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Dissuasion nucléaire européenne : « Emmanuel Macron esquisse des mesures concrètes, c’est nouveau »

Dissuasion nucléaire européenne : « Emmanuel Macron esquisse des mesures concrètes, c’est nouveau »

Une nouvelle séquence s’ouvre dans l’histoire de la dissuasion nucléaire française. Les sorties anti-européennes de la nouvelle administration Trump mettent à mal les équilibres sécuritaires en place depuis des décennies. Le futur chancelier Friedrich Merz a affirmé sa volonté d’émanciper l’Allemagne des Etats-Unis, avec qui la confiance semble rompue. Il a appelé à répondre à l’offre de dialogue stratégique d’Emmanuel Macron sur la protection que les armes nucléaires françaises peuvent apporter à leurs alliés européens.

Lors de son allocution du 5 mars et trois jours plus tôt au Figaro – à qui il s’est confié lors de son voyage de retour du sommet de Londres -, le dirigeant français a confirmé le rapprochement en cours et donné quelques pistes. Mais ce rapprochement pourrait prendre du temps. « Il faut écouter ce que veulent les autres pays européens, c’est aussi à nous de nous adapter pour construire une vraie défense européenne », estime le chercheur Florian Galleri, auteur d’une thèse sur la « dimension européenne de la dissuasion française » depuis la fin de la guerre froide. Entretien.

L’Express : Emmanuel Macron, dans son allocution du 5 mars, a annoncé qu’il allait répondre à « l’appel historique » du futur chancelier allemand, Friedrich Merz, pour ouvrir un « débat stratégique sur la protection par notre dissuasion de nos alliés du continent européen ». En quoi s’agit-il d’un tournant ?

Florian Galleri : Il faudra voir comment cela se réalisera, mais c’est bien un tournant. Emmanuel Macron a multiplié les propositions de dialogue, mais cela n’intéressait pas les chanceliers allemands. Par le passé, en 1996, il y a bien eu une réponse à la « dissuasion concertée » proposée par le Premier ministre Alain Juppé aux Allemands, sous la forme d’un concept commun de sécurité franco-allemand, en précisant que la dissuasion française participait à la sécurité du continent. Mais le sujet est ensuite devenu moins dans l’air du temps et il a été mis sous le tapis. Cela d’autant que l’Allemagne bénéficie du parapluie nucléaire des Etats-Unis et qu’il y a des armes nucléaires américaines sur son sol. Mais la nouvelle administration Trump a changé l’approche allemande.

Cette « dimension européenne » de la dissuasion française, évoquée par Emmanuel Macron, n’est pas nouvelle…

Oui, depuis le général de Gaulle. La dissuasion est là pour protéger les intérêts vitaux de la France d’une agression extérieure. La France a toujours eu des intérêts vitaux au-delà de ses frontières. Pendant la guerre froide, cela concernait par exemple les troupes françaises stationnées en Allemagne. La dimension européenne tenait aussi au fait que la menace soviétique, massive, concernait l’entièreté de l’Europe de l’Ouest.

Une autre « dimension européenne » a véritablement émergé lors du deuxième mandat présidentiel de François Mitterrand. En 1992, avant la signature du traité de Maastricht, il ouvre la dissuasion à un horizon européen, évoquant même une possible « doctrine européenne » à « concevoir ». Mais deux points freinent cela. D’abord, les autres pays européens se montrent peu intéressés. Ensuite, la vision française de la dissuasion reste très souveraine. En 1995, le Premier ministre Alain Juppé propose une solution : une « dissuasion concertée » avec l’Allemagne réunifiée. Il y a une continuité du discours depuis.

Comment les pays européens percevaient-ils, jusqu’à la seconde administration Trump, l’affirmation de cette dimension européenne de la dissuasion française ?

Cela variait d’un pays à l’autre. La plupart n’étaient pas intéressés. La Pologne, elle, se montait intéressée, mais elle voulait d’abord la garantie américaine, perçue comme plus crédible. Certains pays étaient déjà très inquiets d’un départ des Américains et voulaient qu’on accentue leur ancrage militaire en Europe. Mais la guerre en Ukraine a rehaussé l’intérêt pour la dissuasion française. Et c’est encore plus le cas avec la nouvelle administration Trump.

Beaucoup de pays européens estiment que l’agressivité nucléaire de la Russie appelle à une protection nucléaire en réponse. Mais il semble de moins en moins certain que Donald Trump soit prêt à renchérir, à risquer sa population ou ses intérêts, pour protéger un pays européen agressé par la Russie. Cela signifie qu’il n’y aurait plus de contrepoids nucléaire à la Russie au niveau continental.

Dans Le Figaro, Emmanuel Macron a commencé à évoquer une participation à des exercices, voire des armes nucléaires positionnées chez des pays alliés…

Des discussions avec des pays européens et des propositions existent. La participation de partenaires à nos exercices nucléaires leur permettrait d’intégrer notre manière de faire. Mais elle nourrirait aussi notre pratique de la dissuasion, plus ouverte à l’Europe. Le fait de stationner des armes à l’étranger élargirait de façon significative le bouclier nucléaire français. Une attaque contre ces armes nucléaires déployées hors frontière serait à haut risque pour un adversaire : elle appellerait une réponse significative pour rétablir la dissuasion. Dans les confidences du président au Figaro, je note que c’est la première fois, dans l’histoire de la dissuasion nucléaire française, que le président esquisse des mesures concrètes. C’est une très grande nouveauté.

A-t-on une idée de la forme que pourrait prendre une telle « extension » de la dissuasion française avec du stationnement d’armes à l’étranger ?

D’un point de vue technique, cela demande de créer des bases capables de stocker des capacités nucléaires françaises, comme des missiles ASMPA que peuvent emporter des Rafale. Ces Rafale pourraient patrouiller près des frontières des pays partenaires. Un exemple : si on stationne des Rafale en Finlande, cela donne une autre pratique de la dissuasion française, car ils auraient la capacité de frapper, potentiellement, les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins russes de la base de Mourmansk. Actuellement, il ne peut s’agir que de capacités aériennes, car nous n’avons plus de missiles terrestres, comme les Hadès démantelés sur décision de Jacques Chirac.

Il y a eu très peu de débats, ces dernières années, sur la dissuasion nucléaire. Dans votre thèse, vous rappelez que cette question nucléaire est pourtant restée longtemps centrale dans la vie politique française…

Il y en a eu jusque dans les années 1990. Jacques Chirac et Lionel Jospin se sont opposés sur l’intérêt de reprendre les essais nucléaires lors de l’entre-deux-tours de la présidentielle de 1995. Le « concept franco-allemand en matière de sécurité et de défense » a ensuite suscité des réactions de la gauche, lorsqu’elle était dans l’opposition, mais également de la partie souverainiste de la droite. Les questions européennes étaient alors hautement débattues et la guerre froide était à peine terminée. Lors de la crise des euromissiles au début des années 1980 [NDLR : des missiles de portée intermédiaire installés par l’URSS et les Etats-Unis sur le sol européen], on parlait des armes nucléaires en ouverture du journal de 20 heures pour expliquer ce qu’est un missile de portée intermédiaire, ce qu’est un missile à longue portée. La dissuasion était au cœur de l’actualité.

La question nucléaire peut-elle redevenir centrale ?

Elle a déjà recommencé à être un sujet de débat et de frictions, comme cela a été le cas récemment à l’Assemblée nationale. Le problème, c’est que les partis qui défendent une dimension européenne de la dissuasion nucléaire française en parlent très peu, ne serait-ce parce que seul le président en a l’emploi et en fixe donc la philosophie d’utilisation. Résultat, les plus audibles sur cette question sont ceux qui sont contre, mais se fondent sur des contre-vérités, comme celles prononcées par Marine Le Pen, ou plus récemment par Jean-Luc Mélenchon, qui a dit qu’il n’y avait pas de dimension européenne. Au passage, on peut noter qu’ils sont pour conserver une dissuasion nucléaire.



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Author : Clément Daniez

Publish date : 2025-03-09 08:30:00

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