La solitude lui va pourtant si bien. En cette fraîche matinée de février, seul l’écho résonne à travers les dédales de canyons de Pétra, merveille du monde moderne qui fait la fierté de la Jordanie. D’ordinaire, jusqu’à 10 000 touristes se pressent chaque jour pour admirer la capitale de la civilisation nabatéenne, construite à même la roche il y a plus de 2 800 ans et dont les quelques 3 000 mausolées de dizaines de mètres de haut font la renommée.
Ces jours-ci, le site est désert. Ou presque. Quelques grappes de touristes se baladent sous le soleil : ici un groupe de Sud-Coréens, reconnaissables à leur drapeau brodé sur les manches ; là des Britanniques dont les visages fuient le soleil, recouverts de keffiehs jordaniens à damiers rouges et blancs. Dans ces chemins de plusieurs kilomètres de long, cernés par des falaises ondulées, le visiteur devient aventurier solitaire, libre de scruter les vestiges antiques de longues minutes. « Quel luxe, souffle Nasseira, une Française passionnée par Pétra, où elle effectue une douzième visite. D’habitude, il faut déambuler à travers des hordes de visiteurs, dans le brouhaha des guides touristiques… Là, personne. C’est encore plus exceptionnel. » Ce calme ne fait pas les affaires de la Jordanie.
Des hôtels remplis à seulement « 2 ou 3 % »
Comme toute l’économie régionale, Pétra apparaît comme une victime collatérale des guerres qui enflamment le Moyen-Orient depuis le 7 octobre 2023. Les Occidentaux craignent de voyager dans ce pays stable mais frontalier d’Israël, de la Cisjordanie, de la Syrie ou encore de l’Irak. L’année dernière, les Français ont été 60 % moins nombreux qu’en 2023 à visiter le royaume hachémite. « Tous les deux ou trois ans, nous avons une crise dans la région et nous en subissons les effets, souffle Essam Fakhriddin, président de l’association des restaurateurs jordaniens, en première ligne face au marasme touristique. La guerre à Gaza a été une catastrophe pour les endroits qui dépendent à 100 % du tourisme, comme Pétra. Le taux de remplissage des hôtels y stagne à 2 ou 3 % depuis dix-huit mois… Tout s’est effondré. » Dans la ville voisine, une trentaine d’établissements en construction ont dû mettre leurs travaux sur pause.
Guerre en Irak en 2003, printemps arabes, guerre civile syrienne… Quand le Moyen-Orient s’agite, Pétra voit sa fréquentation chuter. Pourtant, par temps calme, le site connaît chaque année une explosion de visiteurs, depuis qu’Indiana Jones a révélé au monde entier ses merveilles en dévalant la gorge du Sîq à cheval dans La Dernière Croisade, en 1989. Aujourd’hui, les chevaux ont été remplacés par des voiturettes électriques et les vendeurs de chapeaux d’aventurier à 15 dinars jordaniens (20 euros) gardent leur stock sur les bras. « Pour nous, Jordaniens, voir notre trésor de Pétra aussi vide est un crève-cœur, se désole Ahmed, un guide touristique sur le seuil du canyon principal. Notre pays réussit à rester à l’écart des guerres de nos voisins mais nous finissons par en être victimes malgré tout. »
Premiers touchés par la crise : les Bédouins de Pétra. Pendant des siècles, ce peuple nomade a jalousement gardé secrets les trésors de ce site antique, en interdisant l’accès aux étrangers. Il a fallu attendre 1812 pour qu’un voyageur suisse, intrigué par les mythes autour de cette cité légendaire, réussisse à s’y introduire déguisé en arabe, avant d’informer le monde occidental de sa découverte. Depuis, la ruée vers Pétra n’a jamais cessé, attirant archéologues les plus renommés, amoureux de la nature et chercheurs de trésors.
Des tribus bédouines peuplaient ses grottes jusqu’en 1985, année où les autorités ont construit un village en dur près du site afin de les reloger, à la fois pour faciliter les visites mais surtout pour permettre à l’Unesco de classer le site au patrimoine mondial. En échange, les Bédouins gardent l’exclusivité des petits commerces à Pétra. Une manne financière bénie, qui se transforme parfois en malédiction.
Sharif a vécu toute sa vie ici. Les épaisses poches noires sous ses grands yeux verts racontent son désespoir d’une manière plus éloquente que ses mots. Son magasin de souvenirs, à quelques mètres en contrebas des majestueuses tombes royales érigées au Ier siècle de notre ère, regorge de bouteilles de sable du désert, de dromadaires en peluche et d’aimants à 1 dinar. Avant la guerre à Gaza, dit-il, son échoppe faisait vivre 25 familles de tribus bédouines. Aujourd’hui, Sharif ne travaille plus qu’avec une employée, sa femme. « Depuis un an et demi, il n’y a plus personne et nous ne recevons aucune aide, seulement des taxes supplémentaires, se plaint le trentenaire. Les rares touristes sont ravis d’être là, mais pour nous la situation devient impossible. » Dès qu’un visiteur entre dans son champ de vision, il s’envole avec ses keffiehs sous le bras, prêt à les brader.
Sur les hauteurs de la cité antique de Pétra, en Jordanie, le 13 février 2025.
Sur les hauteurs de la ville moderne de Pétra, Yazan Mahadin noie ses soucis dans une grande assiette de mansaf, le plat traditionnel jordanien à base de mouton (tête comprise). En poste depuis novembre dernier, le directeur du parc touristique garde son calme et le sourire malgré la crise de fréquentation. « Je suis un optimiste ! », rigole cet ancien architecte, veste blanche et petit bouc noir sous le menton. Il préfère souligner les « bons » chiffres de janvier, avec une hausse de 8 % des visiteurs par rapport à l’an passé. « Dès l’annonce du cessez-le-feu à Gaza, l’intérêt pour Pétra est remonté », opine-t-il, espérant un bond de 40 % pour mars.
Le gardien de Pétra raconte avoir profité de ce repos forcé pour réfléchir à l’avenir du parc touristique. « L’année dernière a été terrible, mais nous avons travaillé dur pour rebondir et enrichir l’expérience des futurs visiteurs, souligne Mahadin. En moyenne, les touristes restent 1,2 journée à Pétra : notre objectif consiste à allonger leur visite à deux jours, voire trois, et pour cela nous devons leur offrir davantage. »
Le surtourisme, un danger mortel pour Pétra
Déjà, il a lancé des visites nocturnes du site, baptisées « Pétra by night », et inauguré 27 nouveaux sentiers afin de désengorger les voies principales de la cité antique. A partir du mois de mai, les visiteurs pourront aussi partager le quotidien des Nabatéens grâce à des casques de réalité virtuelle mis à disposition. « A terme, nous voulons prendre des mesures similaires à celles en place dans les musées européens qui, depuis la pandémie de Covid-19, rendent obligatoires les réservations pour des créneaux de visite précis, indique Yazan Mahadin. Ce sera indispensable pour désencombrer Pétra. »
Car cette période d’accalmie pourrait bien sauver le site antique d’une vague qui, marée après marée, menaçait de le submerger : le surtourisme. Sur place, les guides racontent avec une pointe d’angoisse le spectacle de ces dernières années, quand les canyons principaux s’étaient métamorphosés en interminables files d’attente pour touristes à bout de nerfs. « Avec chaque crise viennent des opportunités, philosophe Essam Fakhriddin. Le surtourisme à Pétra était très dangereux, de la folie même… Cette affluence doit être régulée à présent. »
Une destination au coeur d’un Moyen-Orient agité
Il faut prendre la route vers Aqaba, grande ville du sud de la Jordanie et unique port du pays, pour mieux comprendre. Ici, plus de 80 000 touristes arrivaient chaque année depuis des bateaux de croisière : ils débarquaient à l’aube, montaient dans le car pour visiter Pétra le matin puis le désert de Wadi Rum dans l’après-midi, avant de remonter à bord le soir venu. La Jordanie express.
En ce début février, seuls quelques pédalos voguent en bord de plage dans le golfe d’Aqaba, endroit unique au monde où se côtoient quatre pays sur quelques kilomètres de côte : l’Egypte, Israël, la Jordanie et l’Arabie saoudite. « 2023 avait battu tous les records, avec 80 % des croisiéristes qui venaient d’Europe, souligne Hamza HajHasan, gouverneur adjoint de la zone économique spéciale d’Aqaba, depuis son bureau avec vue sur la baie. Pour 2024, nous avions 78 000 réservations de touristes et 40 000 membres d’équipage… Malheureusement tous ont annulé, sans exception. » En cause : les attaques des rebelles houthistes en mer Rouge qui, depuis le Yémen, visent les navires occidentaux.
Sous la douceur hivernale d’Aqaba, en polo à manches courtes, Hamza HajHasan reste plein d’espoir, même si la saison touristique est perdue : « Les croisières en mer Rouge se font d’octobre à avril, donc nous n’aurons personne avant l’automne. Mais si le cessez-le-feu tient à Gaza, nous avons des projets avec une nouvelle compagnie saoudienne pour accueillir encore davantage de monde dès la fin d’année. » Avec le surtourisme et ses profits comme unique horizon.
Ici aussi, le danger Trump
Cet optimisme se retrouve dans la capitale, Amman. Cheveux courts, énergie débordante, la ministre du Tourisme Lina Mazhar Annab gère ce secteur vital pour la Jordanie (18 % de son PIB) depuis les élections de septembre. « A cause de la guerre à Gaza, de nombreux vols ont été interrompus depuis l’Europe et la France, mais ils reprennent peu à peu, notamment les low cost, explique l’ambitieuse ministre. La situation s’est calmée et s’est clarifiée, nous attendons seulement que le marché reprenne et que la paix prévale en Palestine. »
Mais, déjà, une ombre plane sur la fragile reprise du tourisme jordanien : celle de Donald Trump. En menaçant d’expulser 2 millions de Palestiniens de Gaza vers l’Egypte et la Jordanie, le président américain a semé le doute sur la stabilité de ces pays. De quoi effrayer les touristes potentiels. « Il n’y a aucune raison d’avoir peur, tranche Lina Mazhar Annab. Sinon, il faudrait aussi craindre d’aller au Mexique, au Groenland ou au Canada… » Dans ce cas, autant voir Pétra.
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Author : Corentin Pennarguear
Publish date : 2025-03-01 07:20:00
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