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Les grands défis de Polytechnique face au boom de l’IA : « Le lamento n’est pas le style de la maison »

Les grands défis de Polytechnique face au boom de l’IA : « Le lamento n’est pas le style de la maison »

Les startups du monde entier se disputent ses jeunes diplômés. Mais Thierry Coulhon, président de l’Institut Polytechnique de Paris, qui regroupe six des plus prestigieuses écoles d’ingénieurs (Ecole polytechnique, Ensta, Ponts et chaussées, Ensae, Télécom Paris et Télécom SudParis), ne veut pas s’endormir sur ses lauriers. Face aux progrès fulgurants des Etats-Unis et de la Chine, il prône « l’inquiétude optimiste ». Il n’y a, selon lui, « aucune raison de penser que nous ne pourrions pas rivaliser ». Mais nous ne devons pas nous satisfaire de notre place actuelle. Entretien.

L’Express : Le ratio de polytechniciens dans les start-up d’IA générative est élevé. Qu’est-ce qui les distingue dans ce domaine ?

Thierry Coulhon : La création de l’Ecole a fait l’objet d’un grand débat entre Monge et Laplace. Le premier pensait qu’il fallait créer une école pour les sciences appliquées, le deuxième pour les hautes sciences. C’est Laplace qui l’a emporté. D’où le poncif aujourd’hui du polytechnicien dans la lune qui ne saurait pas dévisser une ampoule. Mais l’école a aujourd’hui complètement dépassé cette tension. Elle donne certes plus de place que d’autres aux mathématiques pures, à la statistique et à l’analyse de données – ce qui constitue précisément le socle de l’intelligence artificielle. Mais le fait qu’elle appartienne à un ensemble de six grandes écoles d’ingénieurs [NDLR : les cinq autres étant l’Ensae, l’Ensta, les Ponts et Chaussées, Télécom Paris et Télécom SudParis] qui excellent par exemple en robotique et en mécanique, élargit sa vision au-delà des sciences fondamentales vers les sciences appliquées.

Les géants américains vantent les talents des ingénieurs français de l’IA qu’ils recrutent avec appétit. Est-ce une bonne chose que tant de diplômés français de haut vol aillent travailler à l’étranger ?

Il est très sain qu’ils acquièrent une expérience internationale. Mais il importe qu’un nombre suffisant revienne en France, monter leur entreprise ou travailler pour des acteurs locaux. C’est le cas. Nous ne sommes plus victimes de la fuite des cerveaux que l’on pouvait observer encore il y a dix ans. Il est également crucial que nous attirions des cerveaux de l’étranger. Pour favoriser cela, nous repérons des étudiants brillants qui souhaitent faire un master chez nous et leur proposons un « PhD pack », un accès aisé à une bourse pour un doctorat. A ce jour, 47 % de nos doctorants sont d’origine étrangère.

Les Etats-Unis ont une avance considérable dans l’IA. Avec DeepSeek, la Chine semble combler son retard à toute vitesse. Où se situe la France ?

Lors du sommet de l’IA qui s’est tenu à Paris, nous n’avons eu aucun problème à attirer les savants de plus haut rang venus du monde entier. Ils ne viennent pas par pure amitié, mais parce qu’ils savent que Paris est une place importante de la scène mondiale de l’IA. Il n’y a aucune raison de se lamenter ou de penser que nous ne pourrions pas rivaliser. Mais nous ne devons pas nous satisfaire de notre place actuelle.

Face au défi géopolitique, je prône l’inquiétude optimiste. Une attitude à adopter, de manière générale, dans la recherche. Les grandes institutions internationales savent que leur rang n’est jamais définitivement acquis. La science évolue, la politique internationale peut les percuter de plein fouet, on l’a vu pendant le Brexit. Se remettre en question en permanence est l’essence de notre métier. C’est ce que nous transmettons également à nos étudiants.

La qualité des diplômés en IA français est reconnue, mais nous n’en formons pas assez. Comment passer à la vitesse supérieure ?

Oui, il faut des actions fortes pour répondre aux futurs besoins. Au sein de l’Institut Polytechnique de Paris, nous allons multiplier par trois le nombre de doctorants et par dix le nombre d’undergraduates spécialisés dans l’IA. Et ceux suivant d’autres types de cursus auront, a minima, une exposition à l’IA.

Les Etats-Unis et la Chine ont une grande avance dans l’IA. Que font-ils en termes de formation dont la France devrait s’inspirer ?

Avant de plaquer une grille de lecture géopolitique plutôt sombre, il faut garder à l’esprit que le monde académique est un monde très interconnecté. Les pontes de l’IA français n’ont aucun mal à faire venir des gens de partout. Nous faisons la même science, les mêmes maths. Et l’IA demeure le produit de mathématiques assez pures. Donc, cette sphère reste très interconnectée. A cela s’ajoute une géopolitique entrepreneuriale, avec d’un côté des modèles américains très dérégulés et de l’autre, des modèles chinois très étatiques. L’Europe cherche un modèle plus démocratique, et nous ne sommes qu’à l’aube de la révolution IA. Il est trop tôt pour dire de quel côté les cartes vont tomber.

Lorsqu’ils voient les moyens colossaux déployés par les Américains et les Chinois pour accélérer dans l’IA, les chercheurs français restent-ils confiants en l’avenir ?

Ils sont globalement enthousiastes : quelque chose d’extraordinaire se passe dans leur domaine. Et un Mistral montre que nous sommes dans la bataille. Le lamento n’est pas le style de la maison. Un exemple ? On entend souvent des critiques sur le centralisme français, mais dans l’IA, c’est un avantage considérable. Cela nous offre notamment un système de données de santé bien organisé et bien anonymisé, dont nous pourrions tirer parti pour développer des IA expertes dans le domaine.

L’Ensae perfectionne depuis des années un savoir-faire de pointe dans l’analyse de grandes bases de données. Et elle peut s’appuyer pour cela sur les données de l’Insee, auxquelles elle accède via un centre spécialement conçu pour permettre un accès sécurisé aux données. Nous avons une tradition de services statistiques de l’Etat et d’accès à des données très bien protégées et très bien régulées. Avec, en sus, une tradition de cryptographie très forte. Reste bien sûr la question des moyens financiers, qui ne sont pas les mêmes qu’aux Etats-Unis. Mais Mistral ou DeepSeek montrent que l’on peut faire mieux avec moins.

La science prône la transmission du savoir, mais les politiques n’y ont pas toujours intérêt. La frontière entre ce que les Etats partagent et ce qu’ils gardent pour eux dans la recherche s’est-elle déplacée ces dernières années ?

Ces questions se posent en effet d’une manière légèrement différente. Le savoir-faire continue de circuler. Généralement, les savoirs fondamentaux sont largement partagés, dans des conférences où vous trouverez aussi bien des Russes que des Chinois. Et le savoir-faire qui sera davantage protégé est celui qui a une valeur économique. Ce qui a changé, c’est que l’on passe plus vite du premier au deuxième.

Vous le disiez plus haut, les technologies IA sont des mathématiques pures. Or, la France est mal notée dans ce domaine. Est-ce un problème ?

Le niveau mathématique moyen ne reflète pas celui de la recherche. C’est cette dernière qui importe le plus dans l’IA, et dans ce domaine, nous partons de très haut. Nous devons rester vigilants, mais il n’y a pas de raison d’être outrageusement inquiet.

Ce qui m’enthousiasme, c’est la manière dont l’IA pourra faire évoluer l’enseignement en France

En ce qui concerne l’enseignement de cette discipline à l’école, les problématiques sont différentes. Une action importante à mener est d’orienter davantage les filles vers les maths. Il faut également assumer nos responsabilités dans ces dysfonctionnements. Si les grandes écoles la font endosser aux universités, qui la reportent sur le lycée, le collège, et ainsi de suite, nous n’avancerons pas. Tout le monde a une action à mener à son niveau.

Quelles sont les particularités de l’approche française en mathématiques ?

Il y a une tradition très forte, une lignée extraordinaire. Ce qu’on appelle « l’école française en mathématique » se distingue par un goût très fort pour l’abstraction, c’est l’influence du collectif Bourbaki. Il y a cependant eu un rééquilibrage entre mathématiques appliquées et mathématiques pures. Le lien entre maths et physique est ancré depuis longtemps. Mais la discipline s’est ouverte à d’autres, tels que la biologie, les sciences sociales et l’ingénierie. Elle s’est aussi décloisonnée en interne. Avant, soit vous faisiez des probabilités, soit vous faisiez des équations aux dérivées partielles. Aujourd’hui, on voit que ces deux mondes sont intégrés.

L’intelligence artificielle peut-elle aider la recherche en mathématiques ?

Je vais me dissimuler derrière un grand homme, Terry Tao, probablement le plus grand mathématicien vivant. Sur son blog, il décrit la manière dont il s’en sert et il explique que cela l’aide à gagner du temps sur des choses un peu routinières. Il lui confie des calculs qu’il pourrait confier à un étudiant de licence de niveau moyen. La question est de voir ce que cela apportera par la suite. Cela fera évoluer profondément les sciences en tout cas, notamment les sciences expérimentales, par exemple celles où vous devez opérer des calculs sur des millions de molécules. Je me souviens de Jean-Louis Krivine qui, à l’époque où je commençais ma thèse, me disait qu’il voulait apprendre à une machine à faire des maths. Nous n’en sommes sans doute plus très loin. Ce qui m’enthousiasme, c’est la manière dont cela pourra faire évoluer l’enseignement en France.

Que chaque élève ait droit à un prof particulier sous la forme d’une IA est enthousiasmant, mais elle se trompe parfois. Comment en tirer parti malgré ce gros défaut ?

Ne soyons pas naïfs : une IA probabiliste va, par nature, parfois se tromper. Mais cela arrive également à l’humain ! L’IA va nous aider à nous dépasser, mais il ne faut évidemment pas y aller les yeux fermés.



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Author : Anne Cagan

Publish date : 2025-03-01 08:00:00

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