La rapidité des changements provoqués par les actions, les paroles et les fanfaronnades de Donald Trump contraste dramatiquement avec la lenteur des réponses que l’Europe et les différents gouvernements tentent de trouver. Entre les annonces d’augmentation des dépenses militaires, les projets d’envoi de troupes en Ukraine et les représailles économiques pour se défendre contre la nouvelle doctrine de Washington, on a l’impression d’une navigation à vue, avec un œil sur les problèmes électoraux et politiques de son propre pays et une difficulté objective à coordonner un plan, un projet, une idée directrice pour les défis d’aujourd’hui et de demain.
Comme l’a dit l’ancien président français François Hollande dans un long entretien au Monde : « Il faut dire la vérité : Trump va nous infliger un ralentissement sérieux de la croissance. S’il y a davantage de droits de douane et plus de protectionnisme, il y aura plus de chômage et d’inflation. Et Trump va nous obliger à des efforts budgétaires encore plus importants pour financer notre sécurité. Mais plutôt que de sacrifice, je préfère parler de notre avenir. Si nous voulons être indépendants, et continuer de vivre en démocratie, il faut en payer le prix. L’offensive de Trump n’est pas que commerciale et mercantile, elle est aussi idéologique et impériale. Ce qui est en jeu, c’est la préservation de nos valeurs, de l’Etat de droit, de la démocratie. »
Nous vivons un moment sombre qui rappelle les pages des grands écrivains autrichiens du siècle dernier – Robert Musil et Stefan Zweig – interprètes extraordinaires du déclin du continent déchiré par la guerre et le nazisme et de cette nostalgie collective des valeurs et des qualités que les Européens n’ont pas su défendre et ont au contraire contribué à annuler. Dans L’Homme sans qualités, Musil décrit la Cacanie, un lieu imaginaire, mais avec une référence implicite à un « Etat incompris, qui n’existe plus aujourd’hui et qui, à bien des égards, était un modèle injustement sous-estimé… On ne cherchait pas à dominer le monde, ni d’un point de vue économique ni d’un point de vue politique ; on était au centre de l’Europe, là où se croisent les anciennes routes du monde… Et l’administration de ce pays, éclairée, discrète, visant à adoucir prudemment toutes les aspérités, était entre les mains de la meilleure bureaucratie d’Europe… Il arrivait qu’un génie passe pour un idiot, mais contrairement à ce qui se passait ailleurs, il n’arrivait jamais qu’un idiot passe pour un génie. »
À la lumière de la nouvelle vague de nationalismes qui balaie l’Europe, la voix de Zweig, elle, résonne encore aujourd’hui comme un avertissement : « Le grand monument de l’unité spirituelle de l’Europe est tombé en ruine, les bâtisseurs se sont égarés, ses créneaux existent encore, ses codes invisibles s’élèvent encore au-dessus du monde confus, mais sans l’effort commun, mainteneur et persévérant, il tombera dans l’oubli ». Dans Le monde d’hier, il raconte comment l’Europe a vaincu la raison en laissant triompher la brutalité sauvage : « La vraie patrie que mon cœur avait choisie, l’Europe, est perdue. »
Pourtant, il y aurait encore de la place et du temps pour un élan vital, pour un sursaut d’idées – il suffit de citer la récente publication du rapport Draghi sur la compétitivité, cité par beaucoup, lu par peu, si seulement la conscience du danger se traduisait par une volonté politique qui, dans l’urgence actuelle, devrait unir les meilleures forces et transcender les logiques de parti et les intérêts nationaux. Il suffirait de se rappeler la vision de Charles de Gaulle qui concevait l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, libre, démocratique, mais autonome des Etats-Unis. Ou de se remémorer les poignées de main des chanceliers allemands et des présidents français aux moments les plus décisifs de l’histoire européenne. Ou encore, réévaluer ce sursaut de fierté et d’intelligence politique avec lequel Jacques Chirac et Gerhard Schröder se sont opposés à la guerre américaine en Irak, déclenchée – il est bon de le rappeler aujourd’hui – sur la base d’un mensonge colossal, la possession d’armes de destruction massive dénoncée à l’ONU par le secrétaire d’Etat Colin Powell. Un mensonge qui fait pâlir ceux de Trump ! Comment oublier aujourd’hui les paroles prononcées alors par le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin (« Dans ce temple des Nations unies, nous sommes les gardiens d’un idéal, nous sommes les gardiens d’une conscience. La lourde responsabilité et l’immense honneur qui sont les nôtres doivent nous conduire à donner la priorité au désarmement dans la paix. Et c’est un vieux pays, la France, d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui, qui a connu les guerres, l’occupation, la barbarie. Un pays qui n’oublie pas et qui sait tout ce qu’il doit aux combattants de la liberté venus d’Amérique et d’ailleurs. Et qui pourtant n’a cessé de se tenir debout face à l’Histoire et devant les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolument avec tous les membres de la communauté internationale. Il croit en notre capacité à construire ensemble un monde meilleur. »). Et enfin, se référer à la leçon d’un grand Européen, Thomas More, selon lequel l’utopie n’est rien d’autre que la force et la vertu de ceux qui ne cèdent pas aux difficultés du temps et continuent à imaginer le progrès de la communauté.
L’équation dépenses militaires/dépenses sociales
Au-delà des suggestions littéraires, il est temps de discuter des propositions et des idées qui concilient les valeurs et les idéaux de l’Europe avec les intérêts vitaux et les besoins des sociétés européennes. La défense européenne est certainement une priorité, mais comme de nombreux experts l’ont souligné ces derniers jours, il ne s’agit pas seulement d’augmenter les dépenses des différents Etats, mais aussi de coordonner les industries, les commandes, les critères organisationnels, les marchés publics, les approvisionnements, notamment pour construire une forte autonomie vis-à-vis du marché américain. Et de mettre un bâillon aux lobbies et aux pressions de l’appareil militaire.
Deuxièmement, il est évident que l’augmentation des dépenses militaires ne peut se faire au détriment des dépenses sociales, des investissements dans la culture, l’éducation, la recherche et la santé. Une telle dérive conduirait inévitablement à une croissance exponentielle des mouvements populistes et extrémistes, mettant en péril la gouvernance de l’ensemble du continent et faisant définitivement sombrer le modèle européen. Les Etats-Unis, la Russie et la Chine n’attendent que cela. L’équation dépenses militaires/dépenses sociales implique donc une révision radicale du pacte de stabilité et une injection courageuse de capitaux, sur le modèle des interventions pour la pandémie et du « bazooka » mis en place par Mario Draghi à l’époque de sa présidence de la BCE. Enfin, il existe deux options puissantes que l’Europe devrait évaluer dans son ensemble. La Grande-Bretagne et la France possèdent l’arme atomique et occupent deux sièges sur cinq au Conseil de sécurité des Nations unies. Ce sont des atouts non négligeables pour faire entendre la voix du Vieux Continent au moment où la Russie, les Etats-Unis et la Chine voudraient le coincer dans un coin, peut-être le démembrer et en tout cas le condamner à la marginalité dans le grand jeu géopolitique.
Il y aurait enfin l’arme fatale, celle qui pourrait suggérer à la Maison-Blanche quelques corrections de cap sur les droits de douane et les « vengeances » financières : augmenter autant que possible les transactions internationales en euros, en faire de plus en plus une monnaie d’échange et de référence, en particulier dans les relations avec les monarchies pétrolières, les pays africains et asiatiques. En outre, on pourrait imposer une taxe sur les investissements financiers en dehors de l’UE, étant donné que plusieurs centaines de milliards d’euros finissent chaque année dans des fonds américains.
Imaginons l’ampleur d’un tel revirement si, après l’instauration d’une paix juste en Ukraine, il s’ensuivait également un rapprochement avec la Russie. La facture du gaz et du pétrole reviendrait à des valeurs d’avant-guerre. Ce serait comme verser de l’eau glacée sur le feu des populismes et peut-être revenir à rêver de la « Cacanie » européenne.
* Massimo Nava est éditorialiste et correspondant à Paris du Corriere della Sera
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Publish date : 2025-03-05 17:45:00
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