« Grâce aux communications numériques, aux missiles intercontinentaux, aux voyages en avion, aux satellites spatiaux, et bien d’autres technologies, les différentes parties du globe s’influencent désormais aussi intimement que les différentes régions de l’Allemagne dans les années 1920 et 1930. […] Ce nouveau Weimar mondial connaîtra-t-il le même destin cataclysmique que l’ancien Weimar allemand ? ». Le dernier ouvrage du reporter américain Robert Kaplan, Wasteland : A World in Permanent Crisis (non traduit), paru outre-Atlantique en janvier dernier, se lit comme un thriller. Il ne s’agit pourtant en rien d’une fiction. Géopolitologue et auteur de nombreux ouvrages à succès, Kaplan juge « troublantes » les similitudes entre notre époque et celle qui précipita l’Allemagne, puis le monde entier, dans le chaos des années 1930. Selon lui, le monde est devenu une immense République de Weimar. « Ainsi, au lieu d’une Allemagne fragmentée en Länder interconnectés où une crise dans l’un pouvait rapidement se propager aux autres, nous vivons aujourd’hui dans un monde où chaque pays est lié aux autres de manière si profonde qu’une crise en un seul endroit peut déclencher un effet domino aux conséquences presque universelles », écrit l’auteur, qui n’anticipe pas l’arrivée d’un Hitler 2.0 – « le monde reste encore trop diversifié » et « chaque tyran est unique ».
Autres facteurs d’instabilité : « les démons technologiques qui pulluleront » ainsi que le déclin des grandes puissances comme la Russie, la Chine et les Etats-Unis, qui « marque la fin des vertus stabilisatrices de l’impérialisme ». Réputé autant pour la justesse de ses analyses géopolitiques que pour son image de « prophète du chaos », Robert Kaplan rappelle toutefois qu' »aucun analyste ne peut prévoir avec certitude la situation d’un pays dans plusieurs décennies. Ce qu’un journaliste ou un analyste peut faire, c’est rendre le lecteur moins surpris par ce qui va arriver dans une région donnée sur un horizon de moyen terme ». Dans un entretien exclusif pour L’Express, celui qui a été désigné en 2011 comme l’un des « 100 plus grands penseurs mondiaux » par Foreign Policy passe en revue les zones les plus sensibles de la planète : la Russie post-Poutine, les tensions dans le Pacifique, l’Amérique de Trump, ainsi que les nombreux défis qui attendent l’Europe. Et en conclusion, l’auteur nous livre une lueur d’espoir…
L’Express : « L’ordre doit précéder la liberté, car sans ordre, il n’y a de liberté pour personne. La République de Weimar, faute de l’ordre requis, est finalement devenue une menace pour la liberté, malgré l’explosion artistique qu’elle a favorisée », écrivez-vous, en dressant un parallèle avec l’état du monde aujourd’hui. Quelles similitudes voyez-vous entre les deux époques ? L’Allemagne et la planète, ce n’est pas la même échelle…
Robert Kaplan : Justement ! Les similitudes entre la République de Weimar et notre monde actuel tiennent essentiellement à une question d’échelle géographique. Les dimensions limitées de la Terre constituent un facteur d’instabilité. A mesure que le monde devient plus interconnecté et que la technologie réduit les distances, nous nous retrouvons aussi proches les uns des autres qu’un habitant de la République de Weimar pouvait l’être d’un autre, à l’époque. La République de Weimar était un empire sans empereur. Dans sa volonté de ne pas reproduire les autocraties du Kaiser et de Bismarck, elle est allée à l’extrême opposé en adoptant une Constitution qui a rendu son système fondamentalement ingérable, avec des crises gouvernementales incessantes. L’Allemagne était fragmentée en Länder interconnectés. Une crise dans l’un pouvait rapidement se propager aux autres. Notre monde aujourd’hui est dans la même situation : nous sommes plus connectés que jamais à bien des égards, et pourtant les crises se succèdent. Un conflit au Moyen-Orient peut désormais provoquer une crise intérieure aux Etats-Unis, à un degré autrefois inimaginable. Une escalade à Taïwan ou en mer de Chine méridionale aurait des répercussions immédiates sur les marchés boursiers mondiaux. La guerre en Ukraine affecte l’ensemble de l’Europe ainsi que les Etats-Unis et l’Occident. Nous naviguons ainsi d’une crise à l’autre, dans ce que je qualifie de « chaos global ». Et comme je l’explique dans mon livre, un monde interconnecté, mais sans véritable gouvernance, est un monde vulnérable.
Comment remettre de l’ordre à l’échelle mondiale ?
Je ne vois pas de solution immédiate. Mais je ne prédis pas non plus l’émergence d’un nouveau Hitler. Le monde est encore trop diversifié pour qu’un tel scénario se reproduise. Je souligne également que la République de Weimar aurait pu connaître une issue différente. Il n’y avait aucune fatalité à ce que cela se termine avec Hitler. L’Histoire n’est pas une simple question de destin ou de déterminisme : elle est aussi façonnée par d’innombrables contingences humaines. J’utilise donc l’exemple de Weimar comme un avertissement pour notre monde actuel, qui deviendra encore plus proche, plus claustrophobe, de plus en plus anxieux et plus connecté, même s’il n’y aura rien qui s’apparente à un gouvernement mondial.
Les dirigeants des démocraties actuelles vous semblent-ils aussi ignorants des dangers pesant sur la stabilité mondiale que l’était l’élite allemande face à la montée du nazisme ?
A vrai dire, la République de Weimar comptait de grands leaders intellectuels. Gustav Stresemann et Heinrich Brüning par exemple [NDLR : respectivement chanceliers en 1923 et en 1930], étaient des technocrates compétents. Le problème ne résidait pas tant dans la qualité des dirigeants que dans l’ingouvernabilité d’un système. Surtout si l’on tient compte des cataclysmes économiques de l’époque, qui ont mis beaucoup d’Allemands au chômage ou détruit leur vie à cause de l’inflation et qui, dans un sens, ont ouvert la voie aux extrêmes.
Je ne qualifierais pas les dirigeants démocratiques actuels d’incompétents, mais plutôt de médiocres. Aux Etats-Unis, nous avons tendance à attribuer une importance quasi affective à des figures comme Bill Clinton, Barack Obama et Joe Biden, simplement parce qu’ils ont gouverné de notre vivant. Mais en réalité, je pense qu’ils resteront dans l’Histoire comme des présidents de second plan. Seul George W. Bush laissera une empreinte durable, mais négative, en raison de la guerre en Irak. Quant à Donald Trump, il est une figure historique mondiale, mais là encore, pour les mauvaises raisons.
Soljenitsyne aurait sûrement considéré Poutine comme un leader raté
En Europe, Olaf Scholz, Keir Starmer ou même Emmanuel Macron – qui, bien que compétents, travailleurs et innovants -, apparaissent eux aussi comme des dirigeants médiocres. Etonnamment, le meilleur Premier ministre en Europe actuellement vient d’un pays qui n’est pas central dans le jeu politique mondial : Kyriakos Mitsotakis, en Grèce. Il est sans doute le meilleur dirigeant grec depuis plusieurs décennies. Mais cela reste un pays d’environ 10 millions d’habitants, avec une influence marginale sur les grandes dynamiques mondiales que j’évoque dans mon livre.
Vous semblez avoir perdu foi en les institutions internationales, notamment l’ONU…
Eh bien si l’OTAN est une réalité, une organisation qui compte énormément, l’ONU, en revanche, a beaucoup moins de pouvoir et d’influence aujourd’hui qu’elle n’en avait durant la guerre froide. Aux États-Unis, lorsque j’étais enfant, tout le monde connaissait le nom du secrétaire général des Nations Unies. Il jouissait d’une véritable notoriété. Aujourd’hui, en dehors des cercles spécialisés en politique étrangère, peu de gens sauraient citer son nom. L’ONU est devenue une organisation internationale parmi d’autres. Certes, elle mène de nombreuses enquêtes et apporte son aide à de nombreux pays en développement, mais en ce qui concerne les grandes questions de guerre et de paix, son influence est bien moindre qu’autrefois. D’ailleurs, vous noterez que les gens parlent souvent de Davos et du groupe Bilderberg, et de moins en moins de l’ONU…
« Bien que le communisme soit mort en Europe en 1989, la destruction spirituelle et politique qu’il a engendrée – sans même parler des dégâts architecturaux – perdure encore aujourd’hui et joue un rôle sous-jacent dans notre crise permanente », déplorez-vous. N’est-ce pas un peu exagéré ? Le communisme ne concerne plus qu’une poignée de pays dans le monde…
Bien au contraire ! Je pense que le communisme joue encore un rôle majeur dans le monde d’aujourd’hui, ne serait-ce que parce que le système de Poutine en est largement issu. Rappelons que l’Union soviétique a duré sept décennies et qu’elle a causé bien plus de destructions sociales parmi les populations que l’occupation de l’Europe de l’Est pendant la guerre froide. Et cette déstructuration sociale et morale a, selon moi, façonné la Russie actuelle. J’en veux pour preuve que Poutine détient aujourd’hui plus de pouvoir que n’importe quel dirigeant russe depuis Staline. Donc, si l’on considère à la fois l’héritage du communisme en Russie et l’influence toujours prégnante du léninisme en Chine, il s’agit là de deux des plus grandes puissances mondiales. Donc vous voyez, l’héritage du communisme reste significatif.
L’écrivain russe Alexandre Soljenitsyne, que vous décrivez comme « un conservateur attaché à l’ordre », aurait été « attristé par la catastrophe militaire russe lors des premières phases de la guerre en Ukraine », écrivez-vous. S’il était encore en vie, que penserait-il de Poutine ?
Il l’aurait sans doute qualifié de leader raté, car il a entraîné la Russie dans une guerre si dévastatrice qu’elle a affaibli l’empire russe, que ce soit dans le Caucase, en Asie centrale, en Sibérie, etc. Un conflit qui dure depuis trois ans et qui absorbe littéralement toute l’énergie, les ressources financières et la main-d’œuvre de la Russie. Soljenitsyne, qui était un fervent nationaliste russe aurait été profondément contrarié par cette situation. Grand penseur, il avait notamment mis en lumière l’incompétence du tsar Nicolas II, tout en reconnaissant l’absence d’alternative viable à ce dernier. Bien qu’ayant toujours considéré que l’Ukraine faisait partie de la Russie, Soljenitsyne aurait probablement perçu les erreurs stratégiques de cette invasion.
Selon vous, les effets de la guerre en Ukraine, dans les années à venir, « pourraient avoir des conséquences des plus sérieuses, pour le meilleur ou pour le pire ».
Oui. A mon sens, la couverture médiatique a tendance à normaliser les événements. La guerre en Ukraine se poursuit, encore et encore. Des dizaines de milliers de personnes sont tuées, des chars sont détruits. Et pourtant, elle est aujourd’hui reléguée en deuxième ou troisième page des journaux, comme si elle était devenue « banale ». Cette normalisation nous fait progressivement perdre de vue l’intensité de cette guerre ainsi que son impact émotionnel. Pourtant, je suis convaincu que la guerre en Ukraine est un tournant majeur dont les conséquences marqueront durablement la Russie et l’Europe. Notamment la période post-Poutine…
C’est-à-dire ?
La Russie a toujours été relativement peu institutionnalisée. Son territoire immense s’étend sur 11 fuseaux horaires, couvrant près de la moitié des longitudes terrestres, et pourtant, il n’a jamais été pleinement gouverné. Prenons une comparaison : si Xi Jinping tombait malade ou venait à disparaître demain, le Comité permanent du Parti communiste chinois élirait un nouveau dirigeant. La Chine dispose d’une bureaucratie solide, d’un système en place. La transition ne serait pas aisée, mais un successeur serait vite désigné. Cela pourrait entraîner un changement profond… ou non. Mais il n’y aurait pas de chaos.
En revanche, si Poutine devait mourir demain, aucun mécanisme clair ne garantirait une transition ordonnée. Tout est centré sur lui, ce qui rend la situation extrêmement incertaine. En termes de chaos potentiel, la Russie post-Poutine pourrait même devenir une variante de l’ex-Yougoslavie.
A quoi ressemblera la vie de Poutine une fois la guerre terminée ?
Si accord de paix il y a, l’avenir de Poutine dépendra avant tout de l’état de l’économie russe. C’est le principal facteur qui le maintient au pouvoir, et qui pourrait encore lui permettre de se maintenir une fois la guerre terminée. Les oligarques et les hauts responsables militaires en Russie redoutent son départ par crainte du chaos. Une forme d’anarchie pourrait facilement émerger après Poutine. Beaucoup parmi ces élites pensent peut-être en privé qu’il a commis une erreur en envahissant l’Ukraine, mais ils ne voient ni figure ni force politique capable de le remplacer sans provoquer une crise interne majeure.
Comment le dirigeant russe sera-t-il jugé par l’Histoire ?
Il sera jugé sévèrement, y compris par les Russes eux-mêmes, en raison de l’invasion de l’Ukraine. Regardez combien de pouvoir et d’influence Poutine avait en Europe avant cette guerre. Il avait, d’une certaine manière, transformé l’Allemagne en une puissance neutre, fortement dépendante du gaz russe. Pourtant, dès qu’il a attaqué l’Ukraine, et que l’opération ne s’est pas déroulée comme prévu, il a perdu une part significative de son influence. Et même si la Russie semble aujourd’hui avoir l’avantage sur le terrain, cela s’est fait au prix d’un coût immense.
Vous qualifiez le déclin de la Russie de « fondamental et quantitatif ». A l’inverse, vous jugez « le déclin américain relatif, subtil et qualitatif ».
En effet. La Russie sera la première des grandes puissances à entrer en déclin. Les Etats-Unis sont dans une position bien plus favorable. La raison en est simple : c’est une démocratie turbulente. Cela signifie qu’ils ont une capacité constante à se réinventer. Trump n’est pas le premier populiste inculte et peu sophistiqué à devenir président des Etats-Unis. Avant lui il y eut Andrew Jackson, septième président du pays et originaire du Tennessee. Il était peu raffiné, très rugueux. Son élection avait profondément choqué les élites de Virginie et du Massachusetts, qui dirigeaient le pays jusque-là. Elles craignaient que son accession au pouvoir ne détruise le pays. Or, ce ne fut pas le cas. Cela a simplement engendré une nouvelle dynamique américaine.
Vous avez écrit : « Trump est encore plus vain et superficiel que von Papen » (l’avant-dernier chancelier sous Weimar accusé d’avoir été le marchepied de Hitler, NDLR). Ce n’est guère un compliment. Sa réélection contribuera-t-elle au désordre mondial ou peut-il ramener de l’ordre ?
Il est difficile d’analyser Trump, parce que lui-même ne sait peut-être pas ce qu’il fera demain au Moyen-Orient ou ailleurs. Il change constamment d’avis, ce qui le rend plus difficile à cerner que d’autres dirigeants. Cependant, je pense qu’il est un instrument du déclin américain. Même s’il le nie et prétend le contraire, je crois qu’il incarne ce déclin, et ce, pour plusieurs raisons. A commencer par les images de son investiture le 20 janvier : à ses côtés, il y avait tous les grands magnats de la technologie – Mark Zuckerberg, Elon Musk, Tim Cook et d’autres. Jamais la concentration de l’argent et du pouvoir n’a été aussi forte qu’aujourd’hui aux Etats-Unis. Bien sûr, les grands hommes d’affaires ont toujours accordé de l’importance à qui était président et ont toujours tenté d’influencer le pouvoir. Mais auparavant, ils devaient passer par des systèmes bureaucratiques pour le faire. Dorénavant, tout dépend de la proximité avec le président. Si vous êtes proche de lui, votre entreprise peut gagner des dizaines de milliards de dollars de plus. C’est précisément ce genre de choses qui détruit les institutions et affaiblit la démocratie. Ainsi, l’image de l’investiture montrait un pays qui décline progressivement sur le plan institutionnel.
Elon Musk multiplie les sorties polémiques sur l’Europe et ses dirigeants. Est-il source d’instabilité ?
Sa relation avec Trump est très malsaine. Voir l’homme le plus riche du monde aussi étroitement lié à l’homme le plus puissant du monde, pratiquement dans une forme d’étreinte, doit sérieusement nous interroger. Le célèbre politologue de Harvard Samuel Huntington écrivait que la grandeur de l’Amérique ne repose pas sur son peuple mais sur ses institutions et sur la séparation des pouvoirs. Selon lui, c’est ce cadre institutionnel – les 50 Etats, le gouvernement fédéral, les niveaux de pouvoir locaux et étatiques – qui a façonné la puissance américaine… Sous Trump, nous voyons ces institutions mises à l’épreuve. Le pouvoir massif de la présidence atteint un paroxysme préoccupant.
« Les trois grandes puissances semblent avoir produit des dirigeants animés d’une pulsion de mort, chacun poussé par ses tourments personnels », écrivez-vous.
Donald Trump me semble trop superficiel pour être tourmenté. Poutine, en revanche, doit être en proie à des tourments intérieurs face à la guerre qu’il a lui-même déclenchée. Quant à Xi Jinping, l’objet de son tourment est le suivant : il aspire à faire de la Chine une société de classe moyenne plus développée qu’elle ne l’est aujourd’hui, mais il refuse toute forme de contestation. Or, l’histoire nous montre que les classes moyennes ne sont jamais satisfaites. Elles réclament toujours plus, exigent toujours un gouvernement plus performant. C’est une contradiction qui, selon moi, ronge Xi Jinping : il souhaite exercer un contrôle absolu sur son peuple, mais veut aussi qu’il s’enrichisse. Or, vous ne pouvez pas avoir les deux…
Selon vous, « le danger ultime restera toujours la perte de sang-froid ». Quel dirigeant vous semble le plus susceptible de le perdre ?
Comme je l’ai écrit, c’est une question d’ordre shakespearien. On a l’impression aujourd’hui que tout repose sur la géographie, sur des forces immenses et impersonnelles, jusqu’au moment où tout bascule et devient un drame shakespearien, entièrement centré sur les décisions d’un seul homme, sur ce qu’il fera demain. Un dirigeant tourmenté, accablé par les crises, submergé de conseils contradictoires et la nécessité de trancher des décisions majeures.
Je pense que le meilleur exemple actuel d’un dirigeant shakespearien, qui subit des niveaux extrêmes d’anxiété et de pression, et qui pourtant réagit dans l’instant est Benyamin Netanyahou, en Israël. Pensez-y : il prend une décision, un chef palestinien est tué. Il réagit instantanément, un autre leader palestinien est éliminé. Il est aussi au coeur d’un procès pénal qui pourrait l’envoyer en prison. Son peuple veut qu’il admette sa responsabilité pour le 7 octobre et qu’il en assume les conséquences. Il y a des luttes internes dans son gouvernement, des affrontements terribles qui finissent par éclater au grand jour. Et pourtant, il est au pouvoir depuis plus longtemps que n’importe quel autre Premier ministre israélien. C’est pourquoi Netanyahou incarne à mes yeux l’archétype du dirigeant shakespearien.
Vous évoquez longuement Xi Jinping, Poutine mais le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un lui n’est mentionné qu’à une seule reprise dans votre livre. Ne représente-t-il pas une menace pour la stabilité mondiale ?
Il est impossible de tout aborder en 186 pages ! De plus, le livre était terminé avant que Kim Jong-un n’envoie des troupes en Ukraine. Toutefois je considère que Kim Jong-un, Poutine, les dirigeants iraniens et chinois font tous partie d’une alliance eurasienne, essentiellement opposée aux Etats-Unis, à l’Ukraine, à Israël, aux Etats arabes sunnites conservateurs et à l’Europe. D’ailleurs, j’avais déjà écrit sur ce sujet il y a plus de dix ans : nous assistons à l’émergence de l’Eurasie en tant que concept géopolitique à part entière, alors qu’auparavant, elle n’était qu’une notion géographique, trop vaste pour avoir une réelle signification sur le plan géopolitique.
On ressort de votre livre avec l’impression que Xi Jinping – que vous jugez « plus méthodique » que Poutine –, représente une menace bien plus grande que la Russie pour la stabilité du monde…
Oui. Les conflits au Moyen-Orient n’ont pas eu d’effet si majeur que cela sur les marchés financiers, pas plus que la guerre en Ukraine. Car, et c’est un point intéressant, nos marchés ont, comme on dit aux Etats-Unis, « intégré » ces guerres dans leurs prévisions. En revanche, un conflit autour de Taïwan ou dans le Pacifique occidental, impliquant la Chine et les Etats-Unis, voire le Japon au sud et la mer de Chine orientale, mettrait aux prises deux ou trois des plus grandes économies mondiales dans une guerre militaire. Cela aurait un impact dévastateur sur les places financières et, par ricochet, sur les revenus des populations à l’échelle mondiale. Je pense que Xi Jinping le sait. Et les Américains aussi. Et n’oublions pas que la Chine dépend massivement des consommateurs américains. Aussi ironique que cela puisse paraître, la peur d’une catastrophe économique est l’un des éléments qui maintient la paix entre les Etats-Unis et la Chine.
« Une guerre pour Taïwan ne ressemblerait en rien à la guerre en Ukraine. Taïwan serait une guerre ‘Star Wars’ du milieu du XXIe siècle », d’après vous. C’est-à-dire ?
Nous pensons au Pacifique occidental en termes navals, parce qu’il s’agit essentiellement d’une immense étendue d’eau. Ce qui nous vient encore en tête, ce sont les flottes, les porte-avions les grandes batailles navales, comme celles de la Seconde Guerre mondiale. Mais ce ne serait pas ainsi que les choses se dérouleraient aujourd’hui. Désormais, chaque navire de guerre dispose d’une puissance de feu suffisante pour détruire une ville de taille moyenne, et ses systèmes d’armement sont presque entièrement automatisés. Cela signifie que l’intelligence artificielle jouerait un rôle déterminant dans toute guerre du Pacifique. C’est pourquoi, selon moi, le plus grand risque qui pèse actuellement sur notre monde est la possibilité d’un conflit majeur dans le Pacifique. Une menace évidente, immédiate, qui se trouve juste devant nous.
« L’ONU semble vieillotte, peut-être parce qu’elle reflète une répartition des pouvoirs héritée de l’après-guerre, où la France occupe un siège permanent au Conseil de sécurité, alors que l’Inde, acteur central de l’équilibre mondial, n’y figure pas », pointez-vous. Votre constat n’est pas très flatteur pour la France. Quel regard portez-vous sur notre pays et l’Europe ?
Concernant l’Ukraine, si l’Europe a apporté un soutien à Kiev, ce sont principalement les dollars et les armes américaines qui ont véritablement fait la différence et permis aux troupes de Zelensky de résister. Par ailleurs, dans les guerres à Gaza et au Moyen-Orient, l’Europe est restée largement en retrait. C’est un point intéressant : la Russie s’est imposée en raison de son alliance avec l’Iran, la Chine a pesé sur les négociations, mais l’Europe, elle, n’a pas joué un rôle déterminant dans ces conflits. L’Europe doit faire face à plusieurs défis stratégiques : à l’est, la guerre en Ukraine, et au sud, la pression migratoire issue des régions à forte croissance démographique, comme l’Afrique subsaharienne et le Grand Moyen-Orient. Or, contrairement aux États-Unis, protégés par deux océans, l’Europe est directement exposée à ces transformations, ce qui la rend particulièrement vulnérable et complexifie sa position.
Steven Pinker se trompe lorsqu’il affirme que la nature humaine a changé
Quant à la France, elle a toujours exercé une influence supérieure à son poids démographique et militaire. Mais le problème en France est similaire à celui des États-Unis : le pays est divisé entre une classe technocratique qui sait gouverner et gérer les affaires publiques, et une classe populiste qui ne sait peut-être pas gouverner, mais qui est plus en phase avec les attentes de la population. Ce dilemme complique la marge de manœuvre des dirigeants français, notamment en Ukraine. Il leur est difficile d’agir sans s’aligner sur les États-Unis.
Vous réfutez la thèse défendue par le professeur à Harvard Steven Pinker d’un déclin inévitable de la violence. Selon vous, nous sommes tout aussi pervers qu’avant, seule la technologie a évolué.
Steven Pinker est un grand penseur, et son ouvrage La Part d’ange en nous était très intéressant. Il y explique qu’en termes relatifs, la violence a diminué. Je reconnais que cela peut être vrai, mais uniquement parce que la population mondiale a tellement augmenté que, en proportion, la violence semble moindre. Là où je suis en désaccord avec lui, c’est lorsqu’il affirme que la nature humaine a changé pour le mieux. A mon sens, ce n’est pas la nature humaine qui a évolué, mais la technologie. Plutôt que de nous entretuer, nous volons désormais l’identité des autres sur Internet ou nous commettons toutes sortes de cybercrimes. Le monde numérique regorge de crimes et de chaos. Bien que non violents au sens physique, ces actes peuvent détruire des vies et des réputations. Donc, lorsque Pinker dit que la violence a diminué en termes relatifs, c’est exact. Mais lorsqu’il affirme que la nature humaine a changé, je pense qu’il se trompe.
Certains vous décrivent comme le « prophète du chaos ». Donnez-nous une raison d’espérer… Voyez-vous un moyen d’éviter un cataclysme à l’avenir ?
Tant que nous restons attachés aux principes du libéralisme et à l’importance de l’individu. Tant que nous ne cédons pas à la psychologie des foules, je pense qu’il y aura de l’espoir. Beaucoup d’espoir.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/robert-kaplan-celebre-journaliste-americain-apres-poutine-la-russie-sombrera-sans-doute-dans-X7K6G2JWGFCFVC42JQRKD2X3ZE/
Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-02-02 17:00:00
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