Le courrier est adressé à la rédaction en chef du Grand Forks Herald, principal quotidien distribué entre le Dakota du Nord et le Minnesota, et publié sur son site. Il est signé d’une lectrice : « Quelques semaines se sont écoulées depuis l’élection, et je suis profondément triste. L’élection de Donald Trump est emblématique du déclin moral abrupt de notre société. Il fut un temps en Amérique où le caractère et l’intégrité comptaient – ce n’est plus le cas ». »Déclin moral » : sans doute l’un des serpents de mer les plus tenaces du débat public et ce, malgré le succès retentissant de best-sellers tel The Better Angels of Our Nature (2011), dans lequel le psychologue cognitiviste et professeur à Harvard Steven Pinker documentait le déclin de la violence (des guerres aux homicides en passant par le traitement des homosexuels ou des minorités ethniques) à travers l’histoire. Outre-Atlantique, l’enjeu des valeurs morales semble si brûlant que même le célèbre éditorialiste du New York Times, David Brooks, s’y était intéressé l’an dernier à travers l’ouvrage How to Know a Person (2023), dans lequel il déplorait que la société américaine n’ait « pas réussi à enseigner les compétences et à cultiver l’envie de traiter les autres avec gentillesse, générosité et respect ». Une enquête menée par l’institut américain Gallup a d’ailleursmontré en 2023 que pas moins de 83 % des Américains considèrent en fait que les valeurs morales se détériorent – républicains (97 %) comme progressistes (73 %). Pis : selon l’institut, l’évaluation par les Américains de l’état des valeurs morales et leur vision de la moralité à l’avenir étaient à leurs points les plus négatifs en vingt-deux ans de mesure… Mais ce fameux déclin existe-t-il vraiment ?Phénomène mondialDeux chercheurs, Adam Mastroianni (Columbia Business School) et Daniel Gilbert (Harvard), se sont penchés sur cette question dans une étude publiée en 2023 au sein de la prestigieuse revue Nature. Pour qui considère qu’une croyance mondialement répandue traduit certainement une réalité, cette enquête a tout d’une leçon. Car si les chercheurs ont montré que cette impression de déclin est en réalité internationalement partagée et ce, depuis au moins soixante-dix ans – ils se sont appuyés sur les données d’enquêtes réalisées dans plus de 60 pays entre 1949 et 2021, dont les Etats-Unis et la France – la suite signe au contraire la fin d’un mythe.En compilant les données issues de 140 enquêtes depuis les années 1970, sondant l’état actuel de la moralité (ce qui représente un échantillon de 12 millions d’individus), les chercheurs ont observé une stagnation du niveau de morale rapporté. Et ce, quelle que soit la formulation de la question (« avez-vous été traité avec respect aujourd’hui ? », « comment estimez-vous l’état des valeurs morales dans votre pays aujourd’hui ? », « les gens sont-ils généralement prêts à aider ? »). »Nous avions donc d’un côté des individus estimant que les valeurs morales ne cessaient de se détériorer par rapport au passé. Et de l’autre, une stagnation du niveau de morale rapporté dans le présent, sur environ cinquante ans, résume Adam Mastroianni, aujourd’hui chercheur indépendant et auteur du bloc Experimental History (Substack) auprès de L’Express. S’il y avait vraiment eu un déclin moral à travers le temps, les sondés auraient dû être de plus en plus critiques sur l’état des valeurs morales actuelles, années après années. Or la tendance restait inchangée ! Cela suggère que ce changement que les gens pensent s’être produit n’a pas eu lieu. C’est une illusion ».Biais psychologiquesDans leur étude, les chercheurs avancent deux explications d’ordre psychologique. D’abord, l’impact d’une « exposition biaisée à l’information », qui peut conduire les individus à accorder une attention disproportionnée aux informations négatives. Or, comme le relèvent les auteurs, « de nombreuses études ont montré que les êtres humains sont particulièrement susceptibles de rechercher des informations négatives sur les autres et d’y prêter attention, et les médias de masse se prêtent à cette tendance en mettant l’accent de manière disproportionnée sur les personnes qui se comportent mal. Ainsi, les individuspeuvent rencontrer plus d’informations négatives que d’informations positives sur la moralité des « gens en général », et cet « effet d’exposition biaisé » peut contribuer à expliquer pourquoi ceux-ci pensent que la moralité actuelle est relativement faible ».Même les plus fervents démocrates perçoivent ce déclin moralAdam Mastroianni, chercheur indépendantEnsuite, l’étude pointe le rôle d’un autre biais, touchant cette fois la mémoire : à savoir que la négativité d’une information négative s’estompe plus rapidement que la positivité d’une information positive. En clair, lorsque nous nous souvenons d’événements positifs et négatifs du passé, les événements négatifs sont plus susceptibles d’être oubliés.« Combinés, ces deux phénomènes peuvent produire une illusion de déclin moral. Plus précisément, une exposition biaisée à des informations sur la moralité actuelle peut donner l’impression que le présent est un désert moral, tandis qu’une mémoire biaisée des informations sur la moralité passée peut donner l’impression que le passé était un pays des merveilles morales », concluent les auteurs. Auprès de L’Express, Adam Mastroianni prend l’exemple du souvenir de George W. Bush. « Malgré l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, la mort de centaine de milliers de civils, les mensonges, nombre d’Américains semblent en garder le souvenir d’un vieux grand-père bienveillant. Ils ont oublié le négatif, tout simplement ».Si personne n’est épargné par de tels biais, comment expliquer, alors, que les démocrates (mais aussi les plus jeunes) fassent preuve d’une croyance moins marquée que les conservateurs ou les personnes âgées en un déclin moral ? « Il est possible que les démocrates, parce qu’ils sont plus sensibles aux progrès sociaux comme la lutte contre le racisme ou le sexisme, aient l’impression que les choses sont légèrement différentes par rapport au passé que les conservateurs, qui se concentrent sur d’autres sujets. Mais quoi qu’il en soit, même les plus fervents démocrates perçoivent aussi ce déclin moral ». Quant aux personnes âgées, simple illusion mathématique : « ces individus ont tout simplement vécu plus longtemps que les autres et ont donc davantage bénéficié de ce biais de la mémoire qui filtre les informations négatives. Mais si vous rapportez les réponses obtenues chez les jeunes et les personnes âgées à leur durée de vie, vous obtenez en fait la même estimation du taux de déclin par an ».Conséquences concrètesReste qu’une illusion peut avoir des conséquences concrètes. Dans leur étude, les chercheurs relèvent ainsi qu’en 2015, 76 % des Américains étaient d’accord pour dire que « s’attaquer à l’effondrement moral du pays » devrait être une grande priorité pour leur gouvernement. « Les Etats-Unis sont confrontés à de nombreux problèmes bien documentés, du changement climatique au terrorisme en passant par l’injustice raciale et les inégalités économiques, et pourtant, la plupart des Américains pensent que leur gouvernement devrait consacrer de rares ressources à l’inversion d’une tendance imaginaire », s’inquiètent les auteurs. Sans compter les possibles implications comportementales. « L’illusion du déclin moral peut être l’une des raisons pour lesquelles les gens ne dépendent pas autant qu’ils le pourraient de la gentillesse d’inconnus », jugent-ils encore. A L’Express, Adam Mastroianni pointe un autre risque. « Si le déclin moral vous inquiète, vous pouvez aussi devenir dangereusement susceptible d’être manipulé par des acteurs politiques qui attisent ce sentiment, et vous promettent de régler le problème s’ils arrivent au pouvoir. C’est, au fond, le cœur de la politique de Donald Trump : « Make America Great Again » ».On est d’abord surpris, quand Adam Mastroianni explique qu’essayer de contrer cette illusion n’est pas forcément souhaitable. « Evidemment, j’aimerais que nous puissions recalibrer notre esprit pour éviter de tomber dans ce piège. Mais dans le même temps, les deux biais principalement responsables de cette illusion sont utiles à d’autres aspects de notre vie ! Si nous cherchions à agir sur eux, nous pourrions en fait nous retrouver dans une situation bien pire ». Le chercheur cite le biais de mémoire qui, parce qu’il favorise les souvenirs positifs par rapport aux négatifs le temps passant, permet de « rendre la vie supportable ».
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2024-12-02 18:00:00
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