L’Express

« Parfois, la réalité dépasse l’imagination » : en coulisses, l’Europe se prépare au retour de Donald Trump

Volodymyr Zelensky , Emmanuel Macron, et Donald Trump, le 7 décembre au palais de l'Elysée lors d'une rencontre préalable à la cérémonie de réouverture de Notre-Dame




Ses premiers mots résonnent encore à leurs oreilles. La victoire de Donald Trump est à peine confirmée le 6 novembre dernier que les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne se bousculent pour l’appeler. Ensemble, ils ont décidé qu’il fallait interagir rapidement et souvent avec le vainqueur. Mais au bout du fil, après les félicitations de rigueur, le futur président des Etats-Unis laisse vite percer son mécontentement. « C’est le bazar ! Le monde est devenu un vrai bazar, tempête-t-il auprès de l’un de ses premiers interlocuteurs. Quand je suis parti, il n’y avait pas de guerre. Maintenant il y a en a deux, au Moyen-Orient et en Ukraine. Et je vais devoir m’en occuper. » En face, les Européens ne sont pas totalement pris au dépourvu, ils ont préparé des réponses simples dans un langage clair. Au téléphone, ils jouent sur la corde sensible en alertant sur l’effet désastreux que pourrait produire un abandon précipité de l’Ukraine, à un moment où la Chine observe de très près le conflit avec la Russie : le futur président des Etats-Unis d’Amérique a-t-il vraiment envie de passer pour un mou aux yeux de ses homologues russes et chinois ?Ces premiers échanges sont tout sauf anodins. Dans les mois à venir, la marche du monde pourrait dépendre de la capacité de quelques-uns à trouver les bons mots pour s’adresser à Donald Trump. La personnalité de l’ex-magnat de l’immobilier est largement prise en considération dans les stratégies que préparent les dirigeants des pays de l’Union européenne. Ils en ont d’ailleurs discuté lors d’un dîner à Budapest, au lendemain du résultat de l’élection. « Donald Trump a un parcours similaire à celui de Silvio Berlusconi [NDLR : l’ancien Premier ministre italien]. Ils ont une vision différente de la politique, ce sont d’abord des businessmen qui vont défendre leurs intérêts », a décrypté Giorgia Meloni devant ses homologues. Face à un interlocuteur aussi transactionnel, la présidente du Conseil italien a préconisé d’être ultra-pragmatique et de défendre sans états d’âme les priorités européennes. « L’Europe se voudrait centrale, mais la nouvelle administration va consacrer 95 % de son temps aux intérêts américains, 3 % à la Chine et 2 % au reste du monde », met aussi en garde un diplomate européen.L’Ukraine, sujet le plus pressant »Notre grand souci, c’est son imprévisibilité », confesse de son côté l’un de ceux qui ont réfléchi en amont aux répercussions du come-back de Donald Trump. A Bruxelles, des experts de la Commission et du Service européen pour l’action extérieure ont planché depuis six mois, en concertation avec certaines capitales, dont Paris. Au Quai d’Orsay, les travaux ont discrètement commencé il y a un an. « Nous avons pris très au sérieux tout ce qu’il disait pendant sa campagne, pas question d’écarter quoi que ce soit d’un revers de main », raconte l’un des hauts fonctionnaires impliqués.Aux yeux de tous, le sort de l’Ukraine s’impose comme le sujet le plus pressant. Ainsi, quand Donald Trump s’est vanté de pouvoir faire la paix en vingt-quatre heures, les experts ont réfléchi aux implications de sa déclaration. « Vladimir Poutine, qui n’y a pas intérêt, l’entortillerait, et cela nous ferait gagner du temps pour nous préparer », veut croire une source européenne. Les scénarios s’échelonnent du « plus dégradé » (l’Ukraine contrainte à la capitulation, alors que la Russie obtient tous les territoires qu’elle revendique) au « plus favorable » (une aide américaine maintenue pour l’Ukraine afin qu’elle arrive à la table des négociations en position de force). Chaque fois, les spécialistes cherchent comment les Européens pourront s’adapter. « Parfois la réalité a dépassé ce que nous étions capables d’imaginer », admet l’un d’eux. Comme lorsque le futur vice-président J. D. Vance a menacé de conditionner le soutien américain à l’Otan à la manière dont l’Union européenne réglementerait la plateforme X d’Elon Musk…Mark Rutte, l’homme qui sait murmurer à l’oreille de TrumpD’ici à son entrée en fonction le 20 janvier, les alliés des Etats-Unis espèrent convaincre Donald Trump de ne pas lâcher Kiev. Ils sont prêts à faire plus, mais ils ont besoin de temps. Pour passer le message, ils misent beaucoup sur un ex-pilier du Conseil européen, le Néerlandais Mark Rutte, devenu cet automne le secrétaire général de l’Otan. Décrit comme un opérateur politique hors pair, ce « Trump whisperer », choisi pour sa capacité à murmurer à l’oreille du futur locataire de la Maison-Blanche, s’est déjà rendu en Floride fin novembre pour renouer le contact.L’ancien Premier ministre des Pays-Bas a peaufiné un narratif avec quelques alliés, dont Emmanuel Macron. Il met en avant la mondialisation du conflit en Ukraine et le « fait horrifiant » que la Russie, la Corée du Nord, la Chine et l’Iran travaillent ensemble. Chaque fois qu’il intervient devant la presse, Mark Rutte déroule méthodiquement cet argumentaire taillé sur mesure pour des Américains tentés par un pivot vers l’Asie. « La zone euro-atlantique et la zone indo-pacifique sont de plus en plus connectées », a-t-il ainsi plaidé le 19 novembre à Bruxelles.Un argumentaire sophistiqué. Trop, peut-être, pour Donald Trump. « Pour l’amadouer, il faut avant tout que les Européens en fassent vraiment, vraiment plus pour leur défense », estime Camille Grand, chercheur au Conseil européen pour les relations internationales. Aujourd’hui, les Vingt-Sept frôlent les 2 % de PIB consacrés aux dépenses militaires, mais les Etats-Unis pourraient exiger 3 %. Or, les Européens peinent à se mettre en ordre de marche… Certes, il y a désormais un commissaire européen chargé de la défense, l’ancien Premier ministre lituanien Andrius Kubilius, qui doit présenter rapidement un livre blanc listant des options pour augmenter les capacités de l’industrie européenne de l’armement. Mais il faudra attendre début février pour que les chefs d’Etat et de gouvernement aient une véritable discussion stratégique sur le sujet lors d’une « retraite informelle » prévue à Louvain en Belgique.L’épineuse question des droits de douaneIl y a pourtant urgence face aux divisions persistantes. De nombreux pays rechignent encore à s’émanciper trop franchement des Etats-Unis, et la France demeure isolée dans sa volonté farouche de construire une industrie européenne véritablement autonome. « C’est vraiment la bataille au cœur des discussions en cours », souffle une source bien informée. L’Allemagne, les pays Baltes ou la République tchèque sont tentés d’acheter américain pour rester dans les bonnes grâces de Washington. Même les Polonais, qui ont fortement augmenté leurs investissements militaires et qui plaident pour un endettement commun des Européens, militent en parallèle pour l’achat massif de matériel aux Etats-Unis.Car, outre ces sujets liés à leur sécurité, les Européens se préparent aussi à des tensions économiques avec leur premier partenaire. Pour réduire le déficit commercial américain, Donald Trump veut mettre en place des taxes douanières de 10 % sur les importations de produits venus du Vieux Continent. Le coût pour l’UE serait compris entre 0,5 et 1,5 % de PIB par an… La guerre commerciale qu’il entend lancer avec la Chine aura aussi des répercussions, l’Europe risquant de devenir le débouché prioritaire des produits chinois. A Bruxelles, la Commission a donc préparé une riposte dont le détail reste encore secret. « On refait 2018 en plus rapide et plus radical », lâche l’une des rares personnes dans la confidence. Il y a six ans, lorsque les Etats-Unis avaient taxé leurs exportations d’acier et d’aluminium, les Vingt-Sept avaient contre-attaqué en ciblant certains produits emblématiques comme les Harley-Davidson, le bourbon ou les jeans Levi’s.En plus de cet éventuel bâton, Bruxelles brandit aussi quelques carottes. « Nous achetons encore beaucoup de gaz naturel liquéfié à la Russie. Pourquoi ne pas le remplacer par du GNL américain moins cher ? », a lancé Ursula von der Leyen le 8 novembre à Budapest, sans l’accord préalable des dirigeants des pays européens. Certains regrettent cette sortie, estimant qu’il fallait garder cet atout dans leur manche pour le poser sur la table au moment le plus opportun. C’est aussi la solution envisagée dans l’entourage du Premier ministre polonais Donald Tusk, qui va prendre la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne au 1er janvier : acheter du GNL et des armes aux Etats-Unis pour réduire le déficit commercial, dissuader Trump d’imposer des droits de douane et renforcer dans un même mouvement l’arsenal européen. Une combinaison qui pourrait séduire les pays soucieux avant tout de l’état de leur économie, comme l’Allemagne ou l’Espagne, et ceux en première ligne face à la Russie, comme les Baltes ou les scandinaves. Mais qui ne plaît pas du tout à Paris, qui aimerait équiper les Européens avec son matériel militaire.Orban et Meloni ont une carte à jouerCommerce, défense, mais aussi relations avec la Chine, climat, dérégulation, numérique… Sur tous ces thèmes, les Vingt-Sept vont devoir se repositionner. Ils attendent avec appréhension les premiers pas du successeur de Joe Biden. Mais, dans l’intervalle, les nouvelles équipes des institutions européennes se mettent en place. Depuis le 1er décembre, Ursula von der Leyen a entamé un second mandat à la tête d’une Commission fortement renouvelée : le portugais Antonio Costa occupe la présidence du Conseil européen, tandis que l’estonienne Kaja Kallas a pris les rênes de la diplomatie. Il faudra attendre les élections en Allemagne en février pour disposer du casting complet des poids lourds européens.Qui pourra communiquer au mieux avec Donald Trump pour l’influencer ? Ursula von der Leyen risque de payer sa grande proximité avec Joe Biden. Malgré une France affaiblie par ses difficultés économiques et son instabilité politique, Emmanuel Macron demeure incontournable aux yeux de ses pairs : les deux hommes se connaissent déjà (et ils se sont entretenus récemment à l’Elysée, avec Volodymyr Zelensky, à l’occasion de la réouverture de Notre-Dame, où Trump étaient assis à côté du président français), et Paris pèse par son statut de puissance nucléaire. Reste que le mieux placé pourrait être… Viktor Orban ! « Ce que l’on entend aujourd’hui dans la bouche de Donald Trump sur la guerre en Ukraine, c’est ce que Viktor Orban nous dit depuis deux ans », constate un participant au Conseil européen. De quoi donner une stature nouvelle au Premier ministre hongrois au sein du concert des Vingt-Sept… Depuis Rome, Giorgia Meloni a également une carte à jouer, grâce à sa proximité avec l’entrepreneur Elon Musk. « Via cet accès, elle peut avoir une influence colossale, tant les relations interpersonnelles sont essentielles dans l’environnement Trump », poursuit notre interlocuteur.Handicapés par un moteur franco-allemand aux abonnés absents, les Européens vont devoir utiliser tous les canaux et jouer sur tous les tableaux. Après avoir affronté la crise de la zone euro, la crise migratoire, le Brexit, une pandémie et une guerre sur leur sol, ils savent qu’ils vont une nouvelle fois au-devant de fortes turbulences qui vont tester leur cohésion. Et tout pourrait aller très vite, tant Donald Trump semble décidé à avancer à marche forcée. « L’Union européenne est fondamentalement très lente, mais quand l’essentiel est en jeu elle peut réagir très rapidement », veut croire un diplomate expérimenté. Le compte à rebours est enclenché.



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Author : Isabelle Ory

Publish date : 2024-12-23 06:15:00

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