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France – Algérie : « Dévoiler les comptes bancaires de la nomenklatura ? Ce serait déclarer la guerre »

France – Algérie : « Dévoiler les comptes bancaires de la nomenklatura ? Ce serait déclarer la guerre »

S’approche-t-on de la fin d’un tabou ? Dans une déclaration à la suite d’un comité interministériel sur l’immigration, François Bayrou a menacé, ce mercredi 26 février, de remettre en cause les accords de 1968 avec l’Algérie. Si le Premier ministre a insisté sur l’absence de volonté « d’escalade » avec le pays, il a annoncé que Paris allait demander à Alger « que soient réexaminées la totalité des accords et la manière dont ils sont exécutés », dans un délai d’un « mois, six semaines ». Lahouari Addi, chercheur (Triangle, CNRS, ENS Lyon) et professeur associé à l’université du Maryland, comté de Baltimore (UMBC), imagine pourtant un terrain d’entente possible entre les deux pays, qui auraient trop à perdre d’une rupture définitive. Entretien.

L’Express : Dans une intervention ayant eu lieu après un comité interministériel sur l’immigration ce 26 février, François Bayrou a menacé de remettre en cause les accords de 1968. Quels seront, selon vous, les effets de cette déclaration ?

Le gouvernement français est mis sous pression par l’opinion publique à la suite de l’attentat de Mulhouse perpétré par un Algérien ayant fait l’objet d’une OQTF et que l’Algérie a refusé de reprendre. Le gouvernement algérien peut difficilement se soustraire à la demande d’accepter ses ressortissants expulsés puisque lui-même combat l’immigration clandestine. Des patrouilles de la marine arraisonnent souvent en mer les embarcations de fortune de candidats à l’immigration clandestine. Il est vrai que parfois les autorités aéroportuaires refusent les individus expulsés dont elles ne sont pas certaines qu’ils soient Algériens. Mais lorsque le concerné a des papiers attestant de sa citoyenneté, il est difficile de le refuser.

Il y a pourtant eu l’exemple de l’influenceur « Doualemn », dont les propos sur TikTok avaient entraîné une décision du préfet de l’Hérault de lui retirer son titre de séjour et de l’expulser vers l’Algérie. Arrivé sur son sol le 9 janvier, il avait été aussitôt renvoyé en France par les autorités, malgré sa nationalité algérienne…

Ce cas est différent. Cet homme est détenteur d’une attestation de séjour en France et il y avait une procédure en cours à son encontre. D’ailleurs le juge français qui a annulé l’arrêté d’expulsion du ministre de l’Intérieur a donné implicitement raison aux autorités algériennes. Mais l’attentat de Mulhouse, où il y a eu mort d’homme, est embarrassant pour les autorités algériennes dans la mesure où elles ne l’ont pas accepté lorsqu’il a été expulsé. Le refus répété du gouvernement algérien de reprendre ses citoyens en situation irrégulière est incompréhensible pour l’opinion française et même pour l’opinion algérienne.

Les flux humains entre les deux sociétés sont beaucoup plus denses que les relations entre les deux Etats, ce qui est une anomalie.

Lahouari Addi

Vous semblez étrangement optimiste. Les semaines de tensions entre Paris et Alger ne vous inquiètent-elles pas ?

Il faut rester mesuré et réaliste. Dans son intervention ce mercredi, François Bayrou a plusieurs fois répété : « Nous ne voulons pas l’escalade ». Ni Paris, ni Alger n’ont en réalité intérêt à une rupture entre les deux pays. La France est la porte d’entrée européenne la plus pratique pour l’Algérie, qui ne peut se permettre de s’isoler. Par ailleurs, les flux humains entre les deux sociétés sont beaucoup plus denses que les relations entre les deux Etats, ce qui est une anomalie. Je serais très étonné que, malgré son volontarisme affiché, François Bayrou veuille remettre en cause le regroupement familial permis par les accords de 1968. Il faut rappeler que les partis de droite, notamment la coalition à laquelle appartient François Bayrou, ne veulent pas réveiller le gisement électoral des banlieues susceptibles de vote en masse pour La France insoumise. Je demeure convaincu que des intérêts objectifs convergents vont participer à l’apaisement entre les deux capitales.

Que pensez-vous de la décision française de restriction de circulation et d’accès pour certains dignitaires algériens ? Peut-elle être efficace ?

Il y a eu un accord sous la présidence de Sarkozy qui permet à des dignitaires algériens, à leurs familles et à leurs amis d’aller en France avec un passeport diplomatique, ce qui les dispense de demander un visa. La mesure annoncée par François Bayrou de refuser ces vrais-faux passeports diplomatiques sera accueillie très favorablement pas les Algériens qui galèrent pour avoir un visa pour rendre visite à des parents. Mais la question de l’efficacité peut effectivement se poser. Les personnes concernées sont aisées financièrement et iront en France avec des visas délivrés par l’Italie ou l’Espagne. Les dignitaires seraient par contre dans l’embarras si Paris décidait de dévoiler leurs comptes bancaires. Mais cela équivaudrait à une déclaration de guerre – au sens de véritable rupture – symbolique, que ni Paris ni Alger ne veulent réellement voir arriver.

Cela étant dit, le gouvernement algérien est évidemment gêné par cette mesure qui a fait savoir à l’opinion algérienne que le passeport diplomatique de l’Etat est utilisé pour les vacances privées en France de la nomenklatura et des familles des généraux. Des discussions en coulisses vont avoir lieu pour conclure un marché. Le gouvernement français va continuer à reconnaître ces vrais-faux passeports diplomatiques contre l’acceptation par le gouvernement algérien d’accepter ses citoyens expulsables.

Des deux côtés de la Méditerranée, on assiste à une succession de déclarations entre le ministre de l’Intérieur français Bruno Retailleau et le président Tebboune. Ce dernier, le 2 février, a indiqué dans l’Opinion : « Tout ce qui est Retailleau est douteux ». Que pensez-vous de ce duel ?

Aux yeux de l’opinion algérienne, Bruno Retailleau est de la droite extrême, ce qui rend facile à Tebboune de le critiquer. En le critiquant, il ferraille avec la vieille droite nostalgique de l’Algérie française. Ainsi Tebboune fait de la surenchère nationaliste pour cacher son impopularité. Dans le même temps, en France, Bruno Retailleau ne peut pas non plus changer de position – il a ses propres convictions et parle à son propre électorat. Nous sommes donc dans une situation d’évidente tension, où personne ne veut céder pour ne pas perdre la face. Mais je suis persuadé que la raison d’Etat l’emportera des deux côtés de la Méditerranée. Le gouvernement algérien va finir par céder, en accordant les laissez-passer consulaires. Le contentieux se réglera dans les coulisses pour montrer que l’autre partie a cédé.

Il me semble que le gouvernement algérien s’est assagi sur cette question relative à la position de la France sur le Sahara occidental.

Lahouari Addi

Néanmoins, Alger reprochera malgré tout à Paris sa position sur le Sahara occidental. Et il y aura toujours la question de l’incarcération de Boualem Sansal…

Ces questions sont à aborder de manière différente. D’abord, il me semble que le gouvernement algérien s’est assagi sur cette question relative à la position de la France sur le Sahara occidental. La ministre de la Culture, Rachida Dati, dont le père est marocain et la mère algérienne, s’est rendue au Sahara occidental la semaine dernière sans que le gouvernement, ni la presse à Alger n’aient réagi outre mesure. Le gouvernement algérien s’est rendu compte que la France décide de sa politique étrangère même s’il regrette qu’elle ne se conforme pas à la résolution de l’Onu sur l’indépendance du Sahara occidental. Le réalisme a pénétré la position d’Alger sur le sujet.

Concernant Boualem Sansal, le problème est différent. Il est d’abord politique. Ensuite, il est diplomatique : Sansal est franco-algérien, et considéré comme algérien en Algérie. Il s’est rendu coupable en disant qu’une partie de l’ouest algérien appartient au Maroc. Dans un régime démocratique, il aurait été invité à s’expliquer dans un débat public contradictoire. Mais le régime algérien étant ce qu’il est, le gouvernement qui clame être nationaliste, ne pouvait pas laisser passer de telles déclarations. Par ailleurs, la majorité de l’opinion algérienne est farouchement hostile aux déclarations de Sansal et est favorable à son emprisonnement. Sansal pensait sans doute qu’il était protégé par sa notoriété, et aussi par le fait qu’il a été un allié du régime dans la lutte contre les islamistes. Il a oublié qu’en Algérie la liberté d’expression est très limitée, même pour les amis du régime. Je reste cependant convaincu que, en coulisses, des négociations permettront sa libération. Alger finira par le libérer pour des raisons de santé. L’Algérie n’a pas d’atouts ni d’alliés internationaux pour faire face à la France dont la puissance médiatique est capable de nuire à l’image du régime à l’étranger.

Lorsque l’on parle « d’Alger » ou « du régime algérien », parle-t-on toujours du président Tebboune ? Qui, aujourd’hui, décide réellement en Algérie ?

Le régime algérien repose sur une règle non écrite. Je dis « non écrite » car elle n’existe pas dans la Constitution : l’armée est source du pouvoir. Elle choisit le président qui est tenu d’obéir aux orientations générales qu’elle décide. Elle donne à la police politique, qui dépend du ministère de la défense, la mission de domestiquer les partis qui reçoivent en contrepartie des sièges à l’Assemblée nationale à travers des élections truquées. Tout parti politique qui remet en cause le principe que l’armée est source du pouvoir est interdit. Dans le même temps, cette domination du pouvoir réel des généraux sur le pouvoir formel des civils qu’elle coopte n’est pas exempte de divisions. L’homme fort apparent du régime est aujourd’hui le général Saïd Chengriha, le chef d’état-major des armées. Mais il doit tenir compte des rapports de force à l’intérieur de la hiérarchie militaire qui compte 120 ou 150 généraux. Ils n’ont pas forcément les mêmes intérêts et le même point de vue sur la pérennité du régime. Il y a des divisions que cache l’opacité du régime dont la survie dépend de la solidarité de corps des officiers et… du prix du pétrole sur le marché international.



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Author : Alexandra Saviana

Publish date : 2025-02-27 15:58:00

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