L’Express

8 mars 1982 : dans l’ombre de la Journée internationale des femmes, la bataille des mouvements féministes

8 mars 1982 : dans l’ombre de la Journée internationale des femmes, la bataille des mouvements féministes

En mai 1981, François Mitterrand nomme Yvette Roudy ministre déléguée aux droits de la femme et dote son portefeuille d’un vrai budget. Un an plus tard, il invite 400 femmes à l’Elysée pour célébrer, pour la première fois en France, la Journée internationale des femmes devenue, aujourd’hui, la Journée internationale des droits des femmes. Dans L’Express, Sylviane Stein explique comment, derrière le « label Elysée » accordé à cette célébration, les mouvements féministes français sont à couteaux tirés.

Dans L’Express du 5 mars 1982

Le label Élysée

Après le temps des succès, les mouvements féministes se déchirent. Le Pouvoir leur offre un hochet.

S’il est des hommes qui feront une drôle de tête, lundi vers 11 h 30, lorsque 400 femmes investiront le perron de l’Elysée, ce sont bien les chauffeurs de taxi marseillais. Noyée dans la masse des invitées, se profilera la silhouette d’Alice Soscia, cette enquiquineuse qui a réussi à se glisser dans leur profession — interdite aux femmes, à Marseille, jusqu’en 1977 — faisant fi des conseils de sagesse des « Retournez donc faire votre vaisselle ! » et des « Vous nous mangez notre pain ! ».

Pour une fois, on reçoit non pas des chefs d’Etat à la Présidence, mais des femmes, actives ou mères de famille, représentant plus de 27 millions de citoyennes, avec qui François Mitterrand inaugurera la Journée internationale des femmes. Une fête qui date de 1910, souvenir d’une grève d’ouvrières américaines qui se termina dans un bain de sang, célébrée, jusqu’à présent, dans la gravité officielle par les démocraties populaires et comme une provocation par les féministes occidentales. Dont les Françaises, qui avaient fait depuis cinq ans leur 14-Juillet de ce 8 mars-là.

Pourquoi, alors, cette volonté de la part du gouvernement de vouloir officialiser la chose ? Dans un communiqué maladroit, diffusé par les services d’Yvette Roudy, au début du mois, on apprend que cette décision est apparue d’autant plus normale que, « pour la première fois depuis qu’elles votent, les femmes ont majoritairement contribué au changement de pouvoir »… Ce serait donc pour les remercier du service rendu qu’on aurait accordé ce hochet aux Françaises.

Pourtant, depuis le 10 mai, Yvette Roudy, ministre à part entière, à la différence de ses prédécesseurs à ce poste qui n’avaient ni budget ni portefeuille, a travaillé main dans la main avec les féministes. Ce sont, par exemple, des militantes de la Ligue du droit des femmes, créée, en 1974, autour de Simone de Beauvoir, qui ont animé les stages destinés à sensibiliser les policiers à l’accueil dans les commissariats des femmes victimes de violence. C’est aussi le projet de loi antisexiste, élaboré, amélioré, revendiqué par plusieurs groupes féministes, dont le mouvement Choisir de Gisèle Halimi, et la Ligue du droit des femmes. Il sera présenté cet automne au Parlement, en même temps qu’un projet de loi sur l’égalité des hommes et des femmes devant l’embauche.

Tout cela devrait ravir les militantes de la première heure, malgré les reproches de « manque d’imagination » que ces anciennes de la gauche soixante-huitarde font à leur ministre. Elles sont, hélas ! trop occupées à régler leurs différends internes pour en faire leur miel.

Car leurs divergences, qui couvaient, se sont matérialisées en haine un beau jour de 1979, lorsque Psychanalyse et Politique, un groupe de l’informel mouvement des femmes a déposé, aussi cérémonieusement qu’un fabricant de nouilles, « sa » marque, M.l.f., à l’Institut de la propriété industrielle. Il est donc défendu maintenant à quiconque d’utiliser ce sigle sans le consentement de son propriétaire, sous peine de poursuites… « C’est comme si quelqu’un, un jour, avait déposé la marque Mouvement ouvrier, pour la protéger, cela n’a pas de sens ! » fulmine l' »autre » mouvement. Désigné par Simone de Beauvoir comme une « secte de féministes antiféministes »… ce « M.l.f.-déposé », comme on le surnomme avec dérision dans l’autre camp, cultive sa respectabilité derrière la verte façade des Editions des femmes. C’est lui qui a appelé à une grève des femmes, le 8 mars, qui a tapissé les murs des villes de grandes affiches « La force d’être des femmes », qui publie l’hebdomadaire Femmes en mouvement.

Féminisme vieillissant

Au soir du 10 mai, l’autre M.l.f., qui revendique la pureté des origines, a bien failli éclater lui-même en deux : certaines de ses militantes — dont Simone Iff, ex-animatrice du Mouvement pour le planning familial aujourd’hui conseillère d’Yvette Roudy — souhaitaient organiser une fédération féministe sur le modèle de celle des écologistes, pour contrer les « déposées », et ne faire entendre qu’une seule voix à ce gouvernement qu’elles avaient contribué à porter au pouvoir. Un projet resté sans lendemain, car d’aucunes voyaient s’y profiler l’hydre gloutonne de l’arrivisme politique…

Faute de pouvoir exister publiquement, faute de thèmes aussi mobilisateurs que le viol, la contraception ou l’avortement, que la législation a rendus caducs, le « mouvement » s’est mis à réfléchir et à travailler. L’arrivée de la gauche lui a procuré quelques subsides : un demi-salaire pour payer une permanente de la récente Maison des femmes de Paris, mais, surtout, quelques centaines de milliers de Francs pour trois projets de plus grande envergure : la création d’un centre de recherches et d’information féministe — qui sera, à l’occasion, un laboratoire d’idées pour le ministère ; un centre de vidéo, animé par Delphine Seyrig ; le lancement d’une grande enquête sur les retombées économiques et idéologiques de la publicité sexiste.

Mais tant d’esprit d’entreprise ne parvient à masquer ni le manque d’enthousiasme des troupes ni le peu d’intérêt que le féminisme vieillissant suscite hors du petit cercle de ses fidèles. « Les bouleversements que ce mouvement a provoqués ont été trop lourds pour lui », dit une militante de longue date. Jamais, pourtant, il n’a eu tant de chances de s’épanouir, encouragé qu’il est par les convictions mêmes des socialistes. Mais quelle révolution a jamais survécu à une fête nationale ?



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Publish date : 2025-03-08 08:00:00

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