L’Express

Dassault, la révolution silencieuse : les secrets d’une guerre de succession

Le PDG de Dassault Aviation, Eric Trappier, prendra la direction du groupe Dassault le 9 janvier prochain.




Les maisons hantées existent. Le 9, rond-point des Champs-Elysées, saint des saints de l’empire Dassault, est peuplé d’ombres. Il faut franchir les hautes grilles, grimper une volée de marches et pénétrer dans le salon d’entrée pour rencontrer les maîtres des lieux. Au mur, sous l’un des derniers exemplaires de l’hélice « Eclair », première invention de Marcel Dassault en 1916, les photos alignées du fondateur du groupe, de ses fils, Claude et Serge, et de l’un de ses petits-fils, Olivier, disparu dans un accident d’hélicoptère en 2021. Cet hôtel particulier, folie du duc de Morny, demi-frère de Napoléon III, qui le fit construire pour satisfaire les désirs de sa maîtresse la comtesse Le Hon, est bien plus qu’une simple adresse. C’est un livre d’histoire.L’histoire d’abord d’une famille, les Bloch, devenue Dassault au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et dont les tragédies, les déchirements, les haines, les victoires sont indissociables du récit national de ces cent dernières années. L’histoire également d’un groupe, l’un des plus beaux fleurons du capitalisme français, à la croisée singulière de la défense avec Dassault Aviation, ses Mirage et autres Rafale, de la haute technologie avec Dassault Systèmes, champion mondial du logiciel, des médias avec Le Figaro et du monde de l’art avec Artcurial, devenue l’une des plus belles maisons de vente de la planète.Combien de contrats secrets ont été signés dans les bureaux discrets aux murs coquille d’œuf de ce petit palais ? Ici, le luxe est fané. Pas de toiles de Rothko ou d’un pape quelconque du street art. Des photos d’avions – beaucoup –, des clichés d’Olivier Dassault dans l’une des salles de travail. Quelques huiles, cadeaux d’affaires incongrus, parfois accrochées de guingois. Dans un coin, une commode Louis XV côtoie une imprimante antédiluvienne. De longs couloirs, où s’alignent des rangées de chaises, déboulent sur des escaliers de service qui desservent cuisine et salle à manger. Seules les dorures du salon de réception, ultime hommage à la comtesse et ses caprices, ont traversé les siècles. Les signes de puissance sont ailleurs. Mieux, ils sont invisibles.Guerre de successionLe 9 janvier prochain, une petite révolution va troubler le temps figé du siège de la holding qui chapeaute toutes les activités du groupe. Charles Edelstenne, incontournable directeur général du groupe Dassault, va transmettre les clés de l’empire à Eric Trappier, le PDG de Dassault Aviation. Un passage de relais annoncé de longue date, en février dernier, histoire de faire taire les rumeurs. L’ex-comptable du fondateur Marcel, bras droit de Serge et son successeur à la tête de la holding à la mort de ce dernier, a laissé des instructions précises. Pas de fête, ni de dîner surprise. Chez ces gens-là, on ne plastronne pas, on travaille et on tire sa révérence le moment venu. « Quand j’ai quitté le groupe, je n’ai rien fait, c’est dans la tradition », raconte Bernard Monassier, l’ex-notaire de la famille, et ancien membre du comité des sages, ce cénacle de personnalités indépendantes créé par Serge Dassault pour réfléchir aux destinées de l’entreprise.A bientôt 87 ans, Charles Edelstenne lâche donc la barre. En 2022, atteint déjà par la limite d’âge gravée dans les statuts, il avait été reconduit pour deux ans. Il se serait bien vu continuer encore un peu. Tant d’années au service des Dassault et de leurs entreprises ; toute une vie, et le vide après. Mais les héritiers en ont décidé autrement.Qui alors pour lui succéder ? L’hypothèse qu’un des descendants de Serge prenne le contrôle a rapidement été écartée. A vrai dire, elle n’a même jamais été envisagée. Trop de détestations, de haines recuites, pas vraiment l’envie, ni les compétences requises glissent les mauvaises langues. Dès lors, la guerre de succession s’est jouée ailleurs, hors de la famille, même si certains héritiers ont bien été tentés de pousser leur champion. Jean-Pierre Raffarin aurait été proposé un temps par Laurent Dassault. Si le CV de l’ancien Premier ministre cochait toutes les cases, notamment celle du carnet d’adresses, très utile pour négocier des contrats d’armement, ses relations trop courtoises avec le pouvoir chinois auraient fait tiquer certains membres de la famille et du comité des sages.Un fauteuil pour deuxAlors, il y a près de dix-huit mois, décision fut prise de trouver la perle rare en interne. « Le choix s’est fait de façon très tranquille et la décision a été votée à l’unanimité des héritiers de Serge Dassault », explique un intime de la maison. La réalité est un peu plus complexe. Le scénario d’un triumvirat composé d’Eric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, de Bernard Charlès, celui de Dassault Systèmes et d’Olivier Costa de Beauregard, l’homme des chiffres de la holding, a été échafaudé. Mais le pouvoir ne se divise pas, il s’exerce. Surtout dans la maison Dassault. Exit donc l’attelage baroque et forcément instable. Il a fallu trancher entre les deux barons les plus puissants du royaume : Trappier ou Charlès ?Le premier, réputé proche de la famille, a été nommé à la tête de Dassault Aviation en 2012. C’est lui qui a décroché les premiers contrats d’exportation du Rafale, extirpant l’entreprise d’une décennie noire en matière de vente à l’étranger et clouant le bec à tous les grincheux qui ont tant dénigré l’avion de combat tricolore. Le second, proche d’Edelstenne, avec lequel il a fondé Dassault Systèmes, a pour lui la puissance financière. « C’est un visionnaire. Un Elon Musk à la française, sans les excentricités et les dérives », s’enflamme un ponte de l’entreprise. En deux décennies, Dassault Systèmes est devenue la cash machine du groupe, avec un chiffre d’affaires de près d’un milliard d’euros supérieur à celui de l’avionneur. Et une capitalisation boursière quasiment trois fois plus élevée. L’une des plus belles réussites de la tech française, ce qui fait dire à son patron que le nom de Dassault est désormais davantage connu à l’étranger pour ses logiciels sophistiqués que pour ses avions de combat. Bernard Charlès aurait-il été fini par irriter certains membres de la famille alors que sa rémunération totale a atteint en 2023, 46,8 millions d’euros, ce qui en fait le dirigeant le mieux payé de toutes les entreprises du SBF 120, d’après les calculs de Proxinvest ?La pièce est tombée du côté d’Eric Trappier, qui va cumuler son poste de PDG de Dassault Aviation et celui de directeur général de la holding, en plus de sa casquette de président de la très puissante UIMM, le syndicat de la métallurgie. Bernard Charlès, lui, restera aux manettes de Dassault Systèmes mais rapportera directement au conseil de surveillance. Maigre consolation : pas de lien de subordination entre les deux hommes.Reste à savoir combien de temps ce tandem peut durer. « A court terme, aucun problème, mais je n’en mettrais pas ma main au feu si on se projette à deux ans », souffle un membre du comité des sages. Le 9 janvier, Eric Trappier – qui viendra de fêter ses 65 ans – s’installera donc dans le fauteuil de Charles Edelstenne, dans le bureau, côté jardin, au deuxième étage de l’hôtel particulier du Rond-point. En 1952, lorsque Marcel Dassault acheta ce petit palais, il décida d’occuper deux bureaux. L’un, à l’est, pour admirer l’aube rosir les Champs-Elysées. L’autre, à l’opposé, côté ouest, pour suivre les derniers rayons du soleil caresser les grands arbres du jardin. A son décès, son fils Serge s’était installé dans le premier, préférant l’agitation de la grande avenue au bruissement des frondaisons. Depuis sa mort, la pièce est inoccupée. Elle le restera. Mais les fantômes sont là. Le soleil ne se couche jamais sur la maison Dassault.



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Author : Béatrice Mathieu

Publish date : 2024-12-29 16:00:00

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