L’Express

Derrière la « génération Musk », comment la Big Tech américaine s’est mise sur orbite

Derrière la « génération Musk », comment la Big Tech américaine s’est mise sur orbite

La Big Tech était dans le viseur de l’administration Biden. Elle a paré tous les coups de Lina Khan, la présidente de l’Autorité de la concurrence, la FTC. Le terme techlash, le retour de bâton contre la tech, entré dans le dictionnaire en 2019 à propos des ravages des réseaux sociaux et des accusations de surveillance massive, a disparu des conversations. Qui se souvient de la tribune dans le New York Times intitulée « Il est temps de démanteler Facebook » et signée de la main même de Chris Hughes, l’un des cofondateurs de la plateforme ?

Sous l’impulsion d’Elon Musk et de l’investisseur Peter Thiel, le secteur est devenu l’un des plus puissants groupes d’influence du second mandat Trump, faisant nommer J.D. Vance vice-président et David Sacks ministre de l’Intelligence artificielle et des cryptomonnaies. Les champions nationaux de la tech jouent désormais un rôle clé dans la stratégie America First. Même Meta, némésis de Trump pour son supposé soutien aux démocrates en 2020, a été réhabilité après que Mark Zuckerberg a annoncé la fin de ses politiques internes centrées sur la diversité et l’inclusion. S’opposer à ces géants, c’est désormais s’opposer à l’Amérique.

Ces mentors ont éveillé une génération d’entrepreneurs

Il est rassurant de diaboliser ces entreprises ou leurs dirigeants en ignorant qu’ils représentent une industrie dotée de millions de talents, américains comme étrangers, et une culture entrepreneuriale façonnée depuis des décennies. En 2005, l’ex-collègue d’Elon Musk chez PayPal, Peter Thiel, lance son fonds, Founders Fund, au moment même où l’Anglais Paul Graham crée l’incubateur Y combinator. Avec le blog Venture Hacks imaginé en 2007 par l’entrepreneur Naval Ravikant, ces mentors ont éveillé une génération d’entrepreneurs aux principes de la croissance ultrarapide et du rapport de force face aux investisseurs. A cette période, Marc Andreessen et Ben Horowitz, fondateurs de Netscape et d’Opsware, font leurs armes de business angels avant de monter, en 2009, leur propre fonds, a16z. Celui-ci deviendra en quinze ans le plus grand fonds de capital-investissement au monde. De ces années folles naîtront Airbnb (2007), le bitcoin (2008), Uber (2009), Stripe (2010), Doordash (2012), Coinbase (2012) ou Databricks (2013). Aujourd’hui, les Etats-Unis comptent 267 sociétés cotées de moins de 50 ans qui valent plus de 10 milliards de dollars, quand l’Union européenne n’en aligne que 14. Ensemble, elles pèsent 31 000 milliards de dollars, dont 23 000 pour le secteur technologique, contre 445 milliards pour le Vieux Continent.

Ce retard est-il rattrapable ? Difficilement. La Chine a montré qu’une politique protectionniste soustrayant Internet aux vents de la concurrence permet de faire émerger des géants locaux, à l’image de Tencent, Alibaba, Pin Duo Duo, Meituan, JDD, Baidu voire Bytedance. Mais il sera plus difficile de reconstruire une industrie autochtone du logiciel en Europe, tant les infrastructures indispensables du cloud sont désormais centralisées aux Etats-Unis. Sans parler du fait que l’UE est composée d’une multitude de marchés, avec de fortes barrières culturelles et réglementaires à l’entrée.

Le sursaut européen est-il indispensable ? Oui, c’est même une question de survie. Inspirée par les succès de Musk avec Tesla et SpaceX, une poignée d’entrepreneurs aguerris s’attaque aujourd’hui à l’industrie manufacturière, partant du principe que ces voitures, ces fusées ou ces réacteurs sont avant tout des logiciels dans un objet dont on peut radicalement repenser la conception. Ils s’appellent Anduril, Commonwealth fusion ou Figure et vous entendrez bientôt parler d’eux. Ils vont tailler des croupières aux industriels existants, qu’ils soient américains ou européens. Outre-Atlantique, ce sera une destruction créatrice, ici, une extinction de masse.

Sur les ruines de la bulle Internet

Réduire cette domination au génie de quelques individus est un raccourci douteux car il laisse supposer que le destin se joue à peu de choses, alors même que des forces structurelles sont à l’œuvre depuis longtemps. Il faut d’abord accepter l’idée, contre-intuitive, qu’une bulle spéculative est un bienfait. Aux Etats-Unis, l’investissement en capital-risque passe de 7 à 120 milliards de dollars entre 1995 et 2000. La même année, l’Europe plafonne à 25 milliards. Cet effort exceptionnel (1,2 % du PIB) engendre un gaspillage énorme. Qui se souvient des sites d’e-commerce Pets.com, Webvan ou eToys, du service de livraison à domicile Kozmo.com, du réseau social TheGlobe.com ? Moins de 1 entreprise sur 4 cotée sur le Nasdaq en 2000 existe encore aujourd’hui en tant qu’entité indépendante. Qu’importe : dans la technologie, le fait de disposer d’une base large est le meilleur moyen de compenser l’attrition. Le même schéma se répète aujourd’hui sur l’intelligence artificielle alors que les Etats-Unis s’apprêtent à engloutir 1 000 milliards de dollars dans les data centers pour soutenir la vague de l’IA.

Sur les ruines, encore brûlantes, de la bulle des dotcom, les survivants ont poussé rapidement leur avantage. Google et Salesforce entrent en Bourse en 2004, au moment où Amazon Web Services généralise le cloud computing. Toujours en 2004, Facebook voit le jour dans un dortoir à Harvard et un jeune entrepreneur, Elon Musk, investit sa plus-value issue de PayPal dans le rachat d’un petit constructeur automobile créé un an auparavant, Tesla.

En Europe, la riposte patine. Il y a pourtant du monde à Reims, ce 30 août 2005. Le président de la République fait sa rentrée politique avec l’installation de l’Agence de l’innovation industrielle dans la cité champenoise. L’occasion pour Jacques Chirac de rappeler son attachement à Quaero. Quaero, c’est ce moteur de recherche Internet européen, développé par Thomson et Deutsche Telekom pour rivaliser avec Google et Yahoo. « Nous sommes engagés dans une compétition mondiale pour la suprématie technologique », avertit alors, avec prescience, le chef de l’Etat.

Quelques mois plus tôt, un rapport commandé à l’ancien Premier ministre néerlandais Wim Kok a pourtant enterré « la stratégie de Lisbonne » qui devait faire de l’Union européenne en 2010 « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Nous sommes donc en 2005, Internet se résume aux opérateurs téléphoniques, qui déploient le haut débit, et aux sites d’e-commerce. En ce domaine, l’Europe semble rattraper son retard. Les ventes en ligne, qui étaient 3 à 4 fois plus basses qu’aux Etats-Unis en 1999, ne le sont plus que 2 fois, poussées par l’adoption de l’euro et la simplification des transactions transfrontalières. Arrive la grande crise financière de 2008, précipitée par la chute de Lehman Brothers : les Européens pensent que le temps de l’Amérique est révolu, alors même que c’est le Vieux Continent qui en paiera le prix fort, entre explosion des dettes souveraines et politiques d’austérité. A la sortie de la crise, la toute-puissance des acteurs américains est éclatante. Et pour cause : l’accès aux données est désormais verrouillé.

La Big Tech chasse en meute

En juin 2011, le président de Google, Eric Schmidt, affirme qu’un quartet d’entreprises dirige désormais la technologie. Google, Apple, Amazon et Facebook ont parfaitement exploité la stratégie de plateforme. En France, l’acronyme Gafa émerge. Moins d’un an plus tard, on le retrouve dans un rapport d’information du Sénat qui se plaint… de l’érosion des bases fiscales. Fleur Pellerin, alors ministre de l’Economie numérique, se lamente de l’absence d’un Gafa européen. Le terme deviendra Gafam avec l’ajout de Microsoft, mais il ne percera jamais réellement aux Etats-Unis qui lui préféreront celui de Big Tech, en écho aux Big Oil – les pétroliers – et Big Tobacco – les fabricants de cigarettes. Cette différence sémantique est intéressante. La Big Tech n’est pas une réduction à quelques entités mais la désignation d’un secteur tout entier, qui chasse en meute.

Les plateformes qui servent d’accès à Internet se rendent alors vite compte qu’elles peuvent atteindre une taille inédite là où celles offrant des services ou des biens physiques sont limitées. Le moteur de recherche de Google était accessible en 100 langues six ans à peine après sa création. Dans la Silicon Valley, cet effet d’échelle devient un mantra. Plus de clients signifient plus de ressources financières, donc plus d’emplois et de dividendes. Mais l’histoire aurait pu s’arrêter là si la génération d’entrepreneurs des années 1990 n’avait pas forcé le sacro-saint consensus actionnarial. Jeff Bezos impose à ses actionnaires des années de vaches maigres car il réinvestit l’intégralité des profits d’Amazon, notamment dans les data centers. Sergey Brin and Larry Page suivent les conseils de Warren Buffet et créent deux catégories d’actions Google, ce qui leur laisse la majorité des droits de vote avec seulement 16 % des titres. Mark Zuckerberg copie cette structure duale lors de l’introduction de Facebook sur le Nasdaq en 2012. Steve Jobs, président d’Apple jusqu’en 2011, avait, lui, suspendu tout dividende depuis 1996. Si Jensen Huang, le fondateur de Nvidia, se résout à en verser en 2012, il avertit ses actionnaires que le pari de faire de ses cartes graphiques des processeurs pour les modèles d’intelligence artificielle prendra au moins une décennie.

Des acquisitions ingénieuses

Ce réinvestissement constant des profits soutient un effort de recherche et développement d’une ampleur jamais vue. En 2010, Google crée Google X, un fonds chargé de financer des projets révolutionnaires. Beaucoup ont échoué, mais parmi les réussites figurent Waymo, le leader des voitures autonomes aux Etats-Unis, DeepMind et Google Brain. Ce sont les équipes de ces deux entités qui ont forgé le concept de transformers, précurseurs des modèles de langage étendus et donc de l’intelligence artificielle générative. Les deux entreprises aujourd’hui en pointe dans la conquête spatiale, SpaceX et Blue Origin, ont été fondées respectivement en 2002 et 2000 par Musk et Bezos. Deux visionnaires de long terme.

Les cash-flows importants que génèrent ces géants, conjugués à la forte appréciation des marchés boursiers sur la période 2005-2015, leur permettent enfin de multiplier les acquisitions. Celles-ci s’inscrivent surtout dans une logique conglomérale, autrement dit absorber une entreprise qui vend un autre service, plutôt qu’horizontale – acheter un concurrent – ou verticale – acheter un fournisseur. Ce choix signe le deuxième acte de résistance du secteur face aux marchés financiers qui avaient acté l’inefficacité du conglomérat. Pour autant, la Big Tech n’est pas une simple machine à avaler. Google est réputé avoir réalisé avec YouTube l’un des rachats les plus profitables de l’histoire. Son coût ? 1,7 milliard de dollars en échange de titres alors que cette division génère aujourd’hui 50 milliards de recettes par an. Mais le chemin depuis le zéro revenu de 2006 est à mettre au crédit de la maison mère : elle n’a jamais cessé d’investir dans sa pépite.



Source link : https://www.lexpress.fr/economie/high-tech/derriere-la-generation-musk-comment-la-big-tech-americaine-sest-mise-sur-orbite-HXFL7M5NQRGE7OYNWRKRLLYV7M/

Author : Robin Rivaton

Publish date : 2025-02-03 17:28:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express
Quitter la version mobile