phénomène étrange touchant les Etats-Unis : celui d’un véritable rejet des experts. A l’époque, la pandémie de Covid-19, marquée par une méfiance d’une partie de la population vis-à-vis de l’expertise scientifique, ne s’est pas encore déclarée. Le Brexit, qui avait vu bon nombre de soutiens faire campagne contre les « sachants », en est à ses balbutiements. Et Donald Trump entame à peine son premier mandat à la Maison-Blanche…Huit ans plus tard, l’ancien président américain réélu achève la composition de sa future administration : Elon Musk, puissant PDG de X sera chargé de « l’efficacité gouvernementale », Linda McMahon, ex-patronne de la fédération de catch américaine (WWE),de l’Education, et Robert Kennedy Jr, connu pour ses positions complotistes et antivaccin… de la Santé. Signe des temps, Tom Nichols, désormais rédacteur à The Atlantic, vient de publier une deuxième édition de son livre.Pour L’Express, l’essayiste explique en quoi ces nominationssontsymptomatiques « d’une attaque contre le concept même d’expertise. Etce pour une raison simple : Trump veut être la seule et unique source de vérité ». En filigrane, Tom Nichols revient sur les fondements de cette « crise de l’expertise ». S’il reconnaît à certains experts, qui se muent en « toutologues », une part de responsabilitédans la désaffection dont ils font l’objet, ce dernier pointe le rôle majeur joué par le « narcissisme », loin de ne concerner que Donald Trump ou quelques pseudo-spécialistes… Entre anecdotes personnelles et souvenirs pandémiques, Tom Nichols décrit ainsi une époque faite d’universités « cocon », de wifi dans l’avion et de surabondance de l’information. Où rejet de l’expertise et sentiment d' »omnicompétence » peuvent facilement se frayer un chemin, non sans conséquences. Entretien.L’Express : Donald Trump, qui s’apprête à rejoindre la Maison-Blanche pour un second mandat, vient de finaliser la formation de son gouvernement. A voir les profils retenus, on songe à votre ouvrage The Death of Expertise, dans lequel vous décrivez le phénomène d’un rejet croissant de l’expertise et des experts… Que vous inspire la composition de ce gouvernement ?Tom Nichols : Dans les démocraties où les chefs d’Etat peuvent procéder à des nominations, il y a toujours une tension entre la prime à la loyauté, l’opportunisme politique, et l’expertise. Le fait de ne pas privilégier l’expertise n’est donc pas nouveau en soi. Et avec la montée du populisme, ennemi par essence des experts – car ce sont eux qui sont susceptibles de freiner les ardeurs des politiciens en leur opposant des faits – il n’est pas étonnant d’observer ce type de mépris de la part de Donald Trump. Songez à Michael Gove qui, en campagne pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne aux côtés de Boris Johnson, avait déclaré que les Britanniques en avaient « marre des experts » – comprendre les experts qui n’allaient pas dans son sens bien sûr.Mais ce que fait Donald Trump va bien au-delà. Il ne nomme pas seulement des profils controversés, il choisit à des postes clés des personnes qui n’ont parfois absolument rien à voir avec le sujet qui est censé les occuper. C’est une attaque contre le concept même d’expertise. Ce pour une raison simple : Trump veut être la seule et unique source de vérité.La première édition de votre livre The Death of Expertise remonte à 2017. A l’époque, les débats concernant le Brexit en sont à leurs prémices. Donald Trump entame à peine son premier mandat. Pourquoi jugiez-vous déjà ce travail nécessaire ?Ce livre est né d’une conversation que j’ai eue avec un étudiant d’une vingtaine d’années concernant l’affaire Edward Snowden, et comment la Russie allait vraisemblablement pouvoir tirer profit de tout ceci. A l’époque, j’étais encore professeur et, accessoirement, spécialiste de la Russie depuis plus de vingt ans. Au terme de cet échange, ce jeune homme m’a dit : « Tom, je ne pense pas que vous compreniez ce qu’est la Russie. Laissez-moi vous expliquer ». C’est ainsi que tout a commencé, parce qu’un professeur d’âge moyen s’est senti frustré par un jeune qui essayait de lui expliquer son propre domaine d’expertise (rires). Puis, en y réfléchissant, j’ai réalisé combien de fois j’avais été témoin de ce type decomportement et ce, pas seulement à l’endroit des cols blancs. Pour écrire ce livre, j’ai parlé à des plombiers, des électriciens, des charpentiers… Tous avaient vécu ce genre de moment où un client qui n’a aucune compétence dans leur domaine commence à leur expliquer leur métier ! La grande question était : pourquoi ?Dans votre livre, vous mentionnez différents facteurs ayant participé à l’érosion du crédit accordé à l’expertise, telle la fracturation du paysage médiatique, ou encore la surabondance d’informations sur Internet. Mais au cœur de tout cela, il y a, dites-vous, le narcissisme…Absolument. De nombreuses études ont montré que le narcissisme augmente, non seulement aux Etats-Unis mais dans tous les pays développés, depuis une cinquantaine d’années. Dans les années 1960, le célèbre historien Richard Hofstadter avait déjà mis le doigt sur ce sentiment partagé par de plus en plus de gens d’être « omnicompétents », c’est-à-dire se croire bons et légitimes en tout. Mais notre époque favorise particulièrement cela : une large part du monde du travail peut aujourd’hui être effectuée assis seul derrière un bureau avec un minimum d’interactions avec autrui, nous sommes ultra-connectés, les sources d’information se sont démultipliées… Tout ceci favorise en soi les sentiments d’autosuffisance et donc le développement de comportements narcissiques. Aujourd’hui, nous avons tous un proche qui, parce qu’il a lu un ou deux articles sur un forum, pense pouvoir se passer des conseils d’un médecin s’il est malade.L’école devrait être un lieu d’apprentissage inconfortableCertains disent encore « mais tous les numéros du New England Journal of Medicine et du Lancet sont en ligne. Alors pourquoi aurais-je besoin d’un expert du sujet ? » La réponse est pourtant évidente : parce que ces ressources n’ont pas été produites pour vous. En théorie, un être humain normal comprend qu’il ne peut pas être bon et formé en tout. Mais ce bon sens et ce respect de la division du travail n’existent plus. C.S. Lewis, le grand écrivain britannique, avait vu venir cette évolution en postulant en son temps que la démocratie s’éloignait de son sens originel, à savoir que nous sommes tous égaux devant la loi, pour se décomposer en une idée selon laquelle nous serions tous égaux en tant que tels. D’où ce sentiment d’omnicompétence dans tous les domaines.Vous soulignez aussi, parmi les carburants de ce narcissisme, l’évolution de notre rapport à l’éducation…Oui. Quand la crise de l’expertise commence, à la fin des années 1960, c’est le baby-boom – un moment qui a vu la jeunesse érigée au rang de culte. C’est là que les adultes ont commencé à s’auto-flageller pour la façon dont le monde tournait. Et à s’en remettre progressivement aux plus jeunes pour leur dire quoi penser et quoi faire. C’est resté ! Aujourd’hui, les universités sont de véritables cocons. Que l’école devienne un environnement thérapeutique plutôt que des lieux d’apprentissage est un problème. Et j’irais même plus loin : l’école devrait être un lieu d’apprentissage inconfortable. Car c’est ce qui se passe lorsque vous apprenez, vous êtes confrontés à des idées qui vous heurtent, vous questionnent… Au lieu de cela, nous passons notre temps à flatter les élèves en leur demandant comment ils se sentent, s’ils sont heureux et à l’aise. Lorsque j’enseignais, j’ai reçu différents prix pour mon travail, ce que je dis n’est donc pas le fruit d’une aigreur personnelle… Il faut se rendre compte que dans certains établissements, nous allons même jusqu’à leur demander de noter leurs professeurs !Les experts, dont certains sont parfois sortis de leur rôle pour se muer en « toutologues », notamment pendant la pandémie de Covid-19 où l’on a par exemple pu voir des politiques donner des avis médicaux, n’ont-ils pas aussi une responsabilité dans la désaffection dont ils font l’objet ?Si. C’est l’un des effets indésirables de la surabondance de sources d’information : il y a trop de bande passante à remplir. Dans les années 1970, si vous passiez à la télévision, vos parents prenaient littéralement une photo de l’écran et la gardaient en souvenir parce que c’était énorme ! Maintenant, il y a tant de chaînes et de médias différents que tout le monde passe à la télévision tout le temps, même s’ils ne sont pas spécialistes d’un sujet. J’ai moi-même failli en faire l’expérience. Il y a quelques années, une productrice de télévision m’a appelé pour me demander de venir parler d’un sujet dans une émission. J’ai répondu que je n’y connaissais absolument rien, mais elle a insisté : « Allez, c’est juste cinq minutes ». J’ai à nouveau décliné, précisant que ce serait cinq minutes de vide, puis elle m’a dit : « Personne ne nous a jamais dit ça ».Un de mes amis m’a un jour fait remarquer que le problème ne tient pas seulement au fait que trop de personnes se pressent à la télévision pour jouer aux experts, mais aussi au fait que le spectateur s’en trouve à son tour noyé : comment différencier le bon expert du mauvais lorsque vous en voyez passer des dizaines par jour entre les réseaux sociaux, les chaînes, et les plateformes ? Peut-être que cela concerne majoritairement ceux qui passent leurs journées à regarder la télévision ou à scruter les réseaux sociaux. Mais ils sont nombreux. Par ailleurs, vous avez mentionné les politiques qui se sont pris pour des médecins, mais nous avons aussi vu l’inverse pendant la pandémie.Comment cela ?Certains se rappellent peut-être qu’en juin 2020, plus de 1 200 professionnels de santé ont signé une lettre ouverte soutenant les manifestations consécutives à la mort de George Floyd, soutenant que la suprématie blanche était un problème mortel de santé publique. A l’époque, plusieurs restrictions avaient été mises en place pour éviter la propagation de la pandémie. La plupart des Américains ne pouvaient pas se rassembler pour un mariage, enterrer leurs morts, et les écoles commençaient à être fermées. L’ennui, c’est que même si cette démarche antiraciste procédait d’une cause noble, le message était le suivant : les mesures de restrictions, jugées essentielles jusqu’ici, pouvaient être outrepassées pour faire passer un message politique. A l’époque, je l’ai fait remarquer dans The Atlantic et cela m’a valu des critiques. Mais je le redis, à ce moment-là, les médecins signataires de cette lettre ont infligé une blessure profonde à l’expertise. De même que la prise de position, dans le cadre de la campagne présidentielle américaine, du Scientific American journal contre Donald Trump était une idée stupide. Même si la frustration se comprend, un journal scientifique n’a pas à prendre parti politiquement. Pour une raison simple : c’est faire insulte à l’intelligence de ses lecteurs. Quant aux électeurs de Trump, nul doute que ce que pense le Scientific American journal de leur candidat n’allait pas changer leur vote…Pour beaucoup, « expertise » rime avec « élite ». Comment l’expliquer ?C’est en effet une partie du problème. L’écrasante majorité des plombiers ne font pas partie de l’élite, pourtant ce sont des experts. Pour comprendre ce réflexe, qui vient souvent de la part de ceux qui ne se sentent pas autant considérés que d’autres, il faut regarder du côté du narcissisme. Autrefois, le directeur d’un supermarché ne se serait pas senti en concurrence avec un journaliste du New York Times ou un scientifique de la Nasa. Je ne dis pas que cette sorte de compétition darwinienne est apparue au XXIe siècle, mais auparavant les possibilités pour assouvir ses élans de crispation à l’égard des autres experts étaient plus restreintes. Avant de travailler pour The Atlantic, j’ai été professeur, j’ai conseillé un sénateur, j’ai travaillé à Washington au Capitole. A l’époque, si vous n’aimiez pas quelque chose que j’écrivais, vous deviez vous asseoir, écrire une lettre à mon employeur pour dire que Tom Nichols était un sale type. Maintenant, il suffit de prendre votre smartphone, faire un tweet pour dénoncer « l’élite » ou tout simplement m’envoyer un message pour m’insulter. C’est cette capacité à agir immédiatement qui a changé la donne. Et c’est profondément malsain.En 2017, vous faisiez l’hypothèse que pour endiguer ce phénomène de désaffection des experts, il faudrait une crise sanitaire ou une guerre. Depuis, nous avons connu la pandémie de Covid-19, une guerre se déroule au milieu de l’Europe, et pourtant…Je me suis trompé. Le problème auquel je n’avais pas pensé est qu’une pandémie est le pire type de crise possible car, par nature, elle nous sépare les uns des autres puisque nous nous confinons. C’est d’ailleurs pour cela que les pandémies ont toujours semé la discorde au cours de l’histoire. Honnêtement, je ne sais pas ce qui pourrait marcher aujourd’hui. Parfois, je repense à la tragédie du 11 Septembre, à la bonté avec laquelle les Américains se sont traités pendant un an ou deux après. Évidemment, j’aimerais qu’il ne faille pas une guerre pour que nous coopérions et que nous respections le travail et le rôle de chacun dans la société. Mais j’ai peu d’espoir.Cela étant, la nouvelle administration américaine constitue une opportunité. Car avec un ministre de la Santé antivaccin, entre autres, il y a fort à parier que nous verrons le nombre de décès dusau refus de se faire vacciner augmenter, en plus d’un tas d’autres conséquences dramatiques. Peut-être est-ce là une évolution qui conditionnera une prise de conscience naturelle.Paradoxalement, la plupart des Américains sont aujourd’hui mieux lotis que par le passé. Il y a quatre ans, le chômage avoisinait les 8 %, contre 4,1 % aujourd’hui. Et malgré l’inflation, les deux tiers des Américains possèdent par exemple leur propre maison. Alors pourquoi cette crise de l’expertise persiste-t-elle ?Parce que l’augmentation de la richesse et des droits rendent tout gouvernement rationnel presque impossible. Si tout va bien dans votre pays, tout ce que vous trouverez à dire est que vos œufs sont plus chers cette année. Et quand des experts préviennent que si nous ne faisons rien, l’économie va s’effondrer, et qu’effectivement, cela provoque une réaction qui permet d’éviter la catastrophe, les gens préfèrent se rappeler que les experts se sont trompés. Regardez ce qui s’est passé pendant la pandémie. Nos chercheurs ont trouvé un vaccin en un temps record, nous avons adopté des mesures pour endiguer la propagation du virus et aujourd’hui, nous marchons dans la rue comme si cette pandémie n’avait jamais existé.Ceux que Trump est parvenu à convaincre que l’expertise ne vaut rien vont être les premiers perdantsEt pourtant, certains ne retiennent que le négatif, les erreurs commises, les problèmes d’approvisionnement de masques… De même qu’en général, personne ne relève que 99 % du temps, les médicaments ou les vaccins ne créent pas d’effets secondaires. Mais lorsqu’un vaccin provoque des effets indésirables, tout le monde hurle que les chercheurs sont des incapables. C’est ce que l’on appelle l’adaptation hédonique : vous fixez ce qui vous semble être un minimum acceptable en fonction de votre niveau de vie. Donc plus celui-ci est élevé, plus vos attentes le sont. L’ennui, c’est qu’il s’agit-là d’une philosophie à courte vue, car c’est ne pas prendre en compte la formidable évolution qu’ont connu de nombreux secteurs, grâce aux experts, ces dernières années. J’ai 63 ans. Je suis témoin de choses que je n’aurais même pas pu imaginer il y a trente ou quarante ans. Cela me fait penser à une blague de l’humoristeLouis C.K. Dans un sketch, il décrivait le passager d’un jet de luxe qui, face à une panne de wifi – ce qui est vraiment nouveau dans un avion – se met à râler : « Comment se fait-il que le monde lui doive quelque chose dont il a appris l’existence il y a seulement dix secondes ? »Vous avez souvent rappelé qu’une société ne peut se passer d’experts.Alors quel avenir envisagez-vous pour les Etats-Unis à l’heure où ses ministères vont être contrôlés par des non-experts du sujet qui les occupe ?La première administration n’était déjà pas particulièrement riche en experts de leurs domaines… Mais un peu comme on met des boudins aux bras des enfants pour qu’ils flottent dans la piscine quand ils ne savent pas nager, Trump comptait tout de même un certain nombre de personnes que l’on pourrait qualifier de bouées de sauvetages, pour éviter que des décisions catastrophiques ne soient prises sur certains sujets chauds. Cette fois, ça ne va pas se passer ainsi. Et c’est terrible, car ceux que Trump est parvenu à convaincre que l’expertise ne vaut rien vont être les premiers perdants. Les autres, globalement les urbains très éduqués, vont continuer à vivre comme ils l’ont toujours fait, en se vaccinant et en consultant les experts adéquats lorsque c’est nécessaire.Thomas Frank, un intellectuel de gauche, a écrit il y a une trentaine d’années un livre intitulé What’s the Matter with Kansas, dans lequel il soulignait combien les habitants des zones rurales non privilégiés continuent de voter pour des individus faisant partie de ces « élites hypercapitalistes », malgré les effets négatifs qu’ils subissent en retour. Ça n’a pas changé. L’écart de croyance en l’expertise va donc continuer à se creuser. Après, vient la question de ce que les non-experts nommés par Trump pourront faire qui pourraient affecter tout le monde… Pour moi, il y a deux scénarios majeurs.Quels sont-ils ?Le premier serait de provoquer un effondrement de l’économie. Mais encore une fois, si Trump impose des droits de douane excessifs, un homme d’âge mûr de la classe moyenne supérieure comme moi n’en souffrira pas autant qu’un individu de la classe populaire. Second scénario : la possibilité d’une guerre civile. Là-dessus, nous serons tous en danger. Mais j’espère qu’il y a encore des professionnels qui veilleront à ce que cela ne se produise pas. Et si nous échappons à ces deux risques, je le redis, la majeure partie de cette attaque contre l’expertise va tout de même retomber sur les personnes qui peuvent le moins se le permettre. Regardez ce qui s’est produit lors du Brexit. La plupart des jeunes et des professions libérales n’ont probablement pas ressenti beaucoup de désagréments. Ce sont les autres, ceux-ci qui ont cru se reconnaître dans les propos anti-experts de Michael Grove, qui sont les grands perdants.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2024-11-28 18:27:46
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