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L’Afrique face à la révolution IA : « Il s’agit probablement de la région la plus laissée-pour-compte »

L’Afrique face à la révolution IA : « Il s’agit probablement de la région la plus laissée-pour-compte »

A l’instar d’autres technologies ascendantes, l’intelligence artificielle cultive l’ambivalence. Celle d’être tout à la fois concentrée autour d’une poignée de pays et d’acteurs privés – Open AI, DeepSeek, Mistral AI – et d’aspirer à devenir universelle. Si la simplicité avec laquelle l’IA se manipule la rapproche de cette ambition, la route n’est toutefois pas dénuée d’obstacles.

Le grand raout organisé par Emmanuel Macron les 10 et 11 février à Paris aura été l’occasion de le rappeler : l’IA incarne une opportunité inédite pour les pays du Sud global, à condition de favoriser l’implantation de cette technologie dans les pays en voie de développement. Depuis bientôt deux ans, la Fondation Gates s’en fait la vigie, en particulier en Afrique, « qui reste aujourd’hui le continent le plus délaissé » alerte Zameer Brey, directeur adjoint de l’organisation philanthropique fondée par le patron de Microsoft. Mais alors, comment s’assurer que certaines régions du monde ne soient pas exclues de cette nouvelle révolution numérique ? Entretien.

L’Express : A l’occasion du Sommet pour l’action sur l’IA, la Fondation Gates s’est engagée à investir jusqu’à 10 millions de dollars pour soutenir des initiatives visant à rendre les modèles d’intelligence artificielle plus « inclusifs ». Qu’entendez-vous par là ?

Zameer Brey : Quand on parle de rendre les modèles d’IA plus inclusifs, il s’agit de s’assurer que ces technologies reflètent la diversité des langues et des cultures à travers le monde. Or, la plupart de nos modèles sont principalement entraînés en anglais. Les langues africaines représentent moins de 1 % du corpus d’entraînement alors que l’Afrique compte plus de 1,3 milliard d’habitants dans le monde et plus de 2 000 langues. Cela revient à dire que l’on laisse des centaines de millions des personnes de côté. Nous en parlions au sommet : imaginons que l’on annonce que les présentateurs parleront désormais dans une langue comprise uniquement par un tiers de la salle. Les deux tiers restants se sentiraient immédiatement exclus.

Notre engagement initial est donc de financer des projets qui permettront de générer suffisamment de contenus et de corpus linguistiques pour entraîner des modèles d’IA afin qu’ils deviennent plus pertinents, plus précis, et moins biaisés dans ces contextes. L’objectif final étant qu’ils puissent être utilisés pour des domaines comme la santé, l’agriculture, l’égalité des genres et l’innovation.

Votre programme se concentre sur l’Afrique. Est-elle la seule région du monde à voir ses données exclues des modèles d’IA ?

L’Afrique n’est malheureusement pas la seule région concernée, mais c’est probablement celle qui en souffre le plus. Il existe des initiatives visant à combler les lacunes linguistiques dans des régions comme l’Inde et l’Asie du Sud-Est, certaines d’entre elles bénéficiant déjà de notre soutien. Par exemple le Project Bhashini, mené par le gouvernement indien, qui est un projet remarquable. Il existe aussi une initiative appelée YourCarrier, une franchise sociale en Inde que nous soutenons et qui a accompli un travail phénoménal dans la création de corpus linguistiques pour les langues indiennes. Il y a également le Google Binding Project, qui s’inscrit dans cette même dynamique. Cela dit, pour certaines langues comme l’espagnol ou d’autres langues européennes, il existe déjà une certaine inclusion dans les modèles d’IA. Ces langues ne partent donc pas de zéro.

Un point important à noter est que de nombreuses langues africaines sont orales et non écrites. Il arrive également que la seule source écrite disponible soit un texte religieux. Cela crée d’énormes lacunes, car ces sources uniques ne capturent ni la richesse culturelle ni les nuances spécifiques de chaque langue. Donc, même si l’Afrique n’est pas la seule région concernée, c’est sans doute celle qui est la plus laissée-pour-compte.

En quoi l’IA est-elle un moyen de réduire les inégalités entre pays développés et pays en voie de développement ?

C’est un idéal qui nous tient vraiment à cœur et qui est au centre de notre travail – c’est peut-être même la principale raison de notre engagement. Nous considérons l’IA comme l’un des outils les plus puissants pour réduire les inégalités. L’IA peut véritablement offrir des solutions adaptées aux besoins spécifiques des pays en développement, dans le domaine de la santé notamment. A Kogi (Nigeria) par exemple, nous observons déjà des signes prometteurs montrant que l’IA peut être un atout formidable. Elle permet d’assister les infirmiers et les médecins dans le diagnostic des maladies et dans la classification des patients, facilitant ainsi la prise en charge en matière de santé infantile, du VIH, ou encore de la tuberculose. Et ce, même dans des zones reculées ! Ensuite, nous observons des avancées remarquables dans l’accès à des conseils fiables, précis et non stigmatisants pour les consommateurs. C’est crucial dans des domaines comme le VIH, ou encore la planification familiale. Dans l’agriculture, l’IA peut fournir aux petits exploitants des recommandations personnalisées sur la gestion des cultures, ce qui améliore la productivité et la sécurité alimentaire.

L’idée cardinale est la suivante : il n’est pas possible de combler à court terme le manque de médecins, d’enseignants ou de main-d’œuvre qualifiée dans certaines industries. En revanche, l’IA, elle, permet d’améliorer l’efficacité du travail accompli par ces professionnels et de les aider à remplir leur mission. Si l’on prend une classe d’élèves, il y en aura toujours qui apprennent plus vite et ont un fort potentiel, d’autres qui progressent à un rythme moyen, et enfin certains qui rencontrent des difficultés ou ont des besoins spécifiques. Un enseignant ne peut pas répondre simultanément à toutes ces situations. C’est là que les outils basés sur l’IA peuvent accompagner chaque élève de manière plus adaptée, tout comme ils peuvent soutenir les patients dans leur parcours de soins.

L’avancée en matière de développement de l’IA est-elle homogène sur le continent africain ou certains pays disposent d’une avance considérable sur les autres ?

Il existe plusieurs index sur l’IA – certains financés par l’Unesco – qui évaluent ses différents aspects comme l’infrastructure, la maturité des politiques publiques et réglementaires, l’engagement des gouvernements, les financements des investisseurs, etc. Tout d’abord, je dirais que la généralisation de l’IA repose sur une combinaison de plusieurs facteurs : une infrastructure solide, des gouvernements volontaires qui souhaitent s’engager pleinement dans la révolution de l’IA, et un cadre favorable à son développement. Certains pays ont pris beaucoup d’avance. C’est le cas du Maroc, de l’Egypte, de l’Afrique du Sud, de l’Inde, du Rwanda ou encore du Nigeria. L’Afrique du Sud dispose par exemple d’une infrastructure cloud remarquable, en grande partie grâce aux investissements d’Amazon et de Google. Au Rwanda, on trouve une ressource précieuse avec Carnegie Mellon University Africa (CMU Africa), située à Kigali, qui forme une nouvelle génération de spécialistes en IA.

Quels pays d’Afrique votre programme entend-t-il spécifiquement cibler ?

Nos pays prioritaires pour le développement de l’IA sont le Kenya, le Rwanda, le Sénégal et le Nigeria. Nous estimons qu’ils ont un fort potentiel pour réaliser des succès précoces et servir de modèles dans la région. Cela dit, nous avons également des initiatives en IA dans plusieurs autres pays africains, notamment en Afrique du Sud et en Ethiopie. Il existe une dynamique très forte et un grand nombre de projets en cours.

Il y a environ 18 mois, nous avons également lancé un programme de défis autour de l’IA. Une initiative qui consiste en un appel aux innovateurs des pays à revenu faible et intermédiaire à nous soumettre des idées sur l’utilisation de l’IA pour le développement. En seulement quatorze jours, nous avons reçu 1 400 candidatures du monde entier. Il s’agit de notre programme le plus prolifique à ce jour, et nous avons attribué 50 financements, tous dans des pays à revenu faible et intermédiaire. Parmi eux, environ 45 à 60 % des projets étaient basés en Afrique. Cela montre l’énorme appétit pour l’innovation et la créativité qui existent sur le continent et qui peuvent être exploités pour favoriser le développement.

Selon vous, le sommet de Paris auquel vous avez participé a-t-il accordé suffisamment d’attention à la question du développement de l’IA dans les pays en développement ?

Le sommet sur l’IA de Paris, à l’initiative du président Macron, a appelé à de véritables efforts pour rendre l’intelligence artificielle plus inclusive et au service de l’intérêt général, ce qui va clairement dans le bon sens. Bien sûr, beaucoup reste à faire – garantir un accès égal et inclusif à l’IA ne se fera pas du jour au lendemain, mais il est essentiel que les bénéfices de l’IA atteignent ceux qui en ont le plus besoin. A cet égard, comme beaucoup d’autres, nous attendons avec impatience les sommets et réunions prévus en Afrique et en Asie du Sud-Est, organisées par des partenaires du Sud global. Plusieurs dirigeants et innovateurs africains ont exprimé leur souhait d’adopter l’IA et surtout, de l’exploiter pour avoir un impact positif et mieux servir leurs populations.

Aujourd’hui, quels sont les principaux obstacles techniques et économiques à l’intégration des langues africaines dans les modèles d’IA ?

Tout d’abord, les développeurs africains en IA rencontrent des contraintes de ressources, puisqu’ils n’ont souvent pas accès à la puissance de calcul et au stockage nécessaires pour concevoir et déployer ces modèles à grande échelle. Cela rejoint un point soulevé lors du sommet sur l’IA : il existe une forme d’ »échec du marché » pour les langues africaines, car leur développement n’est pas une priorité pour les grandes entreprises technologiques. Ensuite, le manque de données empêche d’obtenir des modèles performants. Pour entraîner des modèles d’IA, il faut d’abord disposer d’un volume suffisant de matières écrites. Or beaucoup de langues africaines ne disposent pas de ce corpus. Pour certaines d’entre elles, on part véritablement de zéro.

Toutefois, le problème ne se limite pas seulement à la collecte de données puisque amasser des volumes massifs d’informations pour combler ce retard ne suffira pas. Cela pour plusieurs raisons. La première réside dans le coût : collecter des données de qualité est un processus très onéreux. Il ne s’agit pas seulement d’enregistrer des conversations, mais d’optimiser la sélection des données, de mettre en place des protocoles d’assurance qualité et de s’assurer que les informations collectées sont réellement utiles. Dans un projet précédent, nous avons rassemblé de nombreuses heures de données, mais 90 % de celles-ci se sont révélées inutiles, car l’essentiel des enseignements venait des premières phases de collecte. Cela souligne l’importance d’une approche technique rigoureuse.

La seconde, le manque de nuances culturelles : Beaucoup d’efforts de collecte de données échouent à saisir la richesse des contextes culturels. Par exemple, au Nigeria, un même mot peut avoir cinq significations différentes selon son contexte. Sans une compréhension fine de ces nuances, les outils d’IA risquent de mal interpréter les données et de produire des résultats biaisés. Ces défis montrent que la construction de modèles d’IA inclusifs nécessite bien plus qu’un simple accès aux données : il faut une approche réfléchie, adaptée aux réalités culturelles et linguistiques locales.

Comment comptez-vous cibler vos investissements ?

Concernant l’accessibilité des langues africaines dans l’IA, nous sommes dans une phase de rattrapage. La priorité est pour l’heure de soutenir institutions, chercheurs et innovateurs qui travaillent sur le développement de corpus linguistiques et l’entraînement de modèles de langage en langues africaines. Nous veillerons à ce que nos investissements bénéficient aux partenaires du Sud global, qui joueront un rôle clé dans cette initiative. A court terme, nous visons la création d’une base linguistique solide en construisant un corpus d’au moins 30 000 heures de données couvrant 17 langues africaines, représentant ainsi environ 300 millions de locuteurs. Ce projet est ambitieux, mais il constitue une étape essentielle pour combler le retard et assurer une meilleure représentation des langues africaines dans l’IA.

Justement, quel est votre plan d’action pour atteindre les 50 millions de dollards sur quatre ans ?

La Fondation Gates a engagé 10 millions de dollars, mais les besoins estimés sont en effet de 50 millions. Pour atteindre cet objectif, nous devons absolument établir des partenariats solides avec des gouvernements comme ceux du Canada, du Royaume-Uni et de l’Allemagne. Et nous espérons que cette initiative encouragera d’autres acteurs à s’engager afin d’obtenir davantage de financements philanthropiques et de dons. Il y a 18 mois, nous avons créé une collaboration entre donateurs. L’alignement des parties prenantes est essentiel, et nous avons réussi à réunir un consensus sur l’importance de cette initiative. Nous devons construire un agenda AI mondial plus inclusif en renforçant les partenariats et la collaboration avec d’autres fondateurs, donateurs, gouvernements, etc.

Peut-on s’attendre à l’émergence de géants africains de l’IA dans les années à venir ?

Plusieurs nations africaines encouragent activement l’innovation et l’entrepreneuriat dans le domaine de l’IA. J’ai moi-même été inspiré par les scientifiques, les chercheurs et les responsables de la mise en œuvre qui, sur tout le continent, réalisent des progrès incroyables en exploitant l’IA pour résoudre des problèmes complexes auxquels sont confrontées leurs communautés. Ce réseau de soutien en expansion contribue à créer un écosystème prospère pour la croissance et ouvre la voie à l’émergence d’un plus grand nombre de champions africains de l’IA et d’innovations d’IA développées localement.



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Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-02-15 07:15:00

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