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Management : la bonté vaut bien mille théories, par Julia de Funès

La philosophe Julia de Funès




Dans le vaste champ du management, les théories apparaissent et disparaissent comme des petits pains. Chaque époque invente son « -isme », chaque mode son jargon, chaque siècle sa révolution définitive qui n’en est pas une. Il y a eu d’abord le taylorisme, cet ingénieux système qui réduit l’homme au rôle de boulon et le travail à l’art de mourir d’ennui avec méthode. Puis Henri Fayol a élaboré quant à lui la thèse des cinq grandes fonctions du management – « prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler » – et réduit le management à de la logistique humaine. Arrive alors Max Weber avec sa bureaucratie aux règles glaciales et sa hiérarchie d’acier. Les années passent, les modes avec elles. Place aux approches comportementales des années 1930-1960. Abraham Maslow surgit avec sa fameuse pyramide des besoins, merveilleuse invention qui fit comprendre à l’humanité que pour s’accomplir mieux valait ne pas avoir trop faim. Douglas McGregor, autre concepteur, divise l’humanité en deux camps : les fainéants à surveiller et contrôler (théorie X) et les motivés à qui il suffirait de faire confiance pour qu’ils soient performants (théorie Y). La modernité s’essouffle, et avec elle le rêve d’un homme intégralement gérable.Les années 1960-1980 voient fleurir les théories systémiques, où l’entreprise devient un gigantesque organisme vivant, interconnecté, interdépendant, soumis à son environnement. Leurs théoriciens parlent alors avec emphase d’adaptabilité et d’agilité. Mais, jamais rassasiés, les amateurs de théories importent d’autres méthodes, inspirées à l’Ouest par la gestion par objectifs de Peter Drucker, et à l’Est par le lean management japonais. Flexibilité, cycles courts, amélioration continue deviennent dès lors les nouvelles incantations.Aujourd’hui, les managers héritiers de ces multiples théories plus pointues les unes que les autres y ajoutent un peu de sauce bioéthique, un soupçon d’inclusivité, une pincée de RSE, se sentant contraints de se soumettre aux nouveaux codes managériaux.La bonté ne s’apprend pas dans les manuelsMais, quelles que soient l’efficacité de ces méthodes et la pertinence de ces théories, que retiennent véritablement les salariés de ces constructions conceptuelles, de ces théorèmes astucieux et de ces modèles savamment conçus ? Rien ou si peu. Car l’on ne manage pas tant avec des théories, des systèmes et des doctrines qu’avec des mots, des gestes et des qualités. Ce que l’on apprécie chez son manager à travers le temps et ce qui imprime un souvenir indélébile dans le cœur des hommes, ce sont des attitudes, des attentions, des agissements, qui relèvent pour la plupart de ce que Vassili Grossman appelle la « petite bonté » (Vie et destin) : « C’est la bonté d’une veilleuse, déposée au bord de la route pour guider un égaré. La bonté d’un soldat qui tend sa gourde à son ennemi blessé, d’un paysan qui partage son pain avec un vieillard, ou encore celle d’un gardien de prison qui, malgré les chaînes et les barreaux, transmet les lettres des détenus aux êtres aimés. »Intemporelle, discrète, humble, cette bonté ne s’embarrasse d’aucune prétention et reste imperméable aux modes et aux doctrines. Subtile, elle ne se laisse jamais capturer dans des systèmes ou des méthodes. Elle n’apparaît dans aucun manuel de management, mais se dévoile dans l’humanité d’un geste, d’une action ou d’une parole. Contrairement aux théories grandiloquentes, souvent empreintes d’idéalisation gestionnaire et de prétentions schématiques, elle est l’antithèse absolue de ce dont les théoriciens en management raffolent, à savoir la rationalisation et la modélisation des comportements. Cette bonté ne peut être intellectualisée, c’est une qualité d’âme qui ne peut faire l’objet d’aucune recette comportementale. C’est un geste simple, désintéressé, spontané, qui n’a d’autre but que d’aider, qui ne vise aucun autre objectif que celui d’épauler, et révèle en cela l’essentiel de ce que l’on attend les uns des autres, à savoir ce qui fait l’humanité d’un être. Cette bonté-là surgit par exemple dans la connivence d’un regard compréhensif, dans la douceur d’une discrétion, dans la grâce d’une élégance ou la chaleur d’un geste. Elle ne profite pas des faiblesses de l’autre. C’est une bonté sans arrogance qui fait de la vulnérabilité une force partagée.* Julia de Funès est docteur en philosophie.



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Author : Julia De Funès

Publish date : 2024-12-02 12:00:00

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