L’Express

Tim Marshall : « Grâce à Trump, Poutine pourrait écraser la Lituanie ou la Pologne en trois jours »

Tim Marshall : « Grâce à Trump, Poutine pourrait écraser la Lituanie ou la Pologne en trois jours »

Le besoin d’accéder aux mers chaudes ou l’absence de barrières naturelles expliquent-ils, au moins en partie, l’invasion de l’Ukraine ? La géographie de l’Europe de l’Est peut-elle nous éclairer sur les potentielles cibles de Vladimir Poutine à l’avenir ? C’est en tout cas le point de vue de Tim Marshall, journaliste britannique et auteur du best-seller Prisoners of Geography. « La Russie est un exemple clair de nation prisonnière de sa géographie », juge-t-il. Loin de se montrer déterministe, le Britannique assure toutefois que l’histoire, l’actualité et la géographie peuvent, ensemble, éclairer les racines de la guerre en Ukraine et le fait que, selon lui, « n’importe quel dirigeant russe aurait fait les mêmes choix que Poutine ».

A l’heure où certains s’inquiètent que le maître du Kremlin ne frappe ailleurs en Europe, Tim Marshall juge que « les Européens se sont montrés pathétiquement naïfs et faibles au cours des trente dernières années ». Dans ces conditions, estime-t-il, « le scénario d’une attaque contre un pays de l’Otan devient plus probable ». Pour L’Express, l’auteur à succès dévoile également les zones géographiques qui pourraient bien se transformer en points brûlants à l’avenir. A commencer par la mer de Chine méridionale, l’Iran et même… l’espace. Entretien.

Dans votre livre Prisoners of Geography, vous écriviez que la géographie « emprisonne » les dirigeants, « leur donnant moins de choix et moins de marge de manœuvre » que nous ne le pensions. La géographie a-t-elle joué un rôle dans le déclenchement de la guerre en Ukraine ?

Tim Marshall La Russie est un exemple clair de nation prisonnière de sa géographie, au sens où c’est la géographie qui va lui permettre de faire ceci ou l’empêcher de faire cela. Cependant, je ne suis pas déterministe : ce n’est pas le seul facteur ayant joué un rôle dans l’invasion de l’Ukraine, mais, si vous prenez en compte l’histoire, l’actualité et, en premier lieu, la géographie, vous disposez d’une base solide pour comprendre les racines de cette guerre. Du point de vue géographique, en l’occurrence, la Russie avait deux problèmes. Premièrement, son accès direct aux mers chaudes – caractéristique des grandes routes maritimes mondiales – est limité. Pour y accéder, les Russes doivent soit passer par l’Arctique, soit par la mer Baltique ; des zones gelées une partie de l’année, qui comptent de nombreux pays membres de l’Otan dans les environs et ne donnent accès qu’à la mer du Nord. Or l’accès à la mer Noire est crucial pour la Russie. Et le seul port en eaux chaudes auquel Moscou avait accès dans la région se trouvait à Sébastopol, en Crimée. Si l’Ukraine se rapprochait trop de l’Occident, la Russie aurait pu perdre son accès à ce point stratégique.

Le deuxième facteur géographique, au moins aussi important, est que la plaine d’Europe du Nord, qui s’étend de la France aux monts de l’Oural et traverse la Pologne avant de donner sur l’Ukraine et la Biélorussie, est une zone à risque pour les centres de pouvoir russes de Saint-Pétersbourg et Moscou. L’absence de barrières naturelles, comme des monts ou des cours d’eau importants, la rendant particulièrement vulnérable aux invasions venant de l’ouest. L’empire suédois, la France, en 1815, les Allemands, en 1914 puis en 1941, en ont d’ailleurs profité dans l’Histoire. Contrainte par cette géographie et influencée par son passé, la Russie a donc toujours cherché des zones tampons – la Pologne, la Biélorussie ou… l’Ukraine.

Mettez tout cela bout à bout : ces faiblesses géographiques, cette histoire et une Ukraine – dont les ressources naturelles comme le blé, le lithium sont très convoitées par les Russes – se rapprochant de l’Occident. La Russie était vouée à réagir. Cela ne justifie en rien l’agression subie par Kiev ni les crimes de guerres que commet Moscou. Mais, si vous comprenez cela, vous comprenez comment Poutine parvient à faire croire à beaucoup de Russes qu’envahir l’Ukraine était une nécessité.

Quand il partira, qu’il tombe par la fenêtre ou qu’il meure dans son lit, une autre version de Poutine prendra la relève.

Tim Marshall

A vous entendre, on pourrait croire que tout dirigeant russe, qu’il s’appelle Vladimir Poutine ou non, aurait agi ainsi…

Comprenez-moi bien : la mentalité fasciste, raciste et impérialiste de Vladimir Poutine est évidemment à prendre en compte. Pour lui, Moscou est la troisième Rome. Il croit profondément que l’âme slave est supérieure aux autres peuples et à l’expansion territoriale, comme l’ont fait ses héros Pierre III et Catherine II. En d’autres termes, il veut faire des autres peuples slaves des colonies.

Cependant, je reste convaincu qu’un autre dirigeant russe aurait fini par envahir l’Ukraine. Si la Russie était devenue une démocratie libérale après la chute de l’URSS, il en aurait probablement été autrement. Mais le fait est que la Russie a pris la voie d’une dictature nationaliste. A ce titre, n’importe quel dirigeant russe aurait fait les mêmes choix que Poutine. Quand il partira, qu’il tombe par la fenêtre ou qu’il meure dans son lit, une autre version de lui prendra la relève.

« Le compte à rebours est lancé avant que Vladimir Poutine ne frappe ailleurs en Europe », a fait valoir le Britannique Keir Giles, chercheur à la Chatham House, auprès de L’Express. Comment la géographie européenne pourrait-elle influencer les ambitions du Kremlin ?

Je suis d’accord pour dire que la Russie de Poutine est une menace pour les pays européens, surtout si nous laissons l’Ukraine perdre cette guerre. Mais, face à cela, les Européens se sont montrés pathétiquement naïfs et faibles au cours des trente dernières années. Nous – j’y inclus le Royaume-Uni – avons pris ce temps post-guerre froide marqué par une certaine stabilité pour un état normal. Honnêtement, je ne comprends pas comment il est possible d’arriver à cette conclusion lorsque nous disposons de deux mille ans d’Histoire indiquant le contraire. Or, face à la menace russe, l’Europe semble apathique. Clamer que « nous soutiendrons l’Ukraine » ne suffira pas à repousser le danger. Dans ces conditions, le scénario d’une attaque contre un pays de l’Otan devient plus probable.

Partant de là, nous devrions surveiller deux zones. Vous aurez peut-être noté que, de façon très stratégique, environ 2 000 soldats russes sont actuellement postés en Transnistrie – la région qui se trouve à la frontière entre l’Ukraine et la Moldavie. Ces effectifs pourraient se révéler très utiles en Moldavie, notamment pour fomenter un soulèvement révolutionnaire afin de renverser le gouvernement et mettre à sa place un autre, prorusse. L’autre zone à risque, ce sont les pays Baltes. Dans l’enclave de Kaliningrad, zone qui se trouve avant la mer Baltique, se trouvent des brigades mécanisées russes très efficaces. Or seulement 48 kilomètres de la frontière polono-lituanienne séparent Kaliningrad de la Biélorussie, le long de ce que l’on appelle le « corridor de Suwałki ». Si les troupes russes à Kaliningrad et en Biélorussie coupent le corridor, alors les Etats baltes – que Poutine considère, je le redis, comme des colonies – seront coupés du monde. Et si l’Otan s’effondre, ce qui reste possible, le Portugal va-t-il se battre pour la Lituanie ? La France va-t-elle se battre pour l’Estonie ? Nous ne pouvons plus être sûrs, d’autant que Trump sape maintenant l’article 5 de l’Otan [NDLR : qui pose un principe de solidarité en cas d’attaque d’un des membres de l’Otan]. Poutine pourrait donc vraiment écraser la Lituanie ou la Pologne en trois jours.

Vous êtes bien critique à légard de l’Europe

J’ai un souvenir assez précis d’un discours prononcé en 1991 par Jacques Poos, alors ministre luxembourgeois de la Force publique. Il avait dit à propos de la Bosnie-Herzégovine, qui était au bord d’un conflit majeur : « C’est l’heure de l’Europe. Ce n’est pas l’heure des Américains. » Une façon de dire que nous, Européens, allions relever le défi de défendre le pays s’il devait sombrer dans la guerre. Deux ans plus tard, nous rampions devant les Américains pour leur demander de nous aider à mettre fin à cette guerre qui se déroulait à notre porte.

Depuis lors, nous entendons régulièrement des hommes politiques comme votre président employer de grandes formules comme « autonomie stratégique » et « défense commune ». Mais ce sont des mots creux. Nous sommes incapables de nous défendre, c’est la réalité. Si les Américains retirent leurs dollars et ne paient plus pour l’Ukraine, nous sommes morts. Nous fournissons environ 50 % des armes à Kiev. Il n’y a aucun scénario dans lequel nous pourrions combler le vide laissé par les Etats-Unis s’ils se retiraient.

Nous voici, en 2025, face à ce nouveau président vulgaire, belliqueux et impatient envoyant ses émissaires à Bruxelles et à Munich pour nous gifler à plusieurs reprises

Tim Marshall

Le plus risible, c’est que mon propre Premier ministre s’est dit prêt à envoyer des troupes britanniques de maintien de la paix en soutien à l’Ukraine… Mais nous avons moins de troupes aujourd’hui que nous n’en avions lors des guerres napoléoniennes de 1815. Pour vous donner une idée, il faut environ 30 000 soldats pour en déployer seulement 10 000 – 10 000 en préparation, 10 000 sur le théâtre des opérations, 10 000 en récupération. Or nous n’en avons que 76 000 au total. L’Europe aurait du mal à fournir plus de 20 000 à 25 000 soldats de qualité à l’Ukraine. Or il faudrait minimum 800 000 hommes pour vaincre la Russie. Ce qui est insupportable, c’est de se dire que tous les présidents américains depuis Eisenhower nous ont prévenus. Et malgré cela, nous avons tous réduit nos budgets et laissé nos industries de défense dépérir. Même Barack Obama a fini par nous qualifier de « profiteurs » en 2016. Et nous voici, en 2025, face à ce nouveau président vulgaire, belliqueux et impatient envoyant ses émissaires à Bruxelles et à Munich pour nous gifler à plusieurs reprises sans que cela ne semble susciter de réaction constructive.

Est-il encore temps de renverser la vapeur ?

Nous sommes indéniablement prisonniers de nos mauvaises décisions. Mais si vous regardez ce que la géographie a légué à l’Europe, nous vivons dans une des meilleures régions du monde : nous avons des plaines, des terres agricoles fantastiques, surtout en France, et de très bonnes ressources naturelles comme des rivières, des montagnes et des côtes, qui sont autant de facteurs de création de richesse. Nous avons donc cet avantage géographique naturel par rapport à d’autres pays. Notre PIB combiné est 10 fois supérieur à celui de la Russie, et notre population est bien plus importante. Donc, si nous prenons les bonnes décisions, nous serons assez solides pour maintenir des démocraties fortes prêtes à résister aux dictatures qui sont à notre porte. Mais si nous ne tirons pas parti de ces avantages géographiques qui ont fait notre richesse et si nous prenons de mauvaises décisions, nous serons éliminés les uns après les autres par nos ennemis. Seulement, pour cela, il faut être honnêtes avec les électeurs : par exemple reconnaître que, face à l’administration actuelle aux Etats-Unis, nous devons augmenter nos taxes et nos droits de douane. Mais quel politicien irait dire cela ?

La guerre à Gaza est un autre point brûlant du globe… La géographie du Proche-Orient peut-elle nous éclairer sur ce conflit ?

Celle de la Cisjordanie, en tout cas, joue un rôle dans le conflit israélo-palestinien. A son point le plus étroit, Israël ne mesure que 19 kilomètres de largeur. Imaginez un corridor allant de Tel-Aviv à la Cisjordanie. Une salve d’artillerie depuis la Cisjordanie, qui surplombe la plaine côtière israélienne, fermerait l’aéroport de Tel-Aviv et couperait le pays en deux. Votre avis sur Israël n’a pas d’importance. La géographie de la Cisjordanie signifie qu’Israël ne permettra jamais une armée palestinienne correctement armée, même s’il devait y avoir un jour un Etat palestinien.

A l’avenir, quelles pourraient être les zones les plus à risques sur le plan géopolitique ?

Je ne pense pas que la Chine envahira Taïwan dans les prochaines années, mais il est probable qu’elle essayera de l’écraser lentement par de petites actions, voire avec un blocus de faible ampleur. Reste à savoir si les Américains réagiront ou pas. Mais, s’ils ne le faisaient pas, Washington donnerait à Pékin un chèque en blanc pour répéter encore et encore ses attaques jusqu’à faire plier Taïwan.

L’autre point chaud qui me semble sous-estimé est le reste de la mer de Chine méridionale. Environ huit pays différents comme le Vietnam, la Malaisie, Taïwan, bien sûr, Brunei et les Philippines revendiquent des parties de cette zone. Mais la Chine en revendique la quasi-totalité. Elle a donc des différends maritimes avec de nombreux pays. C’est pourquoi les Philippines ont récemment accordé aux Américains des droits supplémentaires, comme un accès élargi aux bases militaires situées sur leur territoire, en plus d’une coopération militaire renforcée. Tout comme pour Taïwan, si les Chinois multiplient les petites actions de faible intensité, et bien sûr qu’ils le feront, que feront les Américains ? Depuis un certain temps, il semble que les Etats-Unis perdent globalement de leur influence dans cette partie du Pacifique. Il n’est pas certain qu’ils réagiront assez fortement à ce qui ressemblera à de petits incidents dans les années à venir.

Vous ne mentionnez pas l’Afrique…

Le conflit en République démocratique du Congo (RDC) dure depuis vingt ans, et d’autres pays africains le rejoignent progressivement, en partie à cause de problèmes concernant les droits miniers et le cuivre. Je crains que cela ne se stabilise pas. Il est plus probable que la situation empire. D’autant que beaucoup de pays comme l’Ethiopie, le Soudan ou le Tchad connaissent déjà des situations de guerre civile et d’instabilité. Nous devrions voir cette courbe d’instabilité s’étendre en Afrique de l’Ouest, vers des pays comme la Côte d’Ivoire. Et, bien sûr, au Proche-Orient, surveillez aussi l’Iran. A un moment ou à un autre cette année, la situation entre ce pays et Israël fera de nouveau la Une des journaux. Mais il y a deux facteurs dont Israël devra tenir compte avant de s’engager dans une confrontation avec Téhéran.

Quels sont-ils ?

D’abord, il y a un point d’interrogation sur sa capacité à ravitailler suffisamment d’avions pour une campagne prolongée sur de si longues distances. Il est également possible que, s’ils sont attaqués, les Iraniens essaient de bloquer le détroit stratégique d’Ormuz, ce qui aurait de grosses conséquences sur le prix du pétrole et du gaz. De fait, Israël subirait donc de fortes pressions de la part de ses voisins et alliés, y compris les Etats-Unis. Il y a là de quoi réfléchir à deux fois avant de s’engager dans une confrontation directe… Nous verrons bien ce qu’il en sera.

Dans quelle mesure les avancées technologiques modifient-elles l’importance traditionnelle de la géographie dans les conflits modernes ?

Les avancées technologiques peuvent modifier l’importance de certaines zones, mais la géographie sera toujours importante. Par exemple, la plupart des pays ne se soucient plus vraiment de savoir où se trouve le charbon. A présent, nous sommes dans une course au lithium. Ce que nous cherchons a donc changé, mais la géographie est tout aussi importante dans la compétition pour les ressources. La majorité des réserves mondiales de lithium, en l’occurrence, se trouve toujours au Chili, en Argentine et en Bolivie. De même, un pays peut utiliser les dernières technologies disponibles pour envoyer un missile, un drone ou un avion, mais il faudra toujours se reporter à une carte pour connaître l’emplacement des points de ravitaillement ou des installations nucléaires, là où se trouvent certaines ressources rares…

Dans votre dernier livre, The Future of Geography, vous vous intéressez à la nouvelle « réalité astropolitique ». A quel point l’espace va-t-il devenir un enjeu géopolitique ?

La course à l’espace 2.0 reflète les tensions géopolitiques sur Terre. Les trois grands acteurs sont les Etats-Unis, la Chine et la Russie. Les Américains dirigent un bloc de pays, principalement démocratiques, dans le cadre des accords Artemis, dont la France est signataire, tandis que la Chine coopère avec la Russie, l’Iran et la Corée du Nord dans l’espace. L' »astropolitique », comme la géopolitique, repose sur la géographie. L’espace comporte des régions radioactives à parcourir, des océans de distance, des autoroutes de la pesanteur et des terres pleines de ressources, notamment la Lune. Les ceintures de satellites sont de plus en plus encombrées et militarisées. De nombreux pays ont déclaré que l’espace était un « domaine de guerre ». Notre proche voisine la Lune possède de grandes quantités de glace d’eau en son pôle Sud et des gisements de nombreux minéraux dont nous avons besoin pour la technologie du XXIᵉ siècle. La rentabilité de l’exploitation minière de la Lune n’est pas prouvée, mais quelle grande puissance resterait les bras croisés en regardant ses rivaux en profiter ? C’est pourquoi il est urgent de mettre à jour les traités spatiaux du siècle dernier, qui n’ont pas suivi le rythme des technologies et des politiques modernes. Nous avons besoin d’engagements sur la connaissance de la situation dans l’espace, la collecte des débris, la déconfliction, et de réorganiser l’idée de partager les bénéfices qui peuvent découler des ressources.



Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/tim-marshall-grace-a-trump-poutine-pourrait-ecraser-la-lituanie-ou-la-pologne-en-trois-jours-6YFAJYTGQRGNLO72EEUJBUAHGA/

Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-02-27 17:30:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express