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« Imaginez la réaction des Américains… » : comment le Danemark peut faire mal à Donald Trump sur le Groenland

« Imaginez la réaction des Américains… » : comment le Danemark peut faire mal à Donald Trump sur le Groenland


Donald Trump mettra-t-il la main sur le Groenland ? Avant même d’avoir prêté serment le 20 janvier, le 47ᵉ président des Etats-Unis réaffirmait son intention d’acquérir ce territoire autonome danois. En 2019, lors de son premier mandat, ses ambitions concernant l’île la plus grande du monde n’avaient pas été prises tellement au sérieux. Cette fois-ci, la donne semble différente. Son secrétaire d’Etat, Marco Rubio, l’a récemment affirmé : « Ce n’est pas une blague. » « Il ne s’agit pas d’acquérir des terres dans le but d’acquérir des terres. Il s’agit de notre intérêt national et le problème doit être résolu », a précisé, le 30 janvier, le chef de la diplomatie de Trump.

Outre son sous-sol riche en métaux rares, le Groenland occupe une position géostratégique majeure : il est la trajectoire la plus courte pour d’éventuels tirs de missiles vers la Russie et de nouvelles routes maritimes sont en train de s’ouvrir avec la fonte des glaces. De quoi attiser les convoitises, non seulement des Etats-Unis, mais aussi de la Chine et de la Russie… sous l’œil médusé des Européens. Si le Danemark a opposé une fin de non-recevoir à son allié historique, le vice-président J.D. Vance a déclaré le 2 février que Donald Trump « se moque des cris d’orfraie des Européens, sa priorité étant de défendre les intérêts des citoyens américains. » Donald Trump réussira-t-il là où Andrew Johnson et Harry S. Truman ont échoué avant lui ? Les Européens doivent-ils tenter une médiation avec Trump ou adopter une ligne dure ? Jusqu’où peut aller l’escalade entre les Etats-Unis et les Européens dans ce dossier ? Et si le Groenland n’était que la partie émergée de l’iceberg dans cette région au centre de tensions géopolitiques croissantes ?

Elisabeth Braw, chroniqueuse pour Foreign Policy et chercheuse principale à l’Atlantic Council, un think tank basé à Washington, préconise de faire comprendre au président américain ce que les Etats-Unis ont à perdre dans ce dossier. Car le Danemark n’est pas sans munitions dans cette affaire, estime l’experte suédoise. Au contraire, il dispose même de plusieurs atouts qui pourraient causer du tort à l’économie américaine. Dans un entretien accordé à L’Express, l’auteure du récent Goodbye Globalization : The Return of a Divided World (Adieu mondialisation : Le retour d’un monde divisé, non traduit) démonte point par point les arguments avancés par J.D. Vance et expose les leviers dont dispose Copenhague face à Washington.

Donald Trump peut-il sérieusement annexer le Groenland ? Comment pourrait-il tordre le bras aux Danois ?

Elisabeth Braw Ce n’est un secret pour personne : le Groenland est situé dans une région très stratégique de l’Arctique. C’est pourquoi l’armée américaine y est présente depuis longtemps. Ce qui a changé ces dernières années, c’est que la Chine s’y est également implantée grâce à divers investissements, et que Donald Trump, convaincu que tout peut s’acheter, en a conclu que les Etats-Unis devraient acquérir le Groenland. Or, ce n’est pas ainsi qu’un dirigeant d’un pays respectable est censé agir. Nous vivons dans un ordre international fondé sur des règles, où les nations ont le droit à l’autodétermination. On ne peut pas simplement leur imposer quoi faire. Cette époque est révolue. Mais Donald Trump, lui, ne se soucie pas de ce que nous disons, ni de ce que disent les défenseurs de l’ordre international fondé sur des règles. Cela ne l’intéresse pas. Son espoir semble être que le Danemark finisse par céder à la pression, en se disant : « Cela ne vaut tout simplement pas la peine, nous n’avons pas d’issue, et nous devons nous plier à ses exigences. »

Les Européens ont-ils négligé ces dernières années la défense de cette zone stratégique et les investissements militaires ?

Je ne le pense pas. Les nations arctiques, telles que la Finlande, la Norvège, le Danemark, l’Islande et la Suède, sont pleinement conscientes de l’importance stratégique de cette région. Elles savent pertinemment que la Russie et la Chine y sont fortement actives et s’efforcent depuis des années de mettre cette question en avant. En revanche, les Etats-Unis ont tardé à reconnaître que les choses étaient en train de changer dans cette région et la nécessité d’y accorder une attention accrue. Ils ont été lents à réagir, car bien qu’ils soient eux-mêmes une nation arctique grâce à l’Alaska, ils ne possèdent aucun territoire dans la partie de l’Arctique où se trouve le Groenland. Cependant, les pays de la région eux-mêmes sont mobilisés sur cette question depuis de nombreuses années.

La région arctique constitue une zone stratégique en raison de la proximité russe et américaine. Les ambitions de Donald Trump pourraient-elles inciter Vladimir Poutine à mettre la main par exemple sur d’autres territoires de la région, comme les îles du Svalbard en Norvège, surnommées « le talon d’Achille de l’Otan » ?

C’est une possibilité. Depuis quelques années, la Russie adopte un ton très belliqueux à l’égard de cet archipel. Déjà en 2015, l’ancien vice-Premier ministre russe Dmitri Rogozine, pourtant interdit de territoire en raison du conflit ukrainien, s’y était rendu sans en informer les autorités norvégiennes, provoquant un incident diplomatique. L’année dernière, trois grands drapeaux soviétiques ont été hissés dans les localités de Barentsburg et deux autres à Pyramiden. Cela montre bien que la Russie n’a pas attendu Trump pour adopter une posture agressive dans la région. Cependant, les déclarations du nouveau président américain sur le Groenland pourraient avoir comme conséquence d’envoyer un message implicite à d’autres pays à travers le monde : si vous convoitez un territoire, vous pouvez forcer un autre Etat à vous le vendre. Nous, pays occidentaux, ne serions alors plus légitimes à dire : « Attendez, il existe des règles internationales. Vous ne pouvez pas simplement vous approprier un territoire en contraignant un pays à le céder », puisque les Etats-Unis auraient eux-mêmes agi de la sorte. Et je pense que c’est là tout le problème : cela voudrait dire revenir à un monde où une puissance peut déclarer sans détour : « Nous voulons votre territoire, voici de l’argent, et vous devez nous le vendre. » Tout cela est inquiétant, en particulier pour les petits Etats. Comment pourraient-ils faire face à une telle pression ?

La région arctique peut-elle devenir un grave centre de tensions géopolitiques dans un proche avenir ?

Oui, et c’est déjà en train de se produire. C’est inquiétant car, en ce qui concerne l’Arctique, même pendant la guerre froide il existait un dialogue et des formes de coopération. Par exemple, les Soviétiques collaboraient avec d’autres Etats arctiques dans le domaine scientifique. Aujourd’hui, tout cela a disparu, les considérations géopolitiques croissantes ayant pris le pas sur tout le reste. Le seul domaine où subsiste encore une coopération productive est le partenariat russo-norvégien dans le secteur de la pêche, tout simplement parce qu’il est nécessaire de maintenir les stocks de poissons, sans quoi nous serions confrontés à une catastrophe environnementale. Mais pour tout le reste, la coopération a cessé, y compris au sein du Conseil de l’Arctique. Cela est particulièrement alarmant, car il s’agit d’une région très sensible, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan environnemental, et elle le deviendra encore plus à mesure que le changement climatique se poursuivra.

Selon vous, le Danemark dispose de plusieurs atouts pour répliquer aux Etats-Unis. Vous mentionnez la possibilité que le gouvernement danois interdise à Maersk, la deuxième plus grande compagnie mondiale de transport maritime par conteneurs, d’accéder aux ports américains. Vous évoquez également l’éventualité que Novo Nordisk, le fabricant de l’Ozempic, puisse suspendre ses exportations vers les Etats-Unis, où ce médicament anti-obésité connaît une croissance fulgurante.

Il s’agirait là d’une véritable option « nucléaire » pour le Danemark, car empêcher deux de ses plus grandes entreprises de faire des affaires avec un marché aussi important que les Etats-Unis entraînerait inévitablement des pertes économiques réelles pour l’économie danoise. Cela déclencherait au passage la colère de ces entreprises à l’encontre du gouvernement danois. Cependant, cette option représenterait un levier de pression majeur. Le gouvernement danois, tout comme l’Union européenne, aurait intérêt à rappeler à quel point les Etats-Unis dépendent de certaines entreprises danoises. A titre d’exemple, dans le secteur du transport maritime, la filiale américaine de Maersk assure une part importante des opérations d’expédition. Sans Maersk, les Etats-Unis rencontreraient des difficultés logistiques considérables, d’autant plus que l’entreprise assure de nombreuses missions pour la marine américaine, notamment le transport de matériel militaire.

L’absence de l’Ozempic, le médicament le plus en vogue actuellement, aurait quant à elle un impact direct et immédiat sur les consommateurs américains. Ce traitement a littéralement transformé le paysage de la santé aux Etats-Unis. S’il venait à devenir indisponible – alors qu’il est déjà difficile à obtenir en raison de sa popularité et des pénuries existantes – imaginez la réaction des Américains…

Ces mesures de rétorsion que vous suggérez sont-elles sur la table du côté des autorités danoises ?

Non. Le gouvernement danois n’a jamais laissé entendre qu’il envisageait une telle option. Toutefois, je pense qu’il serait judicieux, d’un point de vue stratégique, qu’il commence à évoquer publiquement cette possibilité, ne serait-ce que pour démontrer qu’en dépit de sa petite taille, le Danemark peut exercer une influence non négligeable sur l’économie américaine. Cela pourrait provoquer un électrochoc, tant auprès de l’opinion publique américaine que des conseillers de Donald Trump.

Pourquoi le Danemark n’a-t-il pas encore brandi ce type de menaces ?

Selon moi, ils espèrent tout simplement que la situation finira par s’apaiser d’elle-même. Le gouvernement danois mise probablement sur le fait que Trump finira par revenir à la raison et que ses conseillers parviendront à le convaincre d’abandonner discrètement cette idée, qui causerait davantage de tort que de bien aux Etats-Unis. En effet, tenter d’acquérir le Groenland contre la volonté du Danemark porterait gravement atteinte à l’image des Etats-Unis sur la scène internationale.

A terme, je pense qu’il pourrait y avoir une sorte d’accord : le Danemark pourrait accepter une présence américaine renforcée au Groenland. Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, a d’ailleurs déjà fait une telle offre à Trump. Ce dernier pourrait alors présenter cet accord comme une victoire personnelle, et l’affaire serait ainsi close. C’est, à mon avis, le scénario le plus probable, et je pense que c’est ainsi que les choses se dérouleront. Mais vous savez, Trump est tellement imprévisible qu’il pourrait décider qu’une solution aussi pragmatique n’est pas souhaitable de son point de vue. Dans ce cas, il continuerait à faire pression sur le Danemark. Ce qui m’inquiète surtout dans de dossier, c’est qu’il parvienne à créer des divisions au sein de l’Union européenne.

C’est-à-dire ?

Jusqu’à présent, à ma grande satisfaction d’ailleurs, la Norvège, la Suède et la Finlande ont exprimé leur solidarité avec le Danemark. En revanche, la Lituanie par exemple, a déclaré qu’elle ne prendrait pas parti. Il y a des intérêts nationaux qui poussent certains pays à privilégier des avantages individuels dans leurs relations avec les Etats-Unis. Or si un Etat membre de l’UE est traité de manière injuste, il me semble essentiel de se mobiliser pour le défendre. C’est un impératif moral. En l’espèce, ce manque de solidarité est préoccupant, car si une situation similaire devait se reproduire à l’avenir, certains pays européens, dans le but de renforcer leurs relations bilatérales avec l’administration Trump, pourraient choisir de rester silencieux, oubliant ainsi le principe de solidarité européenne. Ce serait regrettable.

Dans une interview à Fox News, le vice-président américain J.D. Vance a récemment affirmé que la région arctique est sous la menace des Chinois et des Russes et que le Danemark, qui contrôle le Groenland, « ne fait pas son travail et n’est pas un bon allié ». Il a également ajouté que les habitants du Groenland sont mécontents de la manière dont le gouvernement danois gère l’archipel…

Les régions bénéficiant d’un certain degré d’autonomie expriment souvent des frustrations à l’égard du gouvernement central. On l’a observé en Espagne, mais aussi dans de nombreuses autres régions à travers le monde. Elles estiment tantôt que le gouvernement central n’en fait pas assez pour répondre à leurs besoins, ou à l’inverse, qu’il est trop impliqué, ce qui finit par engendrer des tensions.

Les Groenlandais ne sont pas des négociateurs aussi aguerris que les Chinois

En ce qui concerne un éventuel manque d’implication du Danemark, il est important de rappeler que cela fait plusieurs années que le pays s’efforce de limiter l’influence de la Chine dans la région. Par exemple, le Danemark a bloqué à plusieurs reprises des tentatives d’acquisition par des entreprises chinoises, de biens immobiliers ou de terrains au Groenland. On peut juger que ces efforts ne sont peut-être pas suffisants, cependant nous disposons de mécanismes tels que l’Otan et l’Union européenne, qui permettent aux pays de travailler ensemble dans un objectif de sécurité et d’intérêts communs.

J.D. Vance a affirmé que le mécontentement des Groenlandais découle en partie du fait que le gouvernement danois ne leur permet pas d’exploiter leurs ressources naturelles comme ils le souhaiteraient.

Tout cela est exagéré. Le Danemark s’est contenté de bloquer plusieurs tentatives d’acquisition d’entreprises groenlandaises par des sociétés minières chinoises. Il est donc contradictoire de reprocher au Danemark de ne pas en faire assez pour limiter l’influence de la Chine, tout en lui reprochant de restreindre l’exploitation des ressources naturelles au Groenland. Si ce que propose J.D. Vance est que le Danemark ne devrait pas bloquer l’exploitation minière au Groenland, j’imagine que le gouvernement danois essaiera d’être collaboratif. Mais nous devons nous rappeler que la seule implication du Danemark dans cette affaire est sa capacité à bloquer des transactions pour des raisons de sécurité nationale. Ce sont les Groenlandais eux-mêmes qui décident avec qui ils veulent faire des affaires.

La Chine représente-t-elle une plus grande menace que la Russie dans cette région ?

Si la Russie joue un rôle majeur dans l’Arctique, elle n’y est pas un acteur économique très influent. La Chine, en revanche, poursuit depuis des années des objectifs économiques dans cette région. C’est là que le Danemark a mis du temps à comprendre que ces investissements ne relevaient pas simplement de la mondialisation. Lorsque des entreprises chinoises investissent au Groenland, il ne s’agit pas uniquement d’un apport financier pour l’économie locale, mais aussi d’un risque pour la sécurité nationale. C’est pourquoi, il y a quelques années, le Danemark a commencé à bloquer certaines de ces acquisitions, même si elles auraient pu être avantageuses sur le plan économique. C’est tout le dilemme : ce qui peut être bénéfique d’un point de vue économique peut s’avérer néfaste en matière de sécurité. Cela a souvent agacé le gouvernement groenlandais, qui souhaite attirer davantage d’investissements étrangers. Malheureusement, les Groenlandais ne sont pas des négociateurs aussi aguerris que les Chinois. Il ne s’agissait donc pas toujours de négociations entre partenaires égaux. Je pense que les Groenlandais ont probablement été trop optimistes quant aux bénéfices que ces investissements chinois pouvaient réellement leur apporter.

Avec cette polémique provoquée par Donald Trump, ne passons-nous pas à côté du vrai sujet, à savoir l’influence grandissante de la Chine dans cette région ?

Les menaces de Trump concernant le Groenland sont en effet un malheureux cas de « tir ami ». Les activités de la Chine au Groenland et ailleurs méritent une surveillance accrue, et nous devrions commencer à aborder sérieusement cette question. En tant qu’Union européenne, nous avons tout intérêt à contenir ces initiatives afin d’éviter qu’elles ne fragilisent notre position mondiale et ne menacent notre sécurité nationale. Toute cette polémique provoquée par Trump est une source de distraction totale. C’est tellement inutile…



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2025-02-09 07:00:00

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