L’Express

« Moscou a choisi la guerre hybride » : en Géorgie, la rue face aux manoeuvres des forces prorusses

Manifestation pro-européenne devant le Parlement à Tbilissi, le 28 novembre 2024 en Géorgie




A l’arrière du cortège, sur l’avenue Roustavéli, David distribue à tour de bras des khatchapouri, ces pains géorgiens traditionnels au beurre et au fromage, aux manifestants. « C’est important que les gens restent ici le plus longtemps possible », insiste le jeune homme. Depuis le 28 novembre, des dizaines de milliers de Géorgiens occupent chaque nuit les rues de la capitale, Tbilissi, pour protester contre la décision du gouvernement de suspendre le processus d’adhésion du pays à l’Union européenne « jusqu’en 2028 ».Un report que la population de ce pays du Caucase, proeuropéenne à 80 %, a reçu comme un coup de poignard – la Géorgie est officiellement candidate à l’adhésion à l’UE depuis décembre 2023. Chose rare, la contestation s’est étendue à d’autres villes du pays. Dans les cortèges, des slogans insultent les responsables du Rêve géorgien, le parti au pouvoir, dont les décisions émanent en réalité d’un homme de l’ombre : Bidzina Ivanichvili, l’oligarque fondateur du parti, réputé proche de Moscou.Emmitouflés de drapeaux géorgiens et européens, les manifestants sont équipés de casques de chantier et de masques à gaz pour se protéger des grenades lacrymogènes et canons à eau utilisés par les forces de police postées devant le Parlement. « Nous voulons faire avancer notre pays vers l’Europe, mais le gouvernement nous envoie du gaz dans les yeux et bat les journalistes et les hommes politiques », s’insurge Katerina Sondavidze, étudiante en médecine. Les répressions policières sont montées d’un cran ces derniers jours, blessant plusieurs dizaines de manifestants.L’étudiante réclame aussi de nouvelles élections législatives – le scrutin du 26 octobre dernier, qui a consacré Rêve géorgien pour un quatrième mandat, ayant été entaché d’irrégularités portant la signature des services russes, confiait récemment la présidente de Géorgie, Salomé Zourabichvili, à L’Express. »Le pouvoir veut nous éloigner de l’Europe »Pour éteindre la colère de la rue, l’exécutif assure que l’intégration à l’UE restait sa priorité. Mais Zourab, un avocat de 37 ans, n’est pas dupe. « Le pouvoir veut nous éloigner de l’Europe et de l’Otan, et il donne la possibilité inédite à la Russie d’étendre son influence sur la Géorgie « , dit-il. »Rêve géorgien fait clairement savoir qu’il veut se rapprocher des régimes autoritaires comme la Russie et la Chine, souligne Kornely Kakachia, directeur du think tank Georgian Institute of Politics, à Tbilissi. C’est un tournant décisif pour notre pays qui, dans un contexte de guerre en Ukraine, se trouve actuellement dans une zone grise entre l’Europe et la Russie. » Votées au printemps, la loi sur les « agents de l’étranger », puis celle contre la propagande LGBT, à l’automne, avaient déjà annoncé le revirement antioccidental de la Géorgie. Pour Ghia Nodia, analyste politique à l’université d’Etat Ilia, la décision récente de reporter l’accession à l’UE est « une manière de provoquer des réactions radicales de l’opposition, pour les accuser ensuite d’une tentative de coup d’Etat et s’en débarrasser. »La crise profonde que vit cette ex-république soviétique de 3,8 millions d’habitants n’est pas sans rappeler l’Ukraine de 2014, lorsque les manifestations pro-UE avaient fini par forcer le dirigeant Viktor Ianoukovitch à quitter le pouvoir – entraînant le début de l’invasion du Donbass par les forces séparatistes contrôlées par les Russes. « La différence, ici, c’est que le pouvoir géorgien ne se pose pas officiellement en allié de la Russie, car il serait trop impopulaire », poursuit cette politologue. Le voisin russe est en effet craint et haï par le pays depuis la guerre de 2008 gagnée par les forces du Kremlin, qui occupent toujours 20 % du territoire et sont stationnées en Ossétie du Sud, à 40 kilomètres de Tbilissi. »Un scénario à la vénézuélienne »Pour l’heure, une nouvelle intervention russe reste peu probable, tant elle décrédibiliserait le parti au pouvoir. « Moscou semble lui préférer une offensive hybride », assure la présidente géorgienne. Grand gagnant de la prise de distance de Tbilissi vis-à-vis de l’Europe, Moscou accuse l’Occident de préparer une « révolution de couleur » dans ce pays. De son côté, Rêve géorgien brandit la menace d’une nouvelle invasion russe si l’opposition pro-occidentale prenait le pouvoir – tout en réitérant ses promesses sur une future adhésion à l’UE.Mais ce double discours connaît ses limites. Des diplomates géorgiens ont démissionné à cause de ce revirement géopolitique. Et les principales banques et entreprises du pays ont dénoncé l’éloignement de l’Europe et les violences commises à l’encontre des manifestants. Bien que le mouvement de contestation commence à s’essouffler, il pourrait à nouveau secouer le pays après l’élection présidentielle du 14 décembre – seuls votent les députés et les conseillers locaux. Or, ce collège électoral est largement acquis au pouvoir. Il devrait donc choisir le candidat du Rêve géorgien, l’ex-joueur de foot Mikhaïl Kavelachvili, à la rhétorique antioccidentale, qui avait rédigé l’an dernier la loi controversée sur les agents de l’étranger.La présidente sortante Salomé Zourabichvili a pourtant déjà annoncé qu’elle ne quittera pas son poste « tant qu’il n’y aurait pas de Parlement légitime ». « Un scénario à la vénézuélienne, avec deux présidents, serait terrible pour la Géorgie », juge Kornely Kakachia. Mais l’actuel gouvernement, qui accuse les manifestants d’être financés par « l’étranger », a déjà refusé tout compromis. De quoi renforcer la motivation des plus révoltés. Pour Irakli Abuladze, un cinquantenaire de Tbilissi qui va protester tous les soirs, « les gens continueront de venir tant qu’ils ne seront pas libres ». 300 manifestants sont déjà derrière les barreaux.



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Publish date : 2024-12-10 07:00:00

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