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Camille Grand : « Un mauvais deal sur l’Ukraine serait une tâche sur le mandat de Donald Trump »

Camille Grand : « Un mauvais deal sur l’Ukraine serait une tâche sur le mandat de Donald Trump »

Un cauchemar de soixante-douze heures s’est déroulé du 14 et 16 février à Munich. Le scénario catastrophe pour l’Ukraine et l’Europe se confirme : le lâchage en règle de l’allié américain, prêt à négocier une « paix » dans leur dos… en les reléguant au rôle d’exécutants. L’ancien secrétaire général adjoint de l’Otan Camille Grand, désormais chercheur au Conseil européen pour les relations internationales, a assisté à ce séisme en direct. Très inquiet pour l’avenir du Vieux Continent, il estime toutefois que l’Europe a des cartes à jouer face à Donald Trump et Vladimir Poutine.

L’Express : La conférence de Munich laisse les Européens KO debout. Quels enseignements en tirez-vous ?

Camille Grand : Nous assistons à un double divorce. Idéologique, d’abord : c’est la fin d’une vision partagée de la démocratie libérale entre Américains et Européens. Dans son discours, le vice-président des Etats-Unis J.D. Vance critique les démocraties européennes et s’aligne sur la rhétorique des partis de la droite populiste. La rupture est aussi stratégique, puisque Donald Trump fait cavalier seul dans la négociation avec Vladimir Poutine. Ce faisant, il laisse tomber l’approche transatlantique coordonnée qui a prévalu depuis le début de la guerre. Surtout, Washington cède d’emblée à de nombreuses demandes de Moscou (concessions territoriales, non-entrée dans l’Otan…), aux dépens des vues de la majorité de ses alliés européens, cantonnés à un simple rôle d’exécutant d’un accord négocié dans leur dos.

Vue du Kremlin, la semaine écoulée est une succession de victoires diplomatiques, qui fragilisent la position de l’Ukraine et la sécurité de l’Europe. Elle témoigne à la fois de la proximité idéologique – presque assumée – entre Poutine et Trump et d’une vision du monde partagée, où prévaut la loi du plus fort. Il est trop tôt pour savoir jusqu’où ces affinités porteront les Etats-Unis, mais elle pose des défis stratégiques sans précédent pour l’Europe depuis 1945.

L’Europe est-elle en train de disparaître de la carte géopolitique ?

En diplomatie, on a coutume de dire que lorsqu’on n’est pas à la table des négociations, on en est au menu. L’Ukraine joue sa survie comme état souverain et viable et l’Europe sa place comme acteur sur la scène internationale. Bien sûr, Poutine veut régler la question à huis clos avec la Maison-Blanche.

D’une part, car cela correspond à sa vision du monde, selon laquelle des grandes puissances décident à la place des autres. D’autre part, car cela validerait, aux yeux du peuple russe et du reste du monde, l’image que Poutine recherche depuis toujours : une Russie superpuissance, qui négocie d’égal à égal avec les Etats-Unis.

Que peut faire L’Europe pour rester dans le jeu ?

L’Europe a plusieurs cartes à jouer. D’abord, elle est attendue sur la reconstruction de l’Ukraine, un projet à 500 milliards de dollars, qui prendra des décennies. Pour s’engager, les Européens sont en droit d’exiger que les termes d’un cessez-le-feu ou de la paix soient suffisamment robustes. Il y a ensuite la carte de l’adhésion de l’Ukraine – du moins l’Ukraine non occupée – à l’Union européenne (UE). Enfin, l’Ukraine demande des garanties de sécurité. Là, se pose le débat sur un contingent militaire européen visant à garantir le respect du cessez-le-feu. Les Etats-Unis ont clairement demandé aux Européens de se préparer à déployer des troupes qu’ils se refusent pour leur part à envoyer en Ukraine. J’y vois une belle opportunité de revenir dans le jeu. Il appartient aux Européens de répondre à cette demande, mais en posant leurs conditions.

Le vice-président américain, J.D. Vance, a parlé de paix « durable ». Qu’est-ce que cela pourrait signifier pour l’Ukraine ?

La garantie de sécurité offrant le plus de chance d’une paix durable serait l’entrée rapide dans l’Otan. C’est un modèle clair et sain, déjà éprouvé en 1955 lorsque l’Allemagne fédérale, alors même qu’elle était divisée, qu’elle n’avait pas stabilisé ses frontières orientales avec la Pologne, était entrée dans l’Alliance. De manière assez absurde, cette hypothèse a été écartée par l’administration Trump avant même que la négociation ait commencé.

Quel scénario, donc ?

Dans le contexte actuel, la plus réaliste consiste à promouvoir une présence occidentale sur place, après le cessez-le-feu, dont les modalités restent à définir. Il faut trouver un point d’équilibre entre des « observateurs » – comme après les accords de Minsk, qui n’ont pas fait leurs preuves – et un déploiement beaucoup plus dissuasif sur le plan militaire, sans qu’il ne mobilise de centaines de milliers d’hommes, ce qui n’est pas faisable.

Il restera toutefois une incertitude – et une inquiétude – majeure : jusqu’où la négociation donnera-t-elle à la Russie un droit de veto sur l’avenir de l’Ukraine ? Est-ce que la Russie interdit à tout jamais à l’Ukraine de rentrer dans l’Otan et décide de la forme des garanties de sécurité ? C’est une chose de mettre en pause cette perspective d’adhésion car les conditions ne sont pas réunies aujourd’hui ; c’en est une autre d’imposer à l’Ukraine une « neutralité vulnérable » qui priverait ses citoyens de leurs aspirations euroatlantiques, partagées par 90 % de la population. Ce serait un véritable scandale. L’Ukraine doit rester un pays indépendant et souverain, même si une part de son territoire est occupée. C’est essentiel pour l’Europe.

L’est-ce encore pour Donald Trump ?

Trump veut une paix rapide, il se fiche qu’elle soit durable. Il semble prêt à imposer un mauvais accord aux Ukrainiens en multipliant les concessions à la Russie pour pouvoir triompher. Ses objectifs divergent sur ce point des intérêts des Européens, qui aspirent à une paix durable et à une Ukraine viable et redoutent que la Russie ne reprenne les hostilités ou s’attaque à d’autres pays vulnérables. Le prix de cette paix durable est énorme pour les finances publiques nationales et européennes, car il faut de toute urgence réinvestir dans nos défenses. Mais cet effort est sans commune mesure avec le coût potentiel d’une nouvelle guerre qu’il s’agit d’éviter, selon le principe romain « Si vis pacem, para bellum », qui veut la paix prépare la guerre..

Si un contingent européen est mobilisé pour surveiller le cessez-le-feu, ce ne sera pas dans le cadre de l’Otan, dixit Washington. En cas d’attaque russe, l’article 5 ne s’appliquerait donc pas ?

L’article 5 est, rappelons-le, la clause de solidarité de l’Otan, construite autour de l’image des mousquetaires : un pour tous, tous pour un. Si un pays est attaqué, il invoque l’article 5 et les autres lui doivent solidarité (même s’ils ont le choix des moyens). Dans le cas ukrainien, il n’est pas pertinent puisqu’il s’agit d’une opération extérieure des alliés. Il est en revanche essentiel que chacun comprenne qu’il s’appliquera si un allié est attaqué sur son sol.

Donald Trump a toujours émis des doutes sur les alliances américaines, qu’il considère comme un mauvais deal pour les Etats-Unis. Vis-à-vis de l’Otan, ses positions ont varié. Dans sa campagne pour son premier mandat, il a commencé par dire que l’Otan était obsolète, avant de rétropédaler. Il insiste beaucoup sur les dépenses militaires des alliés. Aujourd’hui, neuf pays de l’Alliance – dont huit en Europe – ne respectent pas encore la « règle des 2 % », fixée en 2014, qui veut que chaque Etat consacre au moins 2 % de son PIB annuel à ses dépenses de défense. Il y a donc un problème réel, et Trump exige désormais des dépenses supérieures, en évoquant le chiffre de 5 % du PIB, ce qui paraît hors de portée. Toutefois, je ne crois pas à l’hypothèse d’un retrait formel des Etats-Unis du traité.

Je vois en revanche émerger deux risques. Soit une démission silencieuse, ce que certains cercles de réflexion de la nouvelle administration appellent « dormant Nato », une Otan en sommeil, où l’engagement américain s’effacerait. Soit une déclaration à l’emporte-pièce qui minerait la crédibilité de l’article 5, comme Donald Trump l’a déjà fait pendant sa campagne. Imaginez, en pleine crise dans la Baltique ou la mer Noire, Trump venant expliquer que ce théâtre est très loin, qu’il va falloir trouver un compromis avec les Russes et que les Etats-Unis se désintéressent de la crise… Pour les alliés européens, c’est le scénario catastrophe.

Peut-on encore convaincre Trump de ne pas se mettre entre les mains de Poutine ?

Donald Trump rêve d’un prix Nobel de la paix, il est extrêmement jaloux de celui qu’Obama a reçu en 2009 et se verrait bien récompensé pour avoir fait la paix au Moyen-Orient ou en Ukraine. Pour lui parler, il faut jouer sur son ego démesuré. En lui rappelant d’abord qu’un mauvais deal, qui serait rompu quelques mois plus tard par une Russie qui reprendrait l’offensive et se traduirait par un flot de réfugiés ukrainiens dramatique en Europe, serait une tâche sur son mandat. Trump ne veut pas apparaître comme le perdant. Il peut raconter beaucoup de choses à l’opinion publique américaine, mais si le monde entier dit qu’il s’est fait avoir par Poutine, il sera furieux.

Le second argument est économique. Que gagnent les Etats-Unis à faire un deal plus favorable à Kiev ? L’Ukraine a 5 % des terres rares dans le monde, des ressources critiques dans la compétition sino-américaine. Trump aimerait monnayer l’assistance américaine contre l’accès à ces ressources. Même s’ils rechignent à signer des accords inégaux sous pression, les Ukrainiens laissent entendre qu’il serait normal que leurs alliés dans cette guerre, à commencer par les Etats-Unis, bénéficient de retombées économiques. Pour cela, ils soulignent qu’il faut une Ukraine stable, prospère, qui s’intègre dans le système économique international, et non un pays faible, « biélorussisé », à la merci de la pression russe.

Dernier argument stratégique à brandir face à Trump : un mauvais accord serait un signal très défavorable pour la place des Etats-Unis dans le monde, en particulier vis-à-vis de la Chine. Si ce deal est compris comme un signe de faiblesse et de retrait des Etats-Unis, il construira des crises futures.

Face à la Russie et à une Amérique qui nous méprisent, le constat est clair : nous sommes seuls. La réflexion sur la sécurité européenne avance-t-elle ?

Les Européens vivent un moment de réveil stratégique désagréable, que « Trump 2 » vient aggraver. Selon l’expression reprise par Emmanuel Macron, les Européens sont des herbivores dans un monde de carnivores. La question est la suivante : comment l’Europe peut-elle devenir flexitarienne, c’est-à-dire fidèle à ses principes, à l’idée que la coopération et le commerce sont souhaitables… tout en étant beaucoup plus ferme dans les rapports de force, y compris militaires. Sur ce point, l’arrivée de Trump complique la situation. Le fait que les Etats-Unis deviennent un partenaire peu fiable, voire hostile, est très perturbant pour beaucoup de gouvernements européens.

L’Otan doit donc devenir plus européenne et UE doit poursuivre une mue engagée avec prudence, pour émerger en tant qu’acteur stratégique. Nous avons quelques raisons d’y croire. Depuis 2022, des événements qui semblaient auparavant impensables se sont réalisés. Qui aurait parié que l’UE entraînerait un jour 75 000 soldats ukrainiens pour aller se battre contre la Russie ? Qui aurait imaginé que l’UE allait mobiliser des fonds pour acheter des armes à l’Ukraine ? Le débat se déplace maintenant sur le renforcement de ses capacités de défense. Le Conseil européen informel du 3 février a marqué la première étape de ce processus, dont les conclusions sont attendues fin juin.

L’Europe va-t-elle assez vite ? Sa survie est en jeu…

Face à son destin, l’Europe est poussée à faire sa révolution. N’oublions pas que la construction européenne est un projet de paix entre ses membres et avec le reste du monde. Longtemps, l’Union a refusé d’investir dans la défense, c’était presque contraire à ses principes. Aujourd’hui, elle a tourné cette page. Elle comprend mieux le rapport de force. L’idée d’Ursula von der Leyen de faire de la Commission européenne un acteur stratégique, soit une « Commission géopolitique », s’est imposée à elle du fait d’événements extérieurs.

Comment survivre dans un monde où les impérialismes reviennent en force ? C’est le cas avec Poutine ; d’une certaine manière dans la vision du monde de Donald Trump ; c’est le cas avec la Chine dans la sphère indo-pacifique, mais aussi avec beaucoup de puissances émergentes, qui pensent en termes néo-impériaux. La Turquie d’Erdogan et l’Arabie saoudite se voient davantage comme des puissances régionales prêtes à aller dans des logiques de conquête impériale. On le voit également en Afrique avec les ambitions rwandaises. Nous sommes donc dans un moment perturbant pour la vision du monde des Européens, qui doivent s’adapter.

Le point rassurant, c’est que l’Europe a des cartes pour elle : c’est un continent encore riche. Aujourd’hui, les Européens dépensent collectivement quatre fois plus pour leur défense que la Russie. Nous avons des atouts, et pas seulement en termes de régulation. L’Europe dispose des technologies militaires les plus avancées, juste derrière les Etats-Unis. Nous avons les moyens de rester dans la course pour être acteur – et pas seulement spectateur – des affaires du monde au XXIe siècle. Pour cela, il nous faut clarté et unité, ce qui n’est hélas pas garanti. On voit qu’il y a des tensions avec les Hongrois et les Slovaques, et peut-être demain avec d’autres pays, tentés de faire bande à part dans ce nouveau monde. Certains pays ont aussi peur de leur ombre, craignant qu’une Europe trop forte ne complique encore nos relations avec Washington. Eux préfèrent préserver leurs relations transatlantiques à tout prix plutôt que de s’engager dans des projets européens.

La vieille alliance de l’Europe avec les Etats-Unis est-elle morte et enterrée ?

Il est trop tôt pour le dire, mais les premiers signaux de l’administration Trump sont inquiétants pour beaucoup d’Européens. Je ne crois pas au statu quo et j’envisage deux scénarios. Soit les Européens prennent davantage en main leur sécurité, investissent dans leur défense et négocient les termes d’un nouveau compromis transatlantique et alors l’Otan, qui est un élément essentiel de notre sécurité, peut en sortir rééquilibrée et renforcée aux côtés d’une Union européenne plus stratégique. Soit ils restent dans le déni et se préparent des jours difficiles. La messe n’est pas dite, mais les décisions des semaines et des mois qui viennent seront critiques.



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Author : Charles Haquet, Charlotte Lalanne

Publish date : 2025-02-19 17:30:00

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