Charles Piller est un homme pointilleux. Du genre à ne rien laisser passer. Donnez-lui rendez-vous, et vous verrez. Quatre petites minutes de retard, et il relance. Exactement ce que l’on attend du personnage. Ce journaliste américain, passionné par les « histoires complexes » – vraiment complexes – est une figure de l’investigation scientifique. Son credo : les aventures pharmaceutiques qui déraillent, celles où des millions de dollars et la vie des malades sont en jeu.
L’enquêteur indépendant est à l’origine d’importantes révélations de fraudes dans la recherche contre la maladie d’Alzheimer. Les méconduites qu’il a mises au jour vont jusqu’à des résultats totalement inventés. Elles ont conduit à la chute de plusieurs pontes du domaine, et à la disparition d’entreprises à très forte valorisation. De quoi, dit-il, provoquer un important retard dans la lutte contre cette pathologie, qui touche chaque année plus de 50 millions de personnes dans le monde, et pour laquelle il n’existe aucun remède.
Plongé dans ses enquêtes – publiées dans la prestigieuse revue scientifique Science – Charles Piller s’est forgé une conviction : la recherche sur Alzheimer est « minée par la fraude, la cupidité et l’arrogance ». Au point d’affaiblir la crédibilité de certaines certitudes scientifiques, et des priorités thérapeutiques qui en découlent. Une thèse qu’il défend dans son dernier livre Doctored. Fraud, Arrogance, and Tragedy in the Quest to Cure Alzheimer’s, paru le 4 février aux Etats-Unis*.
Une étude « embellie »
Son récit commence en 2021, par hasard. Débordés, ses confrères à Science lui transmettent un contact, un professeur de neurologie à l’université de Vanderbilt, aux Etats-Unis. Il jure que les fraudes dans la recherche sur Alzheimer sont légion, qu’il en a identifié des dizaines, et que les institutions font la sourde oreille. « Des informateurs aux infos invérifiables, il y en a tout le temps », se dit-il au départ. La source en question s’appelle Matthew Schrag. Charles Piller lui doit tout.
Nombreux sont les lanceurs d’alertes à hurler dans le désert. Matthew Schrag n’est pas de ce genre. « Consciencieux, prudent, qui fait toujours passer les faits avant les interprétations », la source s’est avérée particulièrement convaincante. La carrière de ce brillant neuroscientifique se résume à examiner des images de tissus cérébraux, prises au microscope, par milliers. Il sait d’instinct reconnaître les protéines qui s’amassent dans le cerveau. Les vraies, comme les fausses.
En plus de ses travaux scientifiques, Matthew Schrag travaille comme consultant pour de grandes entreprises sur des litiges. Une affaire le pousse à relire l’étude phare du domaine, celles des chercheurs Sylvain Lesné et Karen Ashe. Le duo, un Français et une Américaine de l’université du Minnesota, revendique la découverte de Aβ*56, une des protéines suspectée d’être à l’origine des pertes de mémoires causées par Alzheimer. Une avancée potentiellement majeure – mais qui s’avérera reposer sur une fraude.
Matthew Schrag découvre que l’étude a été « embellie ». Certains clichés d’expériences ont été trafiqués. Il dit tout à Charles Piller, qui vérifie, confronte, enquête pendant des mois avant de publier. En juin 2024, l’article scientifique est rétracté. L’impact est immense. « De nombreux scientifiques ont tenté d’approfondir ou de refaire ces travaux. On parle de centaines de millions de dollars au minimum, qui ont été dépensés sur la base de cette étude », insiste Charles Piller.
Des douzaines d’études manipulées
Il est aujourd’hui admis qu’Alzheimer est causé par une accumulation anormale de protéines amyloïdes, qui forment des « plaques » autour des neurones. Ces agrégats permettent à des composants nocifs de se développer et de tuer les cellules nerveuses. L’étude de Lesné et Ashe allait plus loin, identifiant un mécanisme précis dans cette « cascade ». Ses résultats n’ont jamais été reproduits, malgré de nombreuses tentatives. « Il y a peut-être d’autres pistes qui auraient pu être explorées, et qui ne l’ont pas été, ou moins, à cause de cette étude », regrette Charles Piller.
Le cas de Lesné et Ashe n’est que le premier d’une très longue série de tromperies. Dernier exemple en date, l’affaire Cassava Sciences, elle aussi repérée par Matthew Schrag. La start-up, un temps star de l’industrie, promettait le graal : restaurer les capacités cognitives des malades. De quoi pulvériser les médicaments anti-Alzheimer déjà sur le marché, dont les effets sont quasiment imperceptibles. L’entreprise a attiré des centaines de millions de dollars en présentant des résultats en laboratoire sans précédent. Des fraudes, là encore, révélées cette fois-ci à la fin de l’année 2024.
Dans cette histoire, des douzaines d’études ont été manipulées. Les autorités ne s’en sont pas aperçues à temps, des essais cliniques de phase II ont été lancés, avant d’être interrompus. Des dizaines de malades ont reçu des pilules estampillées Cassava Sciences, pour rien, ou presque. En juin, l’un des chercheurs associé aux découvertes de Cassava, Yan Wang a été inculpé d’escroquerie par le ministère américain de la Justice. L’entreprise a dû verser 40 millions de dollars de dédommagement à l’Etat américain.
« Ce que montrent ces histoires, c’est que le système scientifique et pharmaceutique dans son ensemble est très vulnérable aux méconduites. Ce ne sont pas des cas isolés, mais un véritable problème de santé publique. Il nous faut tous un degré de vigilance scientifique plus élevé. Plus de Matthew Schrag en somme », résume le journaliste.
Une « mafia » de tricheurs
La force de Doctored réside dans la richesse des cas présentés. Une demi-douzaine de chercheurs, parfois très haut placés au sein des institutions, y sont épinglés. La plus grosse prise de Charles Piller ? Eliezer Masliah, directeur de la division des neurosciences à l’Institut national sur le vieillissement. 2,6 milliards d’euros de budget. Le journaliste a découvert que 132 articles contenaient des images manipulées. L’institution s’est séparée du spécialiste. Elle reconnaît des « falsifications ».
Pourquoi autant de manquements ? Charles Piller pointe l’ »empressement » du milieu. Les patients en souffrance sont nombreux, et les profits potentiellement gigantesques. L’histoire du premier médicament autorisé aux Etats-Unis en est un exemple frappant, selon lui. « Ce produit, appelé Aduhelm, n’aurait pas dû être approuvé par le régulateur, la Food and Drug Agency (FDA). Son bénéfice n’est pas perceptible, et il provoque des atteintes cérébrales. Le comité d’experts de la FDA a voté contre sa mise sur le marché, mais l’institution a quand même décidé d’autoriser la vente. Ce n’est pas normal », raconte Charles Piller.
Le journaliste plaide pour plus de garde-fou : « Aux Etats-Unis, beaucoup d’experts des agences font du consulting pour l’industrie. Les entreprises payent l’évaluation de leur médicament. C’est une source de conflits d’intérêts ». Et de citer les SMS privés envoyés par le fabricant d’Aduhelm, le laboratoire Biogen, à la direction de la FDA. « On parle de l’évaluation d’une substance potentiellement toxique. Le secret de la procédure est primordial », complète-t-il.
Une « mafia » de tricheurs, des industriels « avides » et des institutions en échec. Quasiment du Robert F. Kennedy dans le texte. Le rapprochement avec le ministre de la Santé de Donald Trump, complotiste et antivaccin, vexe le journaliste. « Je partage un regard critique mais la plupart de ses mesures seraient désastreuses. Il veut licencier tout le personnel des agences, ce qui ne résoudrait pas le problème. Reste que le sujet est important. Les institutions américaines peinent à identifier et gérer les méconduites. Trop souvent, la poussière est mise sous le tapis. »
* Non traduit, éditions One Signal, 352 p.
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2025-02-04 11:23:00
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