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Cancer chez les jeunes : ce que disent vraiment les derniers chiffres

Cancer chez les jeunes : ce que disent vraiment les derniers chiffres

Difficile de mener sa barque, lorsque, pour affronter la tempête, on n’a pas le moindre relevé météorologique et que des trombes d’eau tombent sur le mat. L’analogie est aussi vraie pour les cancers précoces : jusque très récemment, la France ne disposait d’aucun suivi sur le nombre de ces tumeurs malignes qui touchent les moins de 40 ans. Quand ils existaient, les dossiers étaient laissés au fond des tiroirs, faute de centralisation.

Les institutions du pays se sont ainsi retrouvées fort dépourvues, lorsque, en 2023, certains scientifiques se sont mis à alerter sur une possible « épidémie » de ces maladies à l’échelle mondiale. Alors qu’à l’étranger plusieurs courbes s’envolaient, les spécialistes français ont été réduits au simple commentaire critique sur les biais potentiels des travaux de leurs confrères. Impossible, dès lors, d’infirmer ou de confirmer ces thèses ni de dire dans quelle mesure la France se trouvait, ou non, elle aussi concernée.

Deux ans plus tard, et alors que de nombreux médias se sont fait l’écho ces derniers mois du péril présumé, la France dispose enfin de statistiques. Frustré de ne pas pouvoir utiliser ce type de données, un scientifique du Registre national des tumeurs solides de l’enfant, le Dr Emmanuel Desandes, a décidé de mener ses propres travaux, avec son équipe. Il a finalement obtenu un financement de la Ligue contre le cancer, et le soutient de l’Institut national du cancer (Inca) et de Santé publique France.

Les conclusions de son étude, présentées lundi 3 mars, ne donnent pas une vision complète de la situation. Les courbes ainsi dessinées sont en réalité partielles et soumises à de nombreux biais : « En l’absence de centralisation, seulement 19 départements disposaient d’un registre continu et aux standards scientifiques. Les résultats ne concernent que 18 % du territoire, et il n’est pas possible de les extrapoler », prévient l’auteur. Mais ces travaux contribuent au moins à dissiper une partie de l’épais brouillard dans lequel les chercheurs naviguaient jusqu’à présent.

Pas de tsunami ni d’épidémie, mais…

Première observation : le raz de marée évoqué par certains scientifiques n’a pas eu lieu dans notre pays, du moins pas encore. Les cancers restent rares dans cette classe d’âge. En 20 ans, 21 628 cas ont été recensés chez les hommes, et 33 107 chez les femmes, soit moins de 3 000 cas par an, en moyenne. A titre de comparaison, rien qu’en 2024, 430 000 cas de cancer ont été détectés tous âges confondus dans l’Hexagone, selon les chiffres de l’Inca, qui édicte chaque année un bilan national représentatif chez les plus de 40 ans.

Surtout, aucune « épidémie » ne semble à l’œuvre : « Il n’y a en réalité jamais eu de controverse scientifique sérieuse sur le sujet », insiste Claire Morgand, directrice de l’observation des sciences des données et de l’évaluation à l’Inca. Si l’incidence des cancers chez les moins de 40 ans a d’abord « augmenté de 1,62 % par an entre 2000 et 2014 », date de début des relevés, elle a ensuite « baissé de 0,79 % par an entre 2015 et 2020 », résume Santé publique France, dans un communiqué. En moyenne, les tumeurs précoces se sont donc révélées moins fréquentes sur la période la plus récente dans les départements étudiés.

La dynamique pourrait même être encore meilleure qu’annoncé : « Dans certains cas, des changements dans la classification de ces tumeurs se sont produits au cours de cette période, et l’amélioration du diagnostic moléculaire, en lien avec les pratiques diagnostiques, a pu avoir un impact », indique Emmanuel Desandes. Autrement dit, l’amélioration des techniques de diagnostic et des changements dans la méthodologie ont pu faire grimper mécaniquement un certain nombre d’indicateurs. C’est du moins ce qu’il s’est produit dans le domaine des cancers du système nerveux, en hausse dans l’étude, toujours selon Santé publique France.

… six cancers en hausse constante

Le recul général des cancers précoces chez les jeunes met en évidence les effets de la prévention, intense ces dernières années. C’est notamment la principale explication évoquée par les auteurs pour expliquer le recul du mélanome, cancer de la peau emblématique des mauvaises habitudes d’exposition au soleil, en baisse de 3 % par an depuis 2010. « En 1990, personne ne savait qu’il fallait se protéger pour éviter ces tumeurs, vous aviez des cabines à ultraviolet à chaque coin de rue. Aujourd’hui, il n’y a pas un enfant sur la plage qui n’a pas sa combinaison », souligne Iris Pauporté, directrice de la recherche à la Ligue contre le cancer.

Reste que, dans le détail, l’étude fait aussi émerger plusieurs points d’alerte, déjà plus ou moins connus des scientifiques. Les chercheurs soulignent que six types de tumeurs présentent une hausse constante et significative depuis les années 2000 : les carcinomes colorectaux (+ 1,43 % par an), du sein (+ 1,6 %), du rein (+ 4,51 %), les lymphomes de Hodgkin (+ 1,86 %), les glioblastomes (+ 6,11 %) et les liposarcomes (+ 3,68 %). « Ces dynamiques demandent à être confirmées par d’autres études et n’ont rien d’une épidémie. Mais cela justifie que l’on s’y intéresse, et si l’on décèle une tendance de fond, que l’on cherche des explications », nuance le Dr Emmanuel Desandes.

Les tendances ainsi soulignées sont fragiles, car par définition les cancers précoces ne sont pas suffisamment fréquents pour produire des conclusions sans appel. L’augmentation des glioblastomes et liposarcomes peut par exemple apparaître importante, mais elle ne porte en réalité que sur quelques cas. Il y a eu, en tout et pour tout, 233 cas et 145 cas détectés de ces types de cancers, sur la période 2000-2020, soit moins de 12 cas par an sur 19 départements. Avec des données si restreintes, le moindre changement peut paraître plus important qui ne l’est réellement.

De la difficulté d’interpréter les études

Qui plus est, observer une hausse des cas, même quand celle-ci se confirme, ne suffit pas à démontrer que le risque d’avoir un cancer est plus important. Il pourrait tout autant s’agir d’une illusion statistique, liée à des événements isolés. « Pour trancher, il faudrait séparer les hommes et les femmes, qui ne sont pas égaux face au cancer, regarder les statistiques dans la population plus âgée, pour savoir si le problème est spécifique, et regarder si les morts augmentent, pour éliminer les biais liés au dépistage. C’est bien plus de travail », rappelle Catherine Hill, épidémiologiste à l’institut Gustave-Roussy, à Villejuif (Val-de-Marne).

Quelques trajectoires semblent toutefois se confirmer. Comme celle des cancers du sein, dont la hausse est connue et forte dans toutes les classes d’âge, et particulièrement marquée en France. Cette dynamique s’explique en partie par la progression du tabagisme et de la consommation d’alcool, bien que d’autres hypothèses soient également à l’étude comme la prise d’hormones ou l’exposition à des perturbateurs endocriniens, sujets de plus en plus évoqués dans la littérature scientifique.

L’étude du Dr Desandes semble également aller dans le sens d’une augmentation des cancers colorectaux et du rein, bien qu’elle ne soit pas spécifique aux jeunes. De nombreux pays paraissent concernés par cette tendance, dont les scientifiques peinent encore à comprendre les causes. « L’explication pourrait se trouver dans l’augmentation de l’obésité. De plus en plus d’études vont dans ce sens, mais, comme toujours dans le cancer, les facteurs de risque sont multiples et intriqués, ce qui rend les recherches particulièrement complexes », poursuit Iris Pauporté.

Ces nouvelles données devraient alimenter les futures recherches en la matière. L’année dernière, le centre de lutte contre le cancer Gustave-Roussy a lancé une grande enquête baptisée Yoda, qui se focalise sur les possibles facteurs environnementaux pouvant favoriser l’apparition de tumeurs digestives chez les jeunes. L’Institut national du cancer et Santé publique France ont également annoncé à L’Express se lancer dans des analyses plus approfondies sur les glioblastomes, dans le but de vérifier si la hausse observée est bien significative.

Ces études devraient ainsi permettre d’apporter des informations fiables à la population. Persuadés qu’une explosion des cas allait finir par apparaître en France, de nombreux journaux ont consacré des Unes au phénomène, sur la base d’études réalisées à l’étranger. Quitte à relayer des hypothèses infondées, et à dépeindre une situation angoissante éloignée de la réalité, comme le dénonçait récemment Jacques Robert, professeur émérite de cancérologie de l’université de Bordeaux et ancien président de la Société française du cancer.

Une « hausse de 80 % des cancers chez les moins de 50 ans », vraiment ?

Parmi ces productions internationales reprises sans grand recul, une a particulièrement marqué les esprits. Publiée dans le British Medical Journal en 2023, cette analyse faisait état d’une hausse de « 80 % des cas chez les moins de 50 ans » à travers le monde. Depuis, le chiffre ne cesse d’être répété. Il n’est pourtant aucunement utile. « Seul le taux d’incidence standardisé par âge permet de rendre compte de la tendance. Exprimés en nombre de cas, les résultats sont trop sensibles aux dynamiques d’accroissement de la population, et sont soumis à d’immenses biais », indique Catherine Hill.

Ces débats ont au moins eu le mérite de souligner la nécessité d’un véritable programme de surveillance. En 2023, une proposition de loi a été votée en ce sens par le Sénat, en première lecture. Une dissolution et trois gouvernements plus tard, la disposition ne figure pas dans les priorités de l’Assemblée nationale. Elle ne fait pas l’unanimité parmi les scientifiques : « Un suivi exhaustif coûterait des dizaines de millions d’euros. Nous pourrions utiliser les registres existants et les consolider avec d’autres sources disponibles pour en tirer des indicateurs représentatifs », propose Claire Morgand, à l’Inca. De quoi, d’une manière ou d’une autre, éclairer un peu plus notre vision de ces pathologies.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2025-03-05 22:23:00

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