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Amin Maalouf et l’Académie française face aux limites du franglais : « Il ne faut pas jeter l’éponge ! »

Amin Maalouf et l’Académie française face aux limites du franglais : « Il ne faut pas jeter l’éponge ! »

Dans le bureau d’Amin Maalouf à l’Institut, le temps n’a pas de prise. Un imposant tableau d’André Devambez représente les Immortels en 1935. On y reconnaît Paul Valéry, Bergson ou Mauriac, mais aussi le maréchal Pétain. Le secrétaire perpétuel nous reçoit sous un portrait de Valentin Conrart, l’homme qui fonda l’Académie française en 1635, avec la bénédiction de Louis XIII et de Richelieu. N’en déplaise aux ricaneurs qui voient en elle une belle endormie, la Compagnie n’est pas restée figée au XVIIe siècle. Elle a toujours su enregistrer l’évolution de notre langue et embrasser les courants intellectuels et esthétiques de son temps, que ce soient les Lumières au XVIIIe avec Voltaire ou le romantisme au XIXe avec Victor Hugo. Quel est son rôle au XXIe siècle ? Continuer d’être un arbitre. Hélas, les modernes se fient moins à son avis qu’on ne le faisait sous Napoléon.

Il y a quelques mois, l’Académie avait ainsi publié une passionnante plaquette intitulée N’ayons pas peur de parler français (Plon). Passé inaperçu, ce texte quasiment pamphlétaire préfacé avec finesse par Dominique Bona visait la communication institutionnelle, gangrenée par un franglais souvent ridicule – comment prendre au sérieux un slogan comme « Sarthe Me Up » ? Six académiciens (Dominique Bona, le regretté Gabriel de Broglie, Florence Delay, Danièle Sallenave, Michael Edwards et Amin Maalouf) avaient pris le temps de recenser les exemples les plus navrants de ces dernières années. Le profane apprend à cette lecture l’existence d’une Commission d’enrichissement de la langue française (Celf), présidée par Frédéric Vitoux et placée sous l’autorité du Premier ministre, qui vise à inventer de nouveaux mots pour contrer l’invasion de l’anglais – la Celf suggère par exemple infox à la place de fake news. Malgré notre attachement à la langue de Molière, n’est-il pas illusoire de croire qu’un tel barrage puisse résister à la pression toujours plus forte des termes étrangers ?

Face à nous, Amin Maalouf se montre moins pessimiste : « Il ne faut pas jeter l’éponge ! On peut essayer d’endiguer ce flot, de rectifier un peu certains termes, tenter de trouver des équivalents que les 300 millions de francophones actuels pourraient adopter. Nous savons tous que c’est un combat difficile, mais il y a des mots qui prennent. Par exemple logiciel s’est imposé chez nous contre software. Ordinateur a remplacé computer alors qu’on a longtemps dit computer dans la presse française. De la même façon, on a longtemps dit sportsman avant que quelqu’un ne trouve le mot sportif. Il faut persévérer, même si nous n’avons pas un pouvoir immense… »

Dans sa préface, Dominique Bona rappelle justement qu’il y a là un enjeu de civilisation. Quand la France compte déjà 2,5 millions de personnes en situation d’illettrisme, est-il nécessaire d’ajouter de la confusion ? « L’usage de l’anglais crée des inégalités au sein de la société, selon les niveaux d’étude, de formation, d’éducation, écrit-elle. Des inégalités sociales, qui aggravent une scission entre les générations – les plus âgés, pour la plupart, sont démunis face à ce déferlement. L’abus des anglicismes s’adresse essentiellement et injustement à une élite. Or le français a vocation à être compris par tous ceux et toutes celles qui le parlent et l’écrivent. Il doit être facteur d’intégration et non d’exclusion. » Un avis que partage Amin Maalouf : « Dominique Bona a parfaitement raison. Il est anormal qu’une société démissionne et se résigne à n’accéder à la modernité qu’à travers une langue étrangère. Nous avons le devoir d’offrir à tous nos concitoyens, notamment aux plus âgés, la possibilité de rester dans le coup, de ne pas être coupé de l’évolution du monde tout en pouvant utiliser leur langue. Tous les termes qui sont produits par notre époque doivent pouvoir être francisés. »

Emmanuel Macron et le franglais managérial

En parallèle à N’ayons pas peur de parler français, l’autre actualité éditoriale de l’Académie française est la nouvelle version de Dire, ne pas dire (Philippe Rey). On se souvient que c’est le grand Yves Pouliquen qui avait créé la rubrique « Dire, ne pas dire » sur le site Internet de l’Académie, avant qu’un livre en soit tiré. Edition après édition, cet indispensable manuel ne cesse de s’étoffer – il compte désormais plus de 700 pages. Avec précision, érudition et drôlerie, les académiciens pointent notre mauvais usage de certaines expressions et se moquent régulièrement de l’abondance des termes anglo-saxons dans le langage courant. Dans une entrée particulièrement éclairante, « Tibère et les anglicismes », ils nous renvoient à la lecture des Vies des douze Césars de Suétone, où est brossé ce portrait de l’empereur romain, au pouvoir il y a de ça deux millénaires : « Quoi qu’il parlât le grec couramment et sans peine, Tibère n’en fit pas usage indifféremment partout, et s’en abstint surtout au Sénat, au point qu’avant de prononcer le mot monopole, il s’excusa d’être forcé de recourir à un terme étranger. Une autre fois même, comme il avait, durant la lecture d’un sénatus-consulte, entendu le mot emblema, il déclara qu’il fallait remplacer ce terme et chercher un mot latin pour le substituer à ce vocable étranger, ou, si l’on n’en trouvait pas, traduire la chose même en plusieurs mots, en employant une périphrase. » On ne peut pas dire que les hommes politiques contemporains s’embarrassent de la même exigence linguistique…

Un homme est symptomatique de notre temps où le franglais managérial est mis à toutes les sauces : Emmanuel Macron. Sa Cité internationale de la langue française, inaugurée en 2023 à Villers-Cotterêts, n’est-elle pas une trahison totale de l’héritage de François Ier ? Les articles 110 et 111 de sa célèbre ordonnance imposaient le français dans tous les actes à portée juridique de l’administration et de la justice du royaume. L’homme de Chambord aurait-il apprécié la « start-up nation » ? Avec la mansuétude et l’art de la diplomatie qui le caractérisent, Amin Maalouf n’entre pas dans la polémique : « On ne peut pas comparer les époques… François Ier pensait probablement au latin, aux langues régionales. Le rapport entre les langues était différent. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une autre situation. On peut céder à la mode de l’anglais : il y a une forme de snobisme qui fait que ceux qui utilisent un terme anglais donnent l’impression d’être plus branchés. Ce sont des phénomènes sociologiques et culturels que l’on connaît bien… Je suis un peu un béotien sur ce sujet mais, à travers des lectures, j’ai découvert que les Romains les plus cultivés aimaient bien s’exprimer en grec et discuter dans cette langue – sûrement par snobisme, là aussi. Dans l’Empire ottoman, on prenait plaisir à parler en persan dans certains cas, le sultan se faisait parfois appeler padichah, un terme persan. Il y a des liens étranges entre les langues… Ce qui arrive aujourd’hui est particulier mais, quand on cherche bien, il y a toujours eu des rapports compliqués, notamment entre la langue du pays conquérant et celle du pays conquis. Le cas de Rome est étonnant : le conquérant s’était laissé conquérir par la culture du pays conquis. »

En guise de conclusion à notre conversation, le secrétaire perpétuel d’origine libanaise, élevé chez les jésuites à Beyrouth dans le culte de notre langue, se souvient d’un essai de son ancien confrère Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français. Le XVIIIe siècle est loin. S’il vivait encore, Fumaroli pourrait écrire Quand la France parle franglais. Ce n’est pas inexorable.

N’ayons pas peur de parler français. Par l’Académie française. Plon, 109 p., 12 €.

Dire, ne pas dire. Du bon usage de la langue française. Par l’Académie française. Philippe Rey, 743 p., 27 €.



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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld

Publish date : 2025-03-09 07:15:00

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