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L’IA, une révolution pour la santé : « Certaines maladies ne seront plus un problème dans cinq ou dix ans »

L’IA, une révolution pour la santé : « Certaines maladies ne seront plus un problème dans cinq ou dix ans »

Dans le champ de la santé comme dans de nombreux autres domaines, l’intelligence artificielle, et tout particulièrement l’intelligence artificielle générative, promet d’apporter de nombreux bouleversements. Mais dans la santé plus encore que dans d’autres domaines, les questions d’éthique et de régulation se posent avec une grande acuité, tant certaines perspectives sont vertigineuses. Demain, peut-être, des algorithmes poseront des diagnostics, prédiront la survenue de maladies ou l’évolution de la pathologie d’un patient, ajusteront les traitements, donneront des conseils de prévention… Prometteur, ou effrayant, selon les points de vue.

En attendant, nous n’en sommes pas encore là. Pour que le futur devienne réalité, il y a encore beaucoup de travail à mener, de bases de données à construire, d’experts à former, mais aussi de régulations à inventer. C’est tout l’objet du grand sommet de l’IA qui se tient ces jours-ci à Paris. Le Pr Antoine Tesnière, directeur général de PariSanté Campus, qui vient de fêter ses trois ans d’existence, se trouve au cœur de ces enjeux : cet incubateur géant, qui mélange acteurs académiques, start-up et formations, doit contribuer à placer la France parmi les leaders du numérique en santé. Il décrypte pour L’Express les questions auxquelles il va falloir répondre – au cours de ce sommet, mais aussi des années à venir. Entretien.

L’Express : Quels sont les enjeux du sommet de l’IA dans le champ de la santé ?

Pr Antoine Tesnière : Ce sommet de l’IA a plusieurs objectifs : communiquer sur le développement et le potentiel extraordinaire de l’IA, mettre en avant les acteurs qui créent ces nouveaux outils, et favoriser le partage de bonnes pratiques dans toutes les dimensions, pour tenter d’établir une coordination mondiale de l’intelligence artificielle. Cela concerne bien sûr la santé, qui est très largement bouleversée par l’arrivée de l’IA, aussi bien dans la recherche que dans le diagnostic et le traitement, en passant par la prévention, le suivi et l’organisation des soins. Ce sommet sera l’occasion de nombreux échanges internationaux sur le sujet, et permettra de défendre une vision française et européenne sur ces questions, forcément différente des positions américaines ou chinoises. Au-delà des avancées technologiques, l’enjeu est aussi d’arriver à affirmer nos spécificités sur toute une série de grands choix sociétaux.

Avez-vous des exemples ?

Prenez la génétique : les tests génomiques destinés à prédire le risque individuel de maladie sont libres aux Etats-Unis, alors que leur accès reste restreint au diagnostic médical en France et dans différents pays européens. On voit bien que sur ce type de questions éthiques, l’intelligence artificielle, qui permet d’affiner le niveau d’analyse et les potentialités de la génétique, va amener une couche supplémentaire de résultats, mais aussi de questions éthiques associées. Même chose pour les données de santé qui nourrissent les algorithmes. Aux Etats-Unis, la donnée est considérée comme un produit de marché qui peut s’acheter, se transformer, se vendre, avec très peu de régulation du gouvernement fédéral. En Chine, il s’agit d’un élément qui participe à la notion de bien commun, au service de la société. Donc les individus sont tenus de partager leurs informations personnelles. En Europe, nous devons promouvoir l’utilisation la plus fluide de ces données, qui déterminent des progrès majeurs dans la santé, mais en établissant des règles et des garanties permettant notamment l’anonymisation et la protection de ces données.

Pour nous, tout l’enjeu est donc d’arriver à définir et à défendre ces positionnements sociétaux, sans qu’ils ne freinent l’innovation. Car dans le même temps, dans les marchés dérégulés, le développement de l’IA va aller en s’accélérant – tous les pronostics en termes de vitesse d’évolution ont déjà été déjoués. Et les attentes de la population sont légitimement très fortes, notamment pour la mise au point de nouveaux traitements. Nous nous trouvons donc face à une équation intéressante : comment continuer à accélérer les avancées scientifiques et technologiques en préservant nos choix éthiques, mais aussi d’évaluation et de régulation de ces nouveaux outils ?

Finalement, l’objectif du sommet est-il de rapprocher les positions américaines et chinoises des nôtres, ou de faire comprendre aux Européens qu’ils doivent eux aussi évoluer ?

Il y a beaucoup d’émulation, mais aussi de concurrence entre les différents pays. On le voit avec les investissements massifs annoncés par les Etats-Unis ou la Chine sur le sujet. En France et en Europe, nous n’avons évidemment pas les mêmes moyens, mais nous avons une expertise, des données et une vision uniques, qui sont des atouts déterminants. L’objectif est de voir avec qui nous allons pouvoir coopérer, nous coordonner à l’échelle internationale. Les potentialités de l’IA sont très importantes, mais il peut aussi y avoir des impacts plus négatifs. Il est donc très important de fixer un cadre pour son développement. C’est ce que l’Europe a fait avec l’IA Act. On peut tout à fait établir un parallèle avec les réseaux sociaux. Quand ils ont émergé, il y a eu beaucoup d’enthousiasme, ils étaient vus comme un progrès énorme, pour l’information et pour les échanges entre citoyens. Et aujourd’hui, on ne peut que constater l’impact sur l’isolement social, sur la montée des fake news et de la manipulation de masse, et sur leurs effets sur la stabilité démocratique. C’est pourquoi il paraît aujourd’hui essentiel de définir où l’on veut aller avec l’IA, et ce que l’on souhaite éviter.

Dans quels domaines du soin l’IA a-t-elle déjà fait la preuve de son utilité pour les patients ?

En réalité, cela fait déjà assez longtemps que le machine learning, les algorithmes apprenants sont utilisés pour analyser de grandes masses de données, en particulier des images au sens large. En radiologie, en anatomopathologie (analyse des images des tissus des tumeurs), en dermatologie, de nombreuses études ont déjà montré la supériorité de l’IA sur les performances des modèles classiques. Mais cela ne se limite pas à l’imagerie. Les patients diabétiques de type 1, qui doivent contrôler en permanence leur glycémie et s’injecter très régulièrement de l’insuline, peuvent maintenant avoir accès à un « pancréas artificiel ». Ils sont équipés d’un capteur sur le bras, et d’une pompe à insuline installée sur leur abdomen. Un algorithme suit leur taux de sucre dans le sang et gère les injections de façon automatisée. Non seulement ils sont libérés de cette charge mentale, mais en plus les études montrent que leur glycémie est bien mieux stabilisée. Il est clair qu’avec l’IA, un certain nombre de maladies qui sont des problèmes aujourd’hui ne le seront plus dans cinq ans ou dans dix ans. Mais si on parle autant de l’IA en ce moment, c’est bien sûr à cause de l’arrivée de l’intelligence artificielle générative, avec ces grands modèles de langage au cœur de ChatGPT ou de Mistral.

Quelles sont les applications médicales possibles de cette nouvelle famille d’IA ? Quand on voit les erreurs commises par ChatGPT, les fameuses « hallucinations », ne doit-on pas se montrer un peu inquiet à l’idée qu’un tel outil soit utilisé dans le champ de la santé ?

Des acteurs ont développé des modèles de langage adaptés à la santé. Ce sont des thésaurus avec une terminologie particulière, spécialisée. Des équipes y travaillent au sein de PariSanté Campus. Des sociétés commercialisent aussi déjà des outils d’analyse de consultation, pour en faire la synthèse. Les mêmes testent sur cette base la possibilité que l’IA émette des hypothèses diagnostiques, et propose des traitements. Cela veut dire que cela va arriver assez vite. De leur côté, les grands modèles de langage généralistes progressent énormément et améliorent sans cesse leurs performances.

On voit très bien l’intérêt qu’aurait pour les médecins un assistant IA qui pourrait par exemple rédiger les courriers de sortie des patients hospitalisés, et les transmettre de façon automatisée à l’ensemble des praticiens correspondants hors de l’hôpital. Certains imaginent également mettre à disposition des patients un outil assistant pour orienter plus efficacement les patients, et déterminer si, en fonction de leurs symptômes, il s’avère nécessaire de se rendre aux urgences ou pas. Nous n’en sommes pas encore là, il faudra des évaluations, mais cela donne une idée du champ des possibles.

Comment la France se positionne-t-elle face à nos grands concurrents que sont les Etats-unis et la Chine ?

Pour développer des approches d’intelligence artificielle, vous avez besoin de trois éléments : des données, des algorithmes et de la puissance de calcul. En France, nous avons des experts mathématiciens, avec des formations de très bon niveau à l’université PSL, à Polytechnique, Inria, etc. Nous avons besoin d’en former beaucoup plus et de les convaincre de rester en France car ce sont des compétences très recherchées, mais le potentiel est là. Et puis nous avons des données. Avec notamment le SNDS, le système national des données de santé, qui est une très grande base de données nationale, avec une très grande profondeur historique. C’est une chance extraordinaire, par rapport aux Etats-Unis par exemple, où les données sont structurées uniquement à l’échelle de groupements hospitaliers ou d’assureurs, certes de taille importante, mais pas sur l’ensemble des citoyens. Avec notre histoire reconnue en matière de santé, ce sont deux forces sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour jouer un rôle de premier plan à l’avenir.

Quel est le rôle de PariSanté Campus dans l’écosystème français de l’IA ?

PariSanté Campus est un écosystème formidable qui dispose de toutes les compétences pour développer et accélérer les programmes d’IA dans la santé. Nous agissons comme un catalyseur, en rassemblant pour moitié des académiques et pour moitié des start-up, qui ont beaucoup à gagner à développer des collaborations, et qui travaillent bien sûr dans une logique de réseau national et international. Nous avons plusieurs instituts de recherche portés par les meilleurs organismes français dans le domaine, et plus d’une quarantaine de start-up qui utilisent des outils d’IA pour leur développement. PariSanté Campus a aussi un objectif essentiel de formation, pour répondre aux besoins de compétences du secteur. Il s’agit notamment de participer à former et acculturer des ingénieurs, des designers, des data scientists aux spécificités de la santé.

La base de données nationale du SNDS rassemble des informations médico-économiques, qui ne répondent pas à tous les enjeux car elle ne comprend pas d’éléments de diagnostic. Où en est-on de la structuration des données strictement médicales, issues notamment des dossiers hospitaliers ?

Il s’agit là d’une question centrale. Un rapport a été remis l’an dernier sur le sujet, pointant la nécessité d’ajustements pour faciliter l’accès à ces données, qui sont en cours. Le président de la République s’est d’ailleurs exprimé sur ce sujet lors de son déplacement à l’Institut Gustave-Roussy, pour appeler à un accès plus rapide et facile à ces données de santé. Les hôpitaux sont en train de structurer leurs entrepôts de données de santé. L’Etat a mis en place des financements pour les accompagner, avec un impératif d’interopérabilité : il faut que les différentes structures puissent partager leurs données. A cela va s’ajouter les données issues de « Mon espace santé », le carnet de santé numérique qui commence à se diffuser assez largement. Avec ces trois éléments, des données médico-économiques issues du SNDS, des données médicales issues des hôpitaux et aussi de la médecine de ville, la France se dote d’outils très précieux, avec l’enjeu à terme d’arriver à bien les coordonner. Mais pour voir aussi ce qu’il se passe à l’étranger, je peux vous assurer que l’accès aux données reste une question centrale, et non résolue, dans de nombreux pays. Nous ne sommes pas en retard, bien au contraire.

Des avancées sont également en cours aussi au niveau européen. En mars 2025, les Etats membres vont se doter d’un règlement spécifique, accompagné par la France, pour développer un espace de données de santé européen. Il permettra un suivi de tous les citoyens dans tous les pays de l’Union : si vous devez être hospitalisé en Allemagne, les médecins allemands auront accès à votre dossier et pourront l’alimenter. Cela représentera un grand progrès à l’échelle individuelle. Mais il permettra également la création d’une des plus grandes bases de données au monde de plus de 400 millions de citoyens européens, pour faire progresser la recherche.

Tous nos atouts ont-ils déjà permis à des solutions françaises d’émerger sur le marché de l’IA en santé ?

Bien sûr. Dans le champ de l’IA générative, une société comme Nabla est déjà un acteur de premier plan. Un ancien de Facebook est revenu dans l’Hexagone pour créer cette société qui développe un assistant de consultation, qui propose de la synthèse de conversations pour les médecins. Il se développe aux Etats-Unis également, où il concurrence les grands acteurs américains.

Parmi les autres belles réussites françaises, on peut citer Incepto ou Milvue, qui développent et commercialisent des algorithmes d’analyse d’images pour aider et fiabiliser les diagnostics. Aqemia également, qui se base sur l’intelligence artificielle et les technologies quantiques pour faire de la modélisation de molécules. Ils ont notamment réalisé de très belles levées de fonds, et ont signé un important partenariat avec Sanofi. Dans le domaine académique, on peut aussi mentionner les travaux d’Anne Vincent-Salomon et de Sarah Watson à l’Institut Curie, qui révolutionnent le diagnostic et les traitements des cancers dits « d’origine inconnue ». Grâce à leur algorithme, il est désormais possible de retrouver l’organe d’origine de ces tumeurs, et de prolonger de façon notable la survie des patients.

Nous ne sommes donc pas condamnés à acheter des outils d’IA développés à l’étranger…

Bien au contraire ! Il est même tout à fait nécessaire que nous développions nos propres outils, car il existe de grandes différences entre les populations des différents continents. Des différences génétiques, des différences physiologiques qui expliquent qu’un algorithme entraîné sur des données américaines ou chinoises pourrait ne pas être pertinent sur la population française ou européenne. Tout ne sera pas exportable d’un pays à l’autre, nous ne pourrons pas nous contenter d’acheter des IA américaines ou chinoises, il faudra dans tous les cas qu’elles soient adaptées aux spécificités des populations sur lesquelles elles seront utilisées. C’est une réalité incontournable du secteur qui, par définition, nous oblige à garder la main sur le développement d’un grand nombre d’outils d’IA.



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Author : Stéphanie Benz

Publish date : 2025-02-06 17:00:00

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