Quelles sont les origines de la « cause palestinienne » ? Peut-on résumer le conflit israélo-palestinien à l’entrechoquement de deux nationalismes rivaux ? Et pourquoi observe-t-on une telle radicalité dans la lutte contre Israël et les sionistes ? Autant de questions centrales que l’historien et philosophe Pierre-André Taguieff décortique minutieusement dans son dernier ouvrage, L’Invention de l’islamo-palestinisme. Jihad mondial contre les juifs et diabolisation d’Israël (Odile Jacob). A L’Express, l’essayiste prolifique explique avoir forgé l’expression d’ »islamo-palestinisme » pour souligner le fait que « ce qu’on a pris l’habitude d’appeler, d’une façon trompeuse, le « nationalisme palestinien » n’était qu’une variante locale de l’islamisme radical et conquérant, dont l’objectif ultime est l’islamisation totale du monde ».
Dans un propos érudit, le philosophe détaille la genèse de la « cause palestinienne », construite selon lui sur la base d’une instrumentalisation de la cause antijuive. Son théoricien : le « Grand Mufti » de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini dit Haj Amin al-Husseini, qui jugeait intolérable la présence de juifs sur une « terre musulmane ». A L’Express, Pierre-André Taguieff ne manque pas d’étriller ces « intellectuels de gauche privés de la grande cause prolétarienne qui, pour « prouver qu’ils existent », se sont tournés vers la cause palestinienne avec l’espoir de voir revenir sur la scène mondiale la « Grande Histoire » »… « On peut désormais parler d’un islamo-wokisme, dernier vecteur en date de la judéophobie à visage antisioniste », juge-t-il. Entretien.
L’Express : Selon vous, le nationalisme palestinien n’existait pas avant la création d’Israël. Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?
Pierre-André Taguieff : C’est contre le projet sioniste et sa réalisation en 1948 sous la forme de l’Etat d’Israël que s’est construit le national-islamisme palestinien, à partir du début des années 1920. Mais il faut souligner qu’il a été théorisé, ou idéologisé, sur la base de l’antijudaïsme musulman traditionnel, radicalisé par des démagogues doublés de fanatiques.
Avant l’apparition du sionisme, dans cette région du Proche-Orient, il y avait non pas un peuple dit « palestinien » doté d’une conscience nationale ou d’une identité nationale et vivant sur un territoire aux frontières fixées et reconnues, mais des Arabes majoritairement musulmans sous domination coloniale. La « Palestine » était l’une des provinces de l’Empire ottoman, ce qu’elle restera jusqu’au départ des Ottomans fin 1918, avant l’instauration du mandat britannique sur la « Palestine » et l’Irak en 1920. Jusqu’à la conférence de San Remo d’avril 1920, les notables arabes « palestiniens » parlaient de « Syrie du Sud » pour désigner le territoire où ils vivaient. C’est dans le cadre d’une rivalité mimétique avec le nationalisme juif incarné par le sionisme que le « nationalisme palestinien » s’est constitué sous la forme d’un national-islamisme.
Quelles leçons en tirer quant à ce que charrie la défense de la « cause palestinienne » ?
Loin d’être l’expression d’un nationalisme palestinien ordonné au projet de créer un Etat palestinien, la « cause palestinienne » s’est construite sur la base d’une instrumentalisation de la cause antijuive dont le théoricien, dès le début des années 1920, fut le « Grand Mufti » de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini (1895-1974), dit Haj Amin al-Husseini, qui jugeait intolérable la présence sur une « terre musulmane » (waqf) de juifs qui ne seraient plus traités comme des « dhimmî », c’est-à-dire comme une minorité soumise et dominée. Leader islamiste, nationaliste arabe et antijuif fanatique, al-Husseini a été à la fois le concepteur de la « cause palestinienne » et le principal artisan de l’alliance islamo-nazie.
Dès les premières années après l’annonce de la création d’un « foyer national juif » par la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, a commencé à se fabriquer une identité palestinienne en même temps que se forgeait l’idéologie islamiste à dominante djihadiste, sous la direction d’al-Husseini. Ce qu’on appelle la « cause palestinienne » s’est ainsi construite comme cause islamiste au cours des années 1920 et 1930. L’islamisation de la « cause palestinienne » n’est donc pas un phénomène récent, qui aurait été marqué par la fondation du Hamas à la fin de l’année 1987, en tant que « branche palestinienne des Frères musulmans ».
Le djihad contre les juifs est au cœur de l’antisionisme radical fabriqué par al-Husseini, suivi par Hassan al-Banna, le cofondateur des Frères musulmans, puis par Sayyid Qutb, considéré comme le père du fondamentalisme islamique. En témoigne l’appel au djihad énoncé dans l’article 13 de la charte du Hamas : « Il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le djihad. » L’objectif des antisionistes djihadistes est la destruction de l’Etat d’Israël, qui n’est qu’une étape dans la réalisation du programme de domination du monde par les combattants de l’islam.
L’antisionisme est-il, pour reprendre votre expression, un « anti-isme » comme les autres, au même titre que l’anticapitalisme, l’antiracisme ou l’anticolonialisme ?
Non, l’antisionisme est l’héritier de l’antisémitisme, la catégorie mythifiée du « sémite » parasite, prédateur et meurtrier rituel ayant été remplacée par celle, non moins fantasmée, du « sioniste » colonialiste, raciste et génocidaire. Depuis les années 1960, les démagogues antisionistes ont intégré dans leur discours l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme et l’antiracisme, « anti-ismes » supposés séduisants et mobilisateurs, notamment pour les publics de gauche et d’extrême gauche des nations occidentales.
Mais il faut s’entendre sur le sens du mot « antisionisme ». S’il est vrai que celui-ci est équivoque ou, si l’on préfère, polysémique, il faut partir d’une enquête sur les emplois du terme. Pour clarifier la question, il convient de distinguer les quatre significations principales du mot « antisionisme » qui, dans les controverses, interfèrent et se chevauchent souvent, engendrant des dialogues de sourds. Je les énumère brièvement.
D’abord, l’opposition au projet sioniste tel qu’il a été défini à la fin du XIXe siècle, à la suite du grand précurseur que fut Moses Hess (Rome et Jérusalem, 1862), par Leo Pinsker en 1882 (Auto-émancipation !), puis par Theodor Herzl qui, en 1896, publie L’Etat des juifs (Der Judenstaat). Il s’agit donc du rejet de l’idée sioniste, c’est-à-dire du mouvement de libération nationale du peuple juif.
Ensuite, la critique de la politique israélienne, une critique qui peut être systématique ou non. Dans le premier cas, elle exprime elle volonté de délégitimer l’Etat d’Israël, quoi qu’il fasse ; dans le second cas, elle se réduit à une critique politique de telle ou telle décision ou action, susceptible d’être justifiée ou non.
Troisièmement, la dénonciation du « sionisme mondial », qui prend souvent une forme complotiste et recycle les stéréotypes associés à la figure mythique du « juif international » ou à celle des « Sages de Sion », dotés d’une surpuissance. Le mythe antijuif par excellence, celui du « complot juif international », s’est métamorphosé en « complot sioniste mondial ». Nous sommes ici en présence d’un récit mythologique construisant l’ennemi absolu : « le sioniste », figure diabolisée. Il s’ensuit que cet « antisionisme » n’a rien à voir avec le sionisme réel, phénomène historique, ni avec l’Etat-nation qu’est Israël.
Et enfin, la négation du droit à l’existence de l’Etat d’Israël ainsi que le projet et la volonté de détruire cet Etat-nation illégitime pour le remplacer par un Etat palestinien ou un Etat islamique. Tel est le principal trait de ce que j’appelle l’antisionisme radical ou absolu. On connaît la prophétie menaçante du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna, qu’on trouve citée dans le préambule de la charte du Hamas (rendue publique en août 1988) : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. » La prophétie est régulièrement répétée par les prédicateurs musulmans participant à la propagande palestinienne ou propalestinienne.
Selon vous, l’islamo-palestinisme emprunte au nazisme. Expliquez-nous…
Les trois sources idéologiques et religieuses de l’islamo-palestinisme ont été incarnées par trois personnages dont l’influence est toujours observable. En premier lieu, le « Grand Mufti » de Jérusalem al-Husseini, considéré comme « le premier défenseur de la cause palestinienne », qui, entre 1936 et 1939, s’est imposé comme « la voix politique du peuple arabe de Palestine », après s’être s’engagé, fin mars 1933, aux côtés de l’Allemagne nazie dans la lutte antijuive. En second lieu, le cofondateur en 1928 des Frères musulmans, Hassan al-Banna (1906-1949), qui, en 1943, enseignait que « le degré le plus élevé » du djihad est « la lutte armée pour la cause d’Allah ». La devise des Frères a été tirée d’un passage d’une lettre d’al-Banna : « Dieu est notre but, le Prophète notre chef, le Coran notre constitution, le djihad notre voie, le martyre notre espérance. » En troisième lieu, il faut souligner le rôle joué par le théoricien du « combat contre les juifs » que fut le Frère musulman Sayyid Qutb (1906-1966), considéré comme le père du fondamentalisme islamique (ou de l’islamisme radical), le « philosophe de la terreur islamique » ou le « parrain intellectuel d’Oussama Ben Laden ».
C’est l’enseignement de ces trois « maîtres à penser » aux figures de prophètes qui s’est traduit par la formation de l’antisionisme radical, idéologie politico-religieuse jouant le double rôle, pour ses adeptes, d’une conception polémique du monde, centrée sur le grand combat entre l’islam et ses ennemis, et d’un programme d’action à valeur rédemptrice, l’objectif final étant la création d’un monde intégralement islamisé. Dans l’antisionisme radical, dont la visée est la destruction d’Israël et qu’on peut décrire comme une religion politique ou une gnose moderne, on trouve donc une vision manichéenne et guerrière du monde ainsi qu’un projet de domination mondiale par la conversion, la soumission (le statut de dhimmî imposé aux juifs et aux chrétiens) ou l’extermination des « ennemis de l’islam ». Comme l’a déclaré al-Banna le 11 juin 1946, souhaitant la bienvenue en Egypte du « Grand Mufti » : « L’Allemagne et Hitler ont disparu, mais Amin al-Husseini continuera le combat. »
Vous ne manquez pas d’étriller ces « intellectuels de gauche privés de la grande cause prolétarienne qui, pour « prouver qu’ils existent », se sont tournés vers la cause palestinienne avec l’espoir de voir revenir sur la scène mondiale la « Grande Histoire » »…
Les adeptes de la religion wokiste se rallient à toutes les mobilisations à motifs victimaires en se prenant pour des « résistants » face à toutes les formes de « domination ». C’est leur manière de confirmer leur appartenance au camp du Bien. Or, dans la propagande antisioniste, « le Palestinien » est la figure par excellence de la victime innocente qu’il faut défendre inconditionnellement. Et, corrélativement « le sioniste » est la figure du méchant et du bourreau, criminalisé et diabolisé en tant que « raciste », « colonialiste », « impérialiste » et, désormais, « génocidaire ». C’est donc mécaniquement que les militants wokistes ont pris parti pour les prétendus « résistants palestiniens » incarnés par les islamo-terroristes du Hamas, en dépit des massacres que ces derniers n’ont cessé de commettre depuis la fin des années 1980.
Confortablement installés dans les universités et le paysage médiatique, dotés d’une bonne conscience inentamable, ces intellectuels engagés se comportent comme des aveugles conduits par des fanatiques et des démagogues. Aux Etats-Unis, tous les ténors du militantisme « woke » professant la théorie de l’intersectionnalité, comme Judith Butler ou Nancy Fraser, se sont fait les propagandistes du mythe victimaire islamo-palestiniste. On connaît leurs imitateurs en France, dans le monde intellectuel comme dans les milieux politiques d’extrême gauche, qui ont osé présenter le méga-pogrom du 7 octobre 2023 comme une légitime « action de résistance » contre Israël. C’est ainsi que la synthèse wokiste des universitaires activistes a assimilé la posture antisioniste le plus radicale et la défense inconditionnelle de la « cause palestinienne », impliquant l’accusation de « génocide » visant Israël. On peut désormais parler d’un islamo-wokisme, dernier vecteur en date de la judéophobie à visage antisioniste.
Alors que certains soutiens de la cause palestinienne rejettent la solution à deux Etats et en appellent à un Etat binational, vous jugez illusoire de vouloir « remettre au goût du jour la solution à deux Etats »… Pourquoi ?
Depuis les massacres antijuifs du 7 Octobre, barbus et voilées, accompagnés d’islamo-gauchistes, manifestent en masse, souvent avec violence, dans la plupart des grandes villes européennes et nord-américaines contre le « génocide des Palestiniens » et pour une « Palestine libre », c’est-à-dire libérée de « l’occupation israélienne », et ce, « du fleuve (ou de la rivière) à la mer », conformément au discours de propagande du Hamas. A Londres, cet appel sloganique à l’élimination de l’Etat d’Israël, « From the river to the sea », a été projeté sur la tour de Big Ben. Les islamo-palestinistes affirment ainsi qu’il n’y a pas de place pour un Etat juif dans cette région du Proche-Orient. Dans ces manifestations, le slogan « Mort à Israël », cette adaptation du vieux slogan « Mort aux juifs ! », est régulièrement scandé, accompagné de l’inévitable « Allahou akbar ! ».
Dans ces conditions, une solution à « deux Etats » est illusoire. J’ai forgé l’expression d’ »islamo-palestinisme » pour souligner le fait que ce qu’on a pris l’habitude d’appeler, d’une façon trompeuse, le « nationalisme palestinien » n’était qu’une variante locale de l’islamisme radical et conquérant, dont l’objectif ultime est l’islamisation totale du monde. Les idéologues du projet islamiste ont emprunté aux pays européens l’une de leurs idéologies politiques, le nationalisme. Mais, pour les leaders arabes qui prétendent lutter au nom de la « cause palestinienne », le nationalisme n’est qu’un habit d’emprunt. On pourrait parler d’un national-islamisme. Les véritables raisons des mobilisations guerrières qu’ils lancent régulièrement contre les juifs se trouvent dans la vision islamiste d’orientation djihadiste.
Le conflit israélo-palestinien est mis en scène par la propagande islamiste comme un conflit judéo-musulman, susceptible d’être mondialisé. C’est ainsi que peuvent s’expliquer les chasses aux juifs lancées dans divers pays occidentaux et l’explosion, dans certains de ces derniers, des violences antijuives, illustrées par la multiplication des insultes, des menaces, des campagnes de diffamation et des agressions physiques, jusqu’aux meurtres.
Pourquoi vous montrez-vous critique vis-à-vis de ceux qui prônent « la paix à tout prix » ?
Il faut avoir à l’esprit cette formule percutante : « Si les Arabes palestiniens déposaient les armes, il n’y aurait plus de conflit. Si les Israéliens déposaient les armes, il n’y aurait plus d’Israël. » En la citant, j’ai voulu rappeler qu’une nation, si elle refuse de disparaître, ne saurait oublier qu’elle a des ennemis. Or, la nation israélienne a beaucoup d’ennemis, proches et lointains, anciens et nouveaux, qui rêvent de l’effacer de la carte. Israël est donc voué à se tenir sur ses gardes, à ne jamais cesser d’exercer sa vigilance face à son ennemi principal, qui est précisément l’islamo-palestinisme, dont le projet, régulièrement réaffirmé, est de commettre un israélicide.
Pour pouvoir imaginer une paix possible entre Israël et ses ennemis déclarés, il faut croire que ces derniers seront prêts, le jour venu, à se dépouiller de leurs passions inséparablement anti-israéliennes et antijuives pour s’engager sans arrière-pensées dans des négociations. L’observation des réactions de la population palestinienne nous apprend qu’on est fort loin de ce moment rêvé. Dans mon livre, j’évoque la terrifiante réalité du consentement jubilatoire, dans la population palestinienne comme dans un grand nombre de pays musulmans, aux massacres du 7 Octobre, interprété par nombre de leaders islamistes comme un simple « prélude » à la destruction d’Israël, quelque chose comme un exercice préparatoire. Autant de raisons de se montrer pessimiste.
Face aux fanatiques qui mènent le djihad, la recherche de la paix à tout prix n’est que naïveté et aveuglement volontaire. Elle ne peut conduire qu’à la destruction ou à la soumission. Le pacifisme aveugle est l’attitude impolitique par excellence. Certains croient avoir trouvé la solution : « Il faut terroriser les terroristes », disent-ils. Mais les terroristes djihadistes peuvent-ils être terrorisés ? Comment, à quel prix et pour combien de temps ?
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-03-08 15:00:00
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