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Du gaulois au latin, du wallon au français… Petite histoire de la « substitution linguistique »

Sous l'Antiquité, les notables gaulois avaient été les premiers à adopter le latin, afin d'occuper les meilleures places dans l'administration romaine (ici, des supporteurs de rugby français).




C’est une question à laquelle il n’est pas si simple de répondre : pourquoi Eduens, les Allobroges et les Arvernes ont-ils abandonné le gaulois ? Parce que les Romains auraient menacé de mort tous ceux qui ne parleraient pas la langue de Cicéron ? Vous n’y êtes pas. A aucun moment, Jules César et ses successeurs n’ont exercé de représailles sur les Gaulois restés fidèles à la culture celte. Non. Ils ont recouru à un moyen bien plus pacifique en apparence, mais d’une efficacité redoutable, en faisant du latin la langue de la citoyenneté. Je ne parierais pas sur la tête de mes enfants qu’il s’agit là des paroles originales, mais, en substance, ils leur ont expliqué ceci : « Vous pouvez parfaitement devenir des citoyens à l’égal de tous les autres, mais il vous faut pour cela maîtriser la langue de l’Empire. » Les Gaulois ont bien vite compris le système. Seul le latin permet l’ascension sociale ? Va pour le latin ! Et c’est ainsi que, peu à peu, nos « ancêtres » ont adopté l’idiome de leur envahisseur (en le déformant allègrement au passage, mais c’est un autre sujet).VOUS SOUHAITEZ RECEVOIR AUTOMATIQUEMENT CETTE INFOLETTRE ? >>Cliquez iciC’est d’ailleurs là un processus que l’on retrouve sous toutes les latitudes ou presque. Saviez-vous par exemple que le peuple kamasse, perdu au fin fond de la Sibérie, a changé trois fois de langue en cinquante ans, passant au gré des conquêtes successives dont il a été la victime du kamassien au turc, puis au russe ? C’est là un cas extrême, mais tristement illustratif.On appelle ce phénomène la « substitution linguistique ». Autrement dit, « le fait qu’une collectivité entière apprend et utilise couramment une langue qui, à l’origine, n’est pas la sienne, en abandonnant pas à pas et définitivement sa langue originelle », selon la définition du linguiste Georg Kremnitz (dans Histoire sociale des langues de France, Presses universitaires de Rennes). 99 fois sur 100, il s’agit d’un choix sous contrainte, de nature physique ou sociale (comme pour les Gaulois), car un peuple n’abandonne jamais spontanément sa langue. Il le fait parce qu’il est placé dans des conditions qui ne lui laissent d’autres possibilités.Les exemples de substitution linguistique sont trop nombreux pour être cités tous, mais en voici quelques autres :- En Amérique du Sud, les Indiens sont passés à l’espagnol et au portugais parce qu’ils ont subi le joug des conquistadors.- En Biélorussie, 72 % des habitants parlent aujourd’hui le russe en famille parce que la langue de Pouchkine demeure privilégiée, comme elle l’était du temps de l’URSS. Il est vrai que le (mauvais) exemple vient d’en haut. « Rien de grand ne peut être exprimé en biélorusse. Il n’y a que deux grandes langues dans le monde : le russe et l’anglais », soutient… le président biélorusse Alexandre Loukachenko !- Aux Etats-Unis, les immigrants hispanophones deviennent anglophones en deux générations car l’anglais est la langue la plus utile pour s’élever socialement dans ce pays (1).- En Wallonie, le wallon est resté la langue la plus parlée jusqu’à la Première Guerre mondiale. Si son usage a reculé depuis au profit du français, c’est que, à partir de 1919, l’instruction obligatoire s’est déroulée exclusivement dans notre langue, faisant de celle-ci le sésame de la réussite professionnelle.- En Alsace, l’allemand a été totalement chassé de l’école entre 1945 et 1970, alors qu’il y était présent depuis le Moyen Age.Il y a été certes été réintroduit à petite dose à partir des années 1970, mais en tant que « langue étrangère ». Résultat : l’alsacien, parlé par quasiment toute la population avant la guerre de 1914-1918, est désormais ignoré par 95 % des enfants en bas âge…Ces processus de substitution linguistique se déroulent d’ordinaire sur plusieurs générations et débouchent in fine soit sur une disparition complète de la langue d’origine (c’est le cas du gaulois), soit sur une situation de « diglossie ». En clair : la coexistence, sur un même territoire, de deux idiomes dotés de statuts distincts. A l’un, les fonctions « supérieures » (enseignement, entreprises, administrations, etc.) ; aux autres, les conversations du quotidien. Une distribution qui se manifeste par exemple au Maghreb, avec une démarcation nette entre l’arabe classique (utilisé dans la culture, les médias et la religion) et les arabes dialectaux, mais aussi en France, au profit du français et au détriment des langues régionales.Cette répartition des rôles relève de l’arbitraire. Il aurait généralement suffi que la victoire militaire revienne à l’autre camp pour que la hiérarchie s’inverse. Elle s’accompagne aussi souvent d’une forme de propagande. Le vainqueur assure le plus sérieusement du monde que sa langue est dotée de toutes les qualités tandis que celle du vaincu est supposée ne pouvoir exprimer que des pensées triviales. Le plus comique est que les visions changent selon les époques. Longtemps, les professeurs de la Sorbonne ont refusé d’y voir introduit le français et y ont défendu le monopole du latin. O tempora, o mores…Faut-il le préciser ? La substitution linguistique est toujours une catastrophe. En faisant disparaître une langue, qui représente une création de l’humanité, elle se traduit en premier lieu par un appauvrissement culturel majeur. Et puis, on le sait moins, elle entraîne également des conséquences sociales très graves et désormais bien documentées : alcoolisme, dépressions, suicides, désintégration des cellules familiales… C’est ce que constate par exemple le Congrès mondial sur la santé publique chez les Aborigènes d’Australie ou chez les Amérindiens du Canada.Ah, on allait oublier : la dernière locutrice du kamassien est décédée en 1989. Le russe et le turc, eux, se portent très bien.(1) Language Shift in the United States (Conversion linguistique aux Etats-Unis), par Calvin Veltman. De Gruyter Mouton.RETROUVEZ DES VIDÉOS CONSACRÉES AU FRANÇAIS ET AUX LANGUES DE FRANCE SUR MA CHAÎNE YOUTUBEA lire ailleurs10 synonymes de « du coup »Vous en avez assez d’entendre « du coup » en permanence ? 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Publié en allemand sous le titre Kolonialismus und Sprachen, il n’est pas encore traduit en français.Kolonialismus und Sprachen, par Georg Kremnitz. Editions Lehmanns.Quel breton parle-t-on à l’école ?

Alors que la transmission familiale est quasiment éteinte, l’avenir du breton repose essentiellement sur l’école. Problème : la langue qui y est enseignée est parfois accusée d’être trop éloignée de celle des locuteurs traditionnels. S’appuyant sur un travail de terrain, cet ouvrage rédigé par un universitaire mesure précisément cet écart tout en portant un regard positif sur le breton de ces nouveaux locuteurs.
Quel breton parle-t-on à l’école ?, par Erwan Le Pipec, L’HarmattanDécouvrez le roman d’Anne Mancaux écrit en picardEch Guérdin désespérè (Le jardin désespéré) est le titre de ce roman d’Anne Mancaux, lauréate du prix de littérature en picard 2024. Une manière de renouer avec le prestige de cette langue d’oïl qui connut son heure de gloire à la fin du Moyen Age avec des auteurs comme Adam de la Halle ou Jehan Bodel. Anne Mancaux avait déjà publié un recueil de haïkus en picard.Ech Guérdin désespérè/Le Jardin désespéré. Roman en version bilingue d’Anne Mancaux. Editions Aencre noire.Une pastorale gasconne à AngletOn l’ignore souvent, mais le gascon a été très pratiqué dans des villes présentées aujourd’hui comme basques, notamment à Bayonne et à Anglet. La preuve avec cette pastorale (pièce de théâtre jouée en plein air par des acteurs amateurs issus du même territoire), intitulée La halha de Nadau (La flamme de Noël), qui sera donnée en gascon dans cette dernière ville les 14 et 15 décembre au théâtre de Quintaou.A quoi sert la sociolinguistique ?Cette discipline s’intéresse à la variation, aux normes et aux idéologies linguistiques, au plurilinguisme, aux langues dans leur contexte social. Dans cet ouvrage, une vingtaine de ses représentants se penchent sur divers thèmes qui lui sont rattachés et notamment les processus de domination et de minoration linguistique.La sociolinguistique, à quoi ça sert ? Sens, impact, professionnalisation. Sous la direction de Sylvie Wharton, Samuel Vernet et Médéric Gasquet-Cyrus. Editions Presses Universitaires de Provence.A écouterLe dictionnaire a-t-il « toujours vrai » ?Pour répondre à cette question posée par un enfant, l’équipe des P’tits bateaux de France Inter a fait appel à Laélia Véron, maîtresse de conférences en stylistique et langue française.A regarderCe que l’on sait de la langue des GauloisTrès intéressante vidéo consacrée à ce sujet par la chaîne Passionnés d’Histoire. Elle a notamment le mérite de replacer la civilisation celte en perspective, en parlant des peuples qui ont précédé leur arrivée en « France » et de ses héritiers actuels, notamment au Royaume-Uni et dans « notre » Bretagne. Elle rappelle aussi que tous nos ancêtres n’étaient pas des Gaulois, mais, pour certains, des « Basques ».Le député Paul Molac chante aussi !Le député Paul Molac est à l’origine de la seule loi jamais votée sous la Ve République visant à défendre les langues régionales. Je viens de découvrir qu’il chantait aussi, et très bien, pour autant que je puisse en juger. Ecoutez-le, avec son groupe Ferzaé, filmé ici par France 3 Bretagne.RÉAGISSEZ, DÉBATTEZ ET TROUVEZ PLUS D’INFOS SUR LES LANGUES DE FRANCE SUR la page Facebook dédiée à cette lettre d’information



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Author : Michel Feltin-Palas

Publish date : 2024-12-10 06:15:00

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