Claque dans le dos, et « comment ça va mon poulet ? »… Le poulet s’appelle Gérald Darmanin, même s’il n’est plus le premier flic de France depuis six mois. Quant à celui qui questionne et surnomme chaleureusement le désormais garde des Sceaux, il peut se le permettre : Edouard Philippe a été Premier ministre et c’est, en prime, un ami. Les voici donc attablés, mercredi 26 février, à l’heure du déjeuner. L’amitié n’interdit pas les conversations politiques, l’un et l’autre ne se sont pas revus depuis que Gérald Darmanin a suggéré l’organisation d’une primaire ouverte au camp macroniste et aux Républicains pour 2027. La proposition chagrine le maire du Havre. Candidat d’ores et déjà déclaré à la présidentielle, il craint qu’une primaire ne casse la dynamique de celui qui, quelques mois avant l’échéance, sera le mieux placé. L’ancien juppéiste sait de quoi il parle. Et que dire des perdants qui ne se rangent jamais vraiment du côté du gagnant… Expérience vécue, là encore. Quant à un mode de désignation organisé sur un espace si large… « Une fable ! » Bref, il en a des arguments à opposer à « Gérald ».
Mais que le temps file, déjà l’heure de se quitter. « Je fais un meeting à Lille, ce serait vraiment bien que tu viennes, mon poulet ! » Claque dans le dos. Ça tourne dans la tête de Gérald Darmanin, est-il fou ou sourd pour ne pas avoir entendu une seule fois Edouard Philippe prononcer le mot « primaire » ? La Terre peut bien s’écrouler, ou les impétrants se déclarer, peu importe. L’ex de Matignon avance, travaille, le regard sur Horizons, pas de distraction. Il répète, se répète : « J’ai créé ma formation politique et je me prépare pour y aller. » Les idées, les siennes, avant les gens. Juppéiste un jour…
Ainsi à Gérald Darmanin, toujours lui, qui a longtemps espéré obtenir la constitution d’un ticket – à Edouard Philippe l’Elysée, à lui Matignon –, le candidat pour 2027 n’a jamais rien voulu promettre. Voilà des mois que le remuant Tourquennois menace : « Quel intérêt à soutenir Edouard ? Il ne me nommera jamais Premier ministre, mon intérêt est d’y aller moi-même. » Voilà des mois que le calme Normand énonce : « Gérald me soutiendra. »
« Si Bruno est bon… »
Décidément, c’est toujours dans cet obscur ministère de l’Intérieur que surgissent les bêtes politiques. Un autre genre de tourbillon, une nouvelle tempête ? Bruno Retailleau vient de la droite, « très conservatrice » complète Edouard Philippe. Depuis que le Vendéen gagne en popularité et en ambition, l’ancien Premier ministre devient philosophe : « Si Bruno est bon, ça m’oblige à être meilleur. » Comment peut-il le craindre… Entre eux, il y a un monde. Reçu dans le superbe bureau dans les hauteurs de la mairie du Havre au mois de janvier dernier, le nouveau locataire de Beauvau ne peut réprimer son interrogation : « Pourquoi tu t’emmerdes pour 2027 alors que t’as une si belle vue ici ? » Edouard Philippe comprend-il ce que cette question de Retailleau comporte d’ambiguïté et de non-dits ? C’est sa pugnacité que le volontaire et peu dubitatif ministre interroge. Un peu plus tôt le même jour, ce dernier a d’ailleurs été ébahi par les conseils prodigués par l’édile : « J’ai un principe, quand je fais un déplacement, je ne parle que du thème du déplacement, tu devrais faire pareil. » Pour le si prolixe ministre de l’Intérieur, la définition du non-sens.
Mais Bruno Retailleau a une petite formalité à régler avant de se frotter au Havrais : l’élection à la présidence des Républicains, prélude à toute ascension élyséenne. Cette guerre microscopique est évidemment éloignée des hautes ambitions d’Edouard Philippe. La curiosité est un vilain défaut, auquel succombent quelques soutiens de l’ancien Premier ministre. « Il est plus facile de discuter avec Retailleau qu’avec Wauquiez. Il est plus facile de distancer Wauquiez que Retailleau », théorise l’un d’eux. Le populaire ministre de l’Intérieur, homme de compromis, nourrit une ambition ambivalente. Ses amis lui trouvent une teinte sacrificielle, ce qui fait sourire ses rivaux. La présidence de LR ? « Je n’ai pas le choix, je dois y aller. Des gens comptent sur moi », dit-il à un élu Horizons. La présidentielle ? « Je n’ai pas le virus ! » répète-t-il ad nauseam. « Ce n’est pas le patient qui choisit le virus. C’est l’inverse », lui répond un jour par SMS un sénateur LR.
« Ce n’est plus un événement »
Edouard Philippe compose avec cette trajectoire insaisissable. Celle de Laurent Wauquiez l’inquiète moins. Et vice versa. « Je ne crois pas un instant à Philippe », confiait en 2023 le député de la Haute-Loire, convaincu du poids insurmontable de l’héritage macronien. L’ancien Premier ministre le lui rend bien. En privé, il griffe : « Laurent est mauvais stratège, je ne comprends pas pourquoi il a tant tardé à se déclarer candidat à la présidence de son parti. » Un jour d’automne, il lui applique avec humour la phrase attribuée à Talleyrand après la mort de Napoléon, en pleine Restauration. « Ce n’est plus un événement. C’est une nouvelle. » Son temps serait passé.
Edouard Philippe se gardera de le dire trop fort : il a besoin de son ancienne famille politique en vue de 2027. A bas bruit, son image change au sein des Républicains. Il n’est plus ce félon responsable de l’effondrement de la droite aux législatives de 2017. Celui que Christian Jacob invitait à se « regarder dans la glace » après son pacte avec Emmanuel Macron. Non, l’heure n’est plus à la vengeance. Après tout, LR et macronistes gouvernent ensemble. Et macroniste, l’a-t-il vraiment été ? La rancœur que lui voue le chef de l’Etat est le meilleur anticorps à ce qualificatif.
Un ticket avec Retailleau ?
« C’est l’acquis de la période actuelle, note l’eurodéputé Gilles Boyer. Des habitudes de travail en commun se prennent. Nous sommes sortis de la dialectique associant à des traîtres ceux qui sont partis en 2017. » De nombreux cadres LR, sous le couvert de l’anonymat, n’excluent pas de se ranger derrière lui en 2027. Un tabou se lève. Bruno Retailleau s’interroge en privé sur les conséquences politiques de l’actuelle coalition tout en prônant des « ruptures » en matière régalienne et économique. Valérie Pécresse, favorable à un rassemblement des « anciens de l’UMP », a plaidé auprès du Normand pour une candidature unique de la droite. Trait d’humour d’un député Horizons devant un collègue LR : « Il y aura une forme de ticket entre Retailleau et Philippe. Mais je ne sais pas qui le conduira. »
Le plus macroniste des deux ? Car, même si François Bayrou joue les rabat-joie dans Le Figaro – « Je n’ai jamais pensé que la droite et le centre, c’était la même chose » –, la victoire paraît plus certaine pour celui qui se montrera capable d’agréger droite et centre. Dans l’opération séduction de l’électorat Macron, Edouard Philippe avait une longueur d’avance. Avant que ses relations avec le chef de l’Etat se dégradent ostensiblement. Fataliste, il évacue : « Je n’ai jamais pensé que le président me soutiendrait. » Mais, face à Bruno Retailleau, qui ne cesse de dire tout le bien qu’il pense d’Emmanuel Macron et reçoit en retour les compliments du chef, ne faut-il pas se montrer un peu plus tendre avec le créateur du bloc central ? L’ancien Premier ministre maîtrise sa Vᵉ République sur le bout des doigts. Il sait que François Mitterrand avait préféré en 1995 Jacques Chirac à Lionel Jospin, inventeur d’un blasphématoire « droit d’inventaire » des deux mandats du socialiste. Après la réunion organisée par le président le 20 février pour faire un point avec les chefs de parti sur la situation en Ukraine, Edouard Philippe a tenté de réchauffer l’atmosphère. Il a adressé au président un SMS pour lui dire tout le bien qu’il avait pensé de sa prise de parole.
A la recherche d’un électorat
Etrange Edouard Philippe. L’édile coche plusieurs cases du parfait candidat à l’Elysée. En tête des sondages, il ne souffre pas de sa participation à l’aventure macroniste. « Il en incarne même les jours heureux », salue un fidèle, oubliant opportunément la crise des gilets jaunes. L’ex de Matignon sourit en privé des concurrents qu’on lui prête, inlassablement remplacés par d’autres ambitieux quelques mois plus tard. La presse doit bien animer la compétition. Edouard Philippe a une méthode et un projet en gestation. Mais la discrétion s’impose. « Il ne faudrait pas qu’on me vole mes idées », soufflait-il récemment devant un visiteur. N’est-il pas le seul candidat déclaré du bloc central ? Qu’on ne doute pas de sa volonté. Un jour de décembre, un proche de Gabriel Attal l’a même reconnu auprès d’un élu LR : « Seul Edouard Philippe est aujourd’hui prêt à une présidentielle anticipée. Ce n’est pas notre cas. »
Et puis ce socle commun lui va plutôt bien. Il en est au barycentre idéologique. Ni trop à gauche, comme Gabriel Attal. Ni trop à droite, comme Bruno Retailleau. « Philippe est le mieux placé », admet un ministre. Sauf qu’un doute monte. Il se pose en rassembleur, capable de rallier à sa cause la gauche sociale-démocrate et la droite conservatrice. Mais la première renaît de ses cendres, quand la seconde sort la tête de l’eau. Et puis apparaître comme le plus petit dénominateur commun d’un si large espace est-il opportun ? Cela peut se révéler mortifère quand une rivalité tranchante pointe son nez.
Elle loge à Beauvau. Franchement inquiet, un proche a tenté de l’alerter : « En l’état actuel, tu n’as pas d’électeurs. Pour les mecs de gauche, tu n’es pas de gauche, pour les mecs de droite, tu n’es plus de droite, pour les macronistes, tu n’es pas assez pro-Macron. » Que faire ? Surtout, ne pas paniquer, « rester très calme », dixit l’intéressé. Un cadre Renaissance, admiratif de la constance du patron d’Horizons, se demande s’il n’est pas une « valeur refuge ». Une forme de deuxième choix d’électeurs en attente d’une offre ciselée. « A côté de Retailleau, Edouard Philippe est de nouveau vu comme la droite Juppé molle, qui ne fera pas le job régalien attendu par les électeurs LR. » Le ministre de l’Intérieur revendique ainsi une « différence fondamentale » avec le maire du Havre. « Il croit en la tripartition de notre vie politique. J’appelle quant à moi à un retour du clivage entre la droite et la gauche qui est le seul à même de produire des majorités et donc de sortir de l’immobilisme », assure-t-il au Figaro, comme pour mieux esquisser une différence de tempérament.
L’art de la litote
Edouard Philippe observe de loin cette tectonique des plaques, encore bien embryonnaire. Il n’attend rien de cette précaire coalition, prisonnière d’une Assemblée fragmentée. Tant mieux ! Il a tout loisir de se présenter en réformateur audacieux, miroir inversé de cette impuissance. Ce qu’il proposera sera « massif », quand rien de « décisif » ne peut émaner du Parlement. Et tant pis si cela tourmente François Bayrou, qui qualifie cette réflexion d’ »antinationale ». « Antinationale, je ne sais pas très bien ce que ça veut dire », pince Edouard Philippe en coulisses. De l’art de la litote. Il mesure en réalité la charge historique du terme, surtout quand il est employé par un homme lettré. « Ce mot n’est pas oublié », lâche, sec, un stratège philippiste. Mais, après tout, subir les foudres d’un seigneur de l’immobilisme n’est-il pas un brevet de courage ?
Un projet « massif », donc. Aux promesses du candidat répondent des doutes. Profonds et lancinants. Il y a ces rares entretiens médiatiques, aussi sérieux que lénifiants. Il arrive à Bruno Retailleau de les oublier aussi vite qu’il les a lus ou écoutés. La subtilité s’y confond avec le flou. Quand il évoque la fin de vie, il se lance ainsi dans une fine distinction entre des pratiques intimes légitimes et ses doutes sur la nécessité de les inscrire dans la loi. « Cela pose des problèmes redoutablement complexes qu’il faut entendre », juge-t-il, assurant ne pas connaître l’évolution législative bienvenue.
Il y a ce ton parfois autoritaire, plus proche de celui du maître d’école que du séducteur. A première vue, Edouard Philippe a une quête commune avec le ministre de l’Intérieur : le sérieux. Le premier le dit, le second l’incarne. « On a compris que tu étais sérieux, Edouard, mais Bruno a un avantage : il s’approprie les victoires culturelles de Fillon. » La mise en garde formulée par l’un de ses amis a laissé de marbre l’ex-Premier ministre. Autour du fondateur d’Horizons, ils sont de plus en plus nombreux à constater qu’aux propositions techniques ne succède toujours pas une vision de société.
Dangereuse temporisation. N’est-ce pas lui qui martèle régulièrement devant les siens que « le programme, c’est important pour pouvoir gouverner, mais ce n’est pas le programme qui fait l’élection, c’est le sens de la candidature, ce qu’on incarne, sa vision du monde » ? Sa modération, son affection sincère et salutaire pour la nuance le privent parfois d’un cap clair. « Si tu veux rester en tête, tu dois prendre des risques. Il n’en prend pas », regrette un ministre macroniste. Edouard Philippe connaît par cœur ces critiques. Autour de lui, on ironise sur ce rythme accéléré que les commentateurs médiatiques souhaiteraient lui imposer. Lèvent-ils parfois le nez de leur guidon ? Lui s’en tient à son calendrier, et promet que le temps des propositions fortes viendra. Il est encore trop tôt, la campagne présidentielle n’a pas démarré. » Si tu n’es pas clivant, tu vas disparaître », lui a un jour dit Valérie Pécresse. Dans ce temps suspendu, chacun est prisonnier de ses préjugés sur l’homme. Ici, on rappelle qu’il fut le premier à réclamer la dénonciation de l’accord franco-algérien de 1968 (dans L’Express). Là, on s’étonne qu’il ne profite pas de la crise entre les deux pays pour le rappeler. Dire ou incarner.
Source link : https://www.lexpress.fr/politique/edouard-philippe-ses-peurs-secretes-pour-2027-lambition-de-retailleau-la-preference-de-macron-SYMA5JV6Z5ALJCLIHA7QCIQ3R4/
Author : Laureline Dupont, Paul Chaulet
Publish date : 2025-03-02 16:55:00
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