Les cartes du jeu géopolitique en Asie du Sud ont été rebattues. Et New Delhi, puissance régionale, doit désormais naviguer dans un environnement hostile. La spectaculaire et subite dégradation des relations entre l’Inde et le Bangladesh, jusque-là proches alliées, en est l’illustration la plus spectaculaire. La chute de la Première ministre Sheikh Hasina, chassée par un mouvement étudiant de masse le 5 août 2024, a changé la donne entre les deux voisins.
Forcée de prendre la fuite, la « Dame de fer asiatique » a trouvé refuge à New Delhi, où elle séjourne confortablement dans les beaux quartiers de la capitale indienne. De quoi irriter le gouvernement intérimaire bangladais, dirigé par le prix Nobel de la Paix Muhammad Yunus, qui réclame désormais son extradition. A 76 ans, l’ancienne dirigeante est poursuivie par un tribunal du Bangladesh pour crime contre l’humanité dans le cadre de l’enquête sur la sanglante répression des manifestations ayant précipité son départ. Elle est également accusée d’avoir joué un rôle dans la disparition de centaines de personnes au cours de ses 15 années à la tête du pays.
« Extension du capitalisme de connivence »
Mais le malaise entre Delhi et Dacca est plus profond. « Une grande partie des Bangladais semble estimer que la politique indienne depuis 2009 les a privés de leur droit de choisir librement leurs dirigeants et qu’une relation inégale a été forgée avec Hasina », écrit dans un post de blog, Ali Riaz, politologue. L’Inde a toujours porté un soutien sans faille au régime de Sheikh Hasina, devenu au fil des ans de plus en plus autoritaire. New Delhi, comme d’autres puissances occidentales, a fermé les yeux sur les multiples violations des droits de l’homme mais aussi sur la répression systématique de l’opposition et sur les accusations de fraudes électorales flagrantes, permettant à la cheffe du gouvernement de se maintenir au pouvoir. En échange, l’Inde a obtenu de nombreuses concessions de la part de cette dernière. Le magnat Gautam Adani, proche de Narendra Modi, a ainsi décroché un contrat pour fournir de l’électricité au pays pendant vingt-cinq ans à des prix supérieurs à ceux du marché.
« Sous Modi, New Delhi a adopté cette approche avec la plupart de ses petits voisins, avec des conséquences parfois fâcheuses », juge Sushant Singh, maître de conférences à Yale, dans la revue Foreign Policy. « Le traitement préférentiel accordé par des gouvernements tels que celui de Hasina aux entreprises favorisées par Modi – une extension du capitalisme de connivence indien – a encore accru les soupçons quant aux intentions de New Delhi », poursuit cet expert. Le président sri-lankais de gauche, fraîchement élu au mois de septembre, a d’ailleurs promis que deux projets du groupe de Gautam Adani au Sri Lanka seraient examinés par le Parlement.
L’Inde cumule depuis plusieurs mois les difficultés dans les pays traditionnellement considérés comme appartenant à sa « sphère d’influence ». En l’espace d’un peu plus d’un an, les Maldives puis le Népal ont vu l’avènement de dirigeants hostiles à New Delhi. Le nouveau Premier ministre népalais, arrivé au pouvoir au mois de juillet, se veut plus proche de la Chine. Aux Maldives, le président Mohamed Muizzu, a été élu en septembre 2023 au terme d’une campagne « India Out » (« L’Inde dehors »). Il a contraint New Delhi à rapatrier ses quelque 90 soldats présents dans l’archipel. Ces derniers ont été remplacés par du personnel civil. Au mois de mars, Malé a signé un accord « d’assistance militaire » avec Pékin et d’autres accords ont également été passés dans les domaines des infrastructures, de l’énergie, des secteurs maritime et agricole.
New Delhi craint un rapprochement de Dacca avec Pékin
Ces développements actent-ils un échec de la politique « Neighborhood First » (le voisinage d’abord) voulue par le Premier ministre indien Narendra Modi ? Pour l’ex-diplomate Sushant Singh, cette approche a « échoué » en raison de « différends frontaliers et de désaccords bilatéraux, de l’exécution tardive des projets de développement par l’Inde et de l’influence croissante de la Chine dans la région ». D’autres soulignent que les voisins de l’Inde, y compris le Bangladesh, n’ont pas d’autre choix que d’établir des relations économiques avec elle.
Pour preuve, les Maldives ont signé, au mois d’octobre, un important accord d’échange de devises avec l’Inde pour un montant de 750 millions de dollars afin de surmonter la pénurie de devises étrangères de l’île. Depuis son élection, Mohamed Muizu, le président jugé pro-Pékin, a adouci sa rhétorique anti-indienne, affirmant notamment qu’il ne bouleverserait pas l’équilibre régional en remplaçant les militaires indiens par des soldats chinois. « A long terme, ce que tout le monde souhaite, ce sont des relations équitables et justes. L’Inde est leur plus grand voisin et celui qu’ils connaissent le mieux, s’ils jouent le jeu, ils pourront en tirer profit », estime pour sa part Manjeev Puri Singh, ancien diplomate indien, qui fut notamment en poste à Katmandou.
Le gouvernement intérimaire au Bangladesh n’a cessé de répéter qu’il souhaitait maintenir de bonnes relations avec l’Inde, tout en misant sur d’autres partenariats. « En plus de se tourner vers l’Union européenne et les États-Unis, Dacca cultivera également des relations dans sa propre région. Les partenaires de développement qui dépensent beaucoup, comme la Chine et le Japon, pourraient en bénéficier », prédit Thomas Kean de Crisis Group. New Delhi craint justement que le gouvernement intérimaire se montre plus favorable à la Chine, alors que les deux géants asiatiques se livrent une guerre d’influence géopolitique et commerciale dans plusieurs pays de la région. Par ailleurs, Dacca a amorcé un rapprochement avec le Pakistan, ennemi juré de l’Inde.
L’Inde tente donc de naviguer dans les eaux géopolitiques tumultueuses de sa région avec pour principale préoccupation l’influence grandissante de la Chine. Le géant sud asiatique devra également composer avec la nouvelle administration Trump, qui, si elle semble partager ses préoccupations dans l’Indo-pacifique liées aux actions de Pékin, pourrait mettre New Delhi sous tension en matière d’immigration illégale ou sur le plan commercial. Le jour même de son investiture, le 20 janvier, Donald Trump a prévenu que si les pays des Brics (dont l’Inde fait partie) envisageaient de réduire l’utilisation du dollar dans les échanges internationaux, alors il leur imposerait des droits de douane d’au moins 100 %. L’Inde, qui est devenue le troisième pays pourvoyeur de migrants illégaux aux Etats-Unis – on estime qu’ils seraient quelque 725 000 sur le sol américain – a assuré qu’elle faciliterait le retour des migrants illégaux. Quelque 18 000 Indiens seraient menacés d’expulsion.
Source link : https://www.lexpress.fr/monde/asie/face-a-la-chine-de-xi-jinping-linde-voit-sa-sphere-dinfluence-lui-echapper-OXECCMD35FARDOXHX6M65A3WL4/
Author :
Publish date : 2025-02-01 08:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.