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Violences dans les écoles catholiques : « L’idée de faire souffrir le corps des enfants était tout à fait acceptée »

Violences dans les écoles catholiques : « L’idée de faire souffrir le corps des enfants était tout à fait acceptée »

Après des décennies de silence, d’anciens élèves d’établissements privés catholiques ont finalement décidé de parler. Dans le sillage de l’affaire Bétharram – dont le collectif de victimes recensait 152 plaintes à la fin du mois de février -, d’autres témoignages affluent notamment d’ex-étudiants de Notre-Dame-de-Garaison (Hautes-Pyrénées), Notre-Dame du Sacré-Coeur (Landes), ou Saint-François Xavier, à Ustaritz (Pyrénées-Atlantiques) afin de raconter les violences subies durant leur scolarité. Tous décrivent des punitions physiques incessantes, souvent très violentes, voire des abus sexuels, perpétrés dans ces établissements dans une période allant du début des années 1960 à la fin des années 1990.

Pour comprendre comment de tels sévices ont pu exister – et perdurer – dans ces écoles privées, sous contrat avec l’État mais dirigées par des membres de l’Église catholique, l’historien de l’éducation Claude Lelièvre revient pour L’Express sur l’omniprésence du châtiment corporel comme outil éducatif dans certains établissements, à une époque où l’obéissance – y compris physique – était perçue par les enseignants religieux comme « vertu cardinale ».

L’Express : Après l’affaire Bétharram, des témoignages d’abus et de violences physiques, voire sexuelles, commencent à abonder de la part d’anciens élèves au sujet de plusieurs autres établissements privés catholiques. Comment expliquer que tant d’enfants y aient vécu des violences de ce type entre les années 1960 et la fin des années 1990, voire au-delà ?

Claude Lelièvre : Pour comprendre, il faut d’abord recontextualiser les choses historiquement, et souligner notamment le rôle idéologique des deux grands corps enseignants d’élite issus de la contre-réforme que sont les jésuites et les frères des écoles chrétiennes. Ces deux ordres, qui ont été des modèles forts au sein de la congrégation enseignante catholique, placent au premier rang la vertu d’obéissance, considérée comme la vertu cardinale. Par exemple, il existe chez les jésuites la fameuse formule latine « Perinde ac cadaver », qui signifie « être obéissant à la manière d’un cadavre » – et donc faire preuve d’une obéissance aveugle pour accomplir la volonté de Dieu… et de ses représentants sur Terre.

C’est en partie la même chose pour les frères des écoles chrétiennes, qui se sont notamment distingués par la pratique codifiée de la férule, cette sorte de matraque de cuir qu’on frappait sur les mains. Dans les établissements dirigés par cet ordre, on ne parle pas d’une « simple » gifle qu’on donnerait par inadvertance aux élèves, mais bien d’une conduite inscrite dans le règlement des écoles chrétiennes, basée sur le châtiment corporel, où il est admis de frapper un élève agenouillé à la férule. Cela commence dès le début de la contre-réforme, dure tout le long du XIXe siècle, et laisse un fort héritage au XXe siècle dans certains établissements catholiques privés, où l’idée de faire souffrir le corps pour que les enfants apprennent à obéir est tout à fait acceptée.

Comment expliquer que ces châtiments corporels aient duré si longtemps dans certains établissements privés sous contrat, malgré les différentes lois les interdisant formellement ?

Dès le XIXe siècle, Jules Ferry va en effet s’élever très fortement contre les châtiments corporels à l’école. En 1887, ils sont interdits dans les établissements publics, et dans les écoles privées sous contrat avec l’État. Mais dans les faits, la loi n’est que moyennement respectée. En 1889, un arrêt de la Cour de cassation rétablit même le droit de correction aux maîtres, au même titre que celui accordé aux parents. En 1908, un autre précise que les instituteurs ont incontestablement, par délégation paternelle, un droit de correction sur les enfants qui leur sont confiés. Bien entendu, pour demeurer légitime, ce droit doit être limité aux mesures de correction de l’acte d’indiscipline commis par l’enfant – mais on justifie, en quelque sorte, le droit d’infliger des sévices physiques aux élèves.

L’héritage est si ancré que tout au long du XXe siècle, des textes de loi devront constamment rappeler l’interdiction du châtiment corporel à l’école. D’autant que du côté pénal, il subsiste un droit de correction pour les parents jusqu’en 2019 – le privé étant dans le prolongement des communautés de parents, il a longtemps été considéré que les maîtres devaient également avoir ce droit de correction, dans l’intérêt de l’éducation de l’enfant. Il y avait tout simplement une plus forte acceptation de la violence par les différents acteurs du privé, que ce soit les parents ou les enseignants.

Les établissements pré-cités ont justement en commun d’avoir été considérés par les parents comme des écoles « d’excellence », où la sévérité – notamment physique – aurait poussé les élèves au meilleur, en termes de discipline comme de résultats scolaires. Comment expliquer cette perception à l’époque ?

Si Jules Ferry et les républicains interdisent formellement les châtiments corporels à l’école à la fin du XIXe, et de manière générale les disciplines répressives, c’est justement parce qu’ils ont pour idée de former des républicains. Et on ne forme pas des républicains comme on formerait des sujets, sous la férule d’un roi ou d’un empereur. En clair, il s’agit d’apprendre aux enfants non pas à avoir peur des châtiments, mais à consentir à des règles nécessaires pour apprendre à se gouverner eux-mêmes et les autres – c’est une question de politique, plus que de bien-être de l’enfant. Est-on dans l’idée qu’on veut éduquer des enfants qui vont se gouverner eux-mêmes, ou qu’on veut mettre sous la férule d’une autorité ?

Tous ceux qui restaient dans l’influence cléricale étaient plutôt favorables à l’idée de considérer que le chef a raison, qu’il faut avoir des chefs, et que l’on doit leur obéir coûte que coûte. Et surtout, que tout moyen est bon pour inciter les enfants à s’incliner devant les chefs – cela montrait en quelque sorte le « sérieux » de l’éducation. C’est un choix idéologique. Dans les établissements privés, les parents acceptaient plus facilement qu’il y ait des châtiments corporels pour distraction, mauvais résultat, lenteur dans l’apprentissage.

Le fait que ces violences se déroulent souvent dans le huis clos de l’internat, sans possibilité d’en parler à l’extérieur, est également très marquant pour les victimes. Comment expliquer ce silence ?

Les établissements privés les plus huppés ont toujours pratiqué l’entre-soi et la rétention d’information. Ils cherchent ainsi à garantir leur réputation, non seulement pour les éventuelles violences exercées par les enseignants sur les élèves, mais aussi pour les faits de violence en général, entre adolescents notamment, voire d’adolescents contre les enseignants. Pour des raisons qui tiennent à la façon dont le privé fonctionne, c’est-à-dire sur la réputation et la notion d’excellence, les parents sont également bien plus partie prenante que dans le public. Beaucoup n’ont pas voulu attenter à la réputation de l’école par laquelle eux-mêmes étaient passés, ou par laquelle étaient passés leurs enfants. D’une certaine manière, les parents ont également participé à l’omerta autour de ce sujet.

Le tabou autour de la remise en question de l’autorité, notamment religieuse, a également à voir avec le silence autour des violences subies. N’oublions pas que la religion, c’est aussi accepter de se soumettre à des autorités censées être les représentants de Dieu sur Terre. Si vous n’êtes pas religieux, vous vous en remettez à votre discernement. Si vous êtes un disciple religieux, vous faites la part des choses en respectant quoi qu’il en coûte l’autorité qui vous dépasse.

À partir de quand la pratique du châtiment corporel à l’école devient-elle finalement choquante aux yeux de la société, y compris dans le privé ?

Cela ne s’est évidemment pas fait d’un coup. Mais on peut observer certains moments clés, comme lors de la mise en mixité des écoles, à partir des années 1960. Cela tient notamment au fait que beaucoup moins de châtiments corporels étaient infligés dans les écoles encadrées par des institutrices. En résumé, on tapait plus facilement sur les garçons – auxquels on apprenait à ne pas pleurer et à endurer les coups – que sur les filles. La massification de l’enseignement a également joué un rôle : on n’éduquait plus seulement les jeunes enfants, mais aussi les adolescents jusqu’à la fin du secondaire – à cet âge, les élèves ne se laissent plus facilement battre. Il n’était pas considéré comme acceptable de traiter physiquement des adolescents de manière brutale, les enseignants et parents d’élèves ont dû faire la part des choses.

La montée des révoltes et des manifestations adolescentes, qui ont mené à mai 1968, ont également joué dans la prise de conscience massive des jeunes générations de leur droit à disposer d’elles-mêmes. Les parents et les autorités ont dû s’en accommoder. En parallèle, il y a eu de moins en moins d’enseignants congréganistes dans le privé, et la valeur cardinale « d’obéissance à tout prix » a commencé à s’affaiblir.

Comment expliquer que des situations comme celles de Bétharram aient pu persister pendant des décennies, sans contrôle ou action de l’État ?

L’une des pistes à envisager est que lorsque l’on parle de la question scolaire, il y a depuis très longtemps un affrontement entre le public et le privé. Ça a été un grand enjeu politique, comme on a pu le voir au moment où François Bayrou était ministre de l’Education nationale et a tenté de donner des avantages au privé en réformant la loi Falloux, en 1993. Pendant longtemps, les dirigeants politiques avaient l’idée de calmer le jeu par rapport au privé, en évitant les conflits et en évitant d’être considéré comme l’incendiaire d’un embrasement politique sur le sujet. Donc on y allait avec des pincettes, sans forcément pratiquer de contrôle, et en « laissant faire », d’une certaine manière.



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Author : Céline Delbecque

Publish date : 2025-03-07 07:00:00

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