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Michel Onfray – Jean-Paul Enthoven : ces deux France qui ne se parlent plus

Michel Onfray – Jean-Paul Enthoven : ces deux France qui ne se parlent plus

De retour à son bureau chez Grasset à la fin du mois d’août 1989, l’éditeur Jean-Paul Enthoven y découvre le manuscrit d’un jeune enseignant dans un lycée technique de Caen. L’originalité du sujet – la pensée de grands philosophes saisie à travers leur alimentation – l’enchante. Le Ventre des philosophes lance Michel Onfray en tant que philosophe hédoniste, matérialiste, obsédé par la concordance entre vie personnelle et pensée théorique. Entre le Parisien et le Normand, c’est le début d’une amitié fertile, qui, hélas, ne résistera pas aux rancoeurs personnelles et aux antagonismes politiques.

Dans L’Editeur et le Philosophe, Anne-Sophie Beauvais revient sur cette relation symbolique des fractures de notre époque. D’un côté, le fils d’un ouvrier agricole et d’une femme de ménage de l’Orne, ayant pour animal totem le sanglier. De l’autre, un dandy mondain au teint hâlé et aux pantalons blancs. Le premier n’a cessé de revenir sur ses origines modestes et son ancrage terrien, le second a pris sept décennies pour lever un peu le voile sur sa jeunesse algérienne. Michel Onfray hait la figure de Don Quichotte, Jean-Paul Enthoven a voulu faire de sa vie un roman. Pour encore pimenter cette comédie humaine, il faut introduire des personnages secondaires hauts en couleur : Bernard-Henri Lévy, meilleur ami de Jean-Paul Enthoven qui a accueilli Michel Onfray dans son écurie chez Grasset mais n’a jamais masqué son mépris pour le Normand, Raphaël Enthoven, enfant chéri de l’éditeur qui participa à l’aventure de l’université populaire de Caen initiée par le philosophe en 2002 avant de se brouiller avec lui, ou Franz-Olivier Giesbert, génie de la presse qui a su apprivoiser le rebelle tout en surfant sur son succès…

« Paranoïa » contre mythomanie

En 2010, c’est le tournant. Michel Onfray publie Le Crépuscule d’une idole, charge contre la psychanalyse et son fondateur, Sigmund Freud. Sans surprise, Elisabeth Roudinesco, gardienne du temple freudien, le traite de tous les noms. Mais BHL sort lui aussi du bois et éreinte l’essai : « Banal, réducteur, puéril, pédant, parfois à la limite du ridicule. » Jean-Paul Enthoven prend la défense de son auteur et, fait exceptionnel, s’oppose à son double BHL. Mais malgré l’immense succès du livre, Michel Onfray le quitte, blessé par ce qu’il estime être un manque de soutien de la maison. Celui qui, chez Grasset, ne voulait bénéficier que d’un petit revenu mensuel afin de ne pas dépasser le salaire que touchait son père adoré, devient un mercenaire de l’édition et multiplie les éditeurs. Sa prodigieuse capacité à écrire ne connaît plus de freins : 140 livres en trente ans. Sa haine de l’élite et de la « Babylone » parisienne vire parfois au complotisme.

Depuis, les deux hommes ont frôlé la mort, AVC pour l’un, accident cardiaque pour l’autre. Mais rien, même la proximité du néant, ne peut plus les réconcilier. Jean-Paul Enthoven ne cache pas ses regrets pour leur amitié passée tout en fustigeant la « paranoïa » de son ancien auteur. Le philosophe durcit, lui, les attaques contre son ex-éditeur, dépeint en mythomane incapable de toute sincérité.

Un fossé idéologique

Refusant de choisir un camp, Anne-Sophie Beauvais se montre empathique avec les deux, et tente de comprendre les motivations biographiques derrière la brouille. C’est aussi le fossé idéologique entre deux France qui deviendra béant sous Emmanuel Macron à travers la crise des gilets jaunes. Venu d’une gauche libertaire et girondine, Onfray endosse le populisme et le souverainisme. L’ancien chantre de l’athéisme développe des obsessions de plus en plus civilisationnelles, jusqu’à défendre la messe en latin. Elitiste impénitent, Jean-Paul Enthoven illustre, lui, le passage de la gauche caviar à un libéralisme mondialisé.

En retraçant la généalogie de cette amitié-haine entre un éditeur proustien et un philosophe passé du nietzschéisme à la décadence, Anne-Sopie Beauvais dépeint un monde intellectuel en voie de disparition. Grasset est aujourd’hui l’un des derniers éditeurs encore géographiquement situés à Saint-Germain-des-Prés. En librairies, les ventes de Michel Onfray se tassent. Mais entre une webtélé, la revue Front populaire puis la chaîne CNews, l’intellectuel a depuis longtemps trouvé d’autres supports pour ses invectives antilibérales. Avouons ici notre nostalgie d’un philosophe libertaire et pourfendeur de dogmes, que nous avons tant aimé.

L’Editeur et le Philosophe, par Anne-Sophie Beauvais. Robert Laffont, 242 p., 20 €.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-03-09 15:00:00

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