C’est simple : Clémentine Autain souhaite que la gauche accouche d’un nouveau récit. Tel est l’objet de son dernier ouvrage, L’avenir, c’est l’esprit public (Editions du Seuil), dans lequel l’ancienne insoumise – qui siège désormais avec les Ecologistes – livre une critique acerbe de « quarante ans de néolibéralisme », met en garde « face au vent néofasciste qui souffle », et formule quelques propositions pour l’avenir. Car l’intéressée s’y prépare. « Je fais partie de celles et ceux qui peuvent rassembler », dit-elle à L’Express.
L’Express : Dans votre livre, L’avenir, c’est l’esprit public, publié le 7 mars, vous avez des mots très durs contre certains hauts fonctionnaires adeptes du pantouflage. « Une caste », dites-vous, pour qui « l’esprit public est une langue étrangère ». Emmanuel Macron est-il donc dépourvu d’esprit public ?
Clémentine Autain : Emmanuel Macron est un adepte de la loi du marché, et non de l’esprit public. Il a contribué à importer les normes du privé au sommet de l’Etat, le rendant chaque jour plus impuissant et bureaucratique. Il a fragilisé l’Etat de droit et abîmé la démocratie. Oui, le président est à l’image de cette partie de la haute fonction publique et du personnel politique acquise à l’esprit d’entreprise, faisant primer les intérêts privés sur la défense de l’intérêt général, l’universalité des droits et la souveraineté du peuple. Les phénomènes de pantouflage et de « rétropantouflage » d’une petite caste, qui n’est heureusement pas toute la haute fonction publique, ont contribué au démantèlement de nos services publics, à l’inaction climatique et à la désindustrialisation. Le recours effréné aux agences de conseil témoigne de la dilapidation de l’esprit public. L’Etat a fini par se déposséder lui-même de sa capacité d’action et d’anticipation.
Après quarante ans de politiques néolibérales, je fais le constat d’une société asphyxiée par tous les bouts. Les riches se sont considérablement enrichis pendant que les pauvres sont plus nombreux, et encore plus pauvres. Les inégalités entre les territoires ont explosé. Le sentiment que plus rien ne marche s’est largement diffusé. La projection dans un avenir commun est en panne. La peur et le repli se sont installés. Le chacun pour soi et la débrouille l’ont emporté sur la cohésion et le commun. Tout cela génère du ressentiment dans les classes populaires. Et l’extrême droite en profite pour distiller son venin qui repose sur la haine de l’autre, de l’Etat et de la démocratie.
En réparant et en protégeant, « l’esprit public » est un antidote à l’extrême droite. Je défends trois choses : une économie de la mise en commun qui respecte la planète, un Etat stratège et une démocratie active. Raviver l’esprit public, c’est se donner les moyens de satisfaire les besoins fondamentaux là où le marché a montré sa défaillance, contrairement à la fable néolibérale que l’on nous rabâche depuis les années 1980. Le scandale des Ehpad en est un exemple frappant. La renationalisation du système ferroviaire anglais en est un autre : la privatisation menée sous Margaret Thatcher est un échec puisque s’en sont suivis retards, accidents, hausses de prix, fermetures de lignes… C’est avec l’esprit public que nous pouvons relancer le progrès humain et relever le défi climatique. Face à la vague trumpiste ultralibérale, réactionnaire et autoritaire, l’esprit public est une part du récit qui peut fédérer les gauches et les écologistes, unir les classes populaires des villes et des campagnes, rassembler dans le pays et à travers le monde. Il a vocation à réparer un « nous » malade en réinvestissant le collectif, indispensable pour donner les capacités à chacune et à chacun d’être des individus libres. A leur obsession de l’identité, nous devons opposer la passion de l’égalité. A leur loi du plus fort, la force de la justice. A leurs faits alternatifs, la vérité des faits.
Les raisons de cette perte de sens collective ne sont-elles que matérielles ?
Nous sommes à la croisée des chemins, face à un choix de société, et même de civilisation. Soit nous nous enfonçons dans la marchandisation de tout et n’importe quoi, la guerre des identités, la domination des puissants et la prédation des ressources. Soit nous retrouvons le fil de l’esprit public, c’est-à-dire la souveraineté, la coopération, la conscience des limites de la planète, le sens du partage, l’Etat de droit et la justice sociale. Ma conviction est que la France a les atouts et les ressorts historiques pour choisir cette voie, qui est celle de la paix et du progrès humain. L’enjeu du sens à faire société est à la fois prosaïque et poétique, comme le défend si justement Patrick Chamoiseau.
Interroger les finalités de notre économie, c’est dégager le sens à faire société. Le jeu du Monopoly est un symptôme de ce qui ne tourne pas rond aujourd’hui : la règle est de gagner de l’argent en faisant perdre les autres. En réalité, c’est un dévoiement de la première version de ce jeu il y a cent vingt ans, où l’on pouvait gagner soit seul en ruinant ses adversaires, soit en coopérant avec les autres, en créant des services publics. Maintenant nous le savons : le monde que l’on nous a promis, où les privatisations et les dérégulations devaient nous apporter plus de prospérité et de liberté, n’est qu’une fable ! Et pourtant, la vague brune pousse encore plus loin l’ultralibéralisme économique. Le premier objectif affiché et partagé à la CPAC de Washington [NDLR : la grand-messe des conservateurs américains], c’est le démantèlement de l’Etat, pour le plus grand bonheur de l’Argentin Javier Milei avec sa tronçonneuse.
La laïcité, qui n’est pas mentionnée dans votre ouvrage, n’est-elle pas une condition à la création de commun, que vous appelez de vos vœux à travers le concept d’esprit public ?
Oui, la laïcité est indispensable à la cohésion sociale et à la paix civile. Mon livre pour raviver l’esprit public porte surtout une approche sociale, économique et budgétaire. Par ailleurs, le mot « laïcité » est aujourd’hui piégé par trop de débats qui rendent la notion illisible, par trop de procès d’intentions et de réécriture de l’histoire. C’est un mot qu’il faut reremplir pour qu’il soit à nouveau un bien commun, et non un mot-valise porteur de fracturations, y compris à l’intérieur des gauches et des écologistes. Puisque le compromis de 1905 a volé en éclat, il est difficile de l’utiliser sans préciser et développer ce que l’on entend par là. C’est dans mon précédent livre, Les Faussaires de la République, que je l’évoque. Au fond, la laïcité ne pourra à nouveau porter sa pleine contribution au commun que si nous réussissons à nous le réapproprier collectivement, sans instrumentaliser ce terme pour mettre au ban une partie de la population et distiller la haine de l’autre.
« Je pense que nous devons rompre avec une forme de mélancolie de gauche », écrivez-vous. C’est-à-dire ?
La gauche doit projeter un nouvel imaginaire. Par notre récit et des mesures concrètes, nous devons dessiner la société que nous voulons. Même si les conquêtes de la révolution française, les rêves de la Commune, les avancées de 1936 ou les « jours heureux » du Conseil national de la Résistance sont des points d’appui pour penser l’avenir, il ne suffit pas de glorifier les batailles et les victoires du passé. Et même s’il est indispensable de défendre nos hôpitaux, nos écoles, nos retraites, nos conquis sociaux, il ne suffit pas non plus d’être sur le terrain défensif. Nous devons nous appuyer sur des utopies concrètes, comme disait André Gorz, le père de l’écologie politique. Car, pour reprendre la formule de Paul Eluard, « il y a assurément un autre monde, mais il est dans celui-ci ».
Dans mon livre, je fais quelques propositions en ce sens, comme la sécurité sociale de l’alimentation. Expérimenté aujourd’hui à travers des caisses sociales alimentaires qui se développent de plus en plus dans le pays, ce dispositif permet de transformer les deux bouts de la chaîne : d’un côté, les populations ont de plus en plus de mal à se nourrir sainement et, de l’autre, les agriculteurs sont appauvris et leur taux de suicide est alarmant – un tous les deux jours. Concrètement, une somme serait versée sur la carte Vitale pour des dépenses d’alimentation fléchées chez des professionnels conventionnés par des comités citoyens. L’objectif est de favoriser les circuits courts, les produits de qualité et de mieux rémunérer les producteurs et les productrices. Ce dispositif pose de très nombreuses questions pour sa mise en place mais il dit le sens de la société à construire. Affrontant le pouvoir exorbitant de l’agro-industrie, il affirme l’universalité des droits, qui est au cœur de l’esprit public.
Actuellement, la gauche ne peine-t-elle pas à créer du commun car son principal récit est négatif ? L’été dernier, la raison d’être du Nouveau Front populaire était de stopper l’ascension du RN…
On combat sérieusement le néolibéralisme et l’extrême droite si l’on incarne une espérance. La stratégie du choc nous place en situation de sidération et de résistance immédiate. Mais il nous faut bâtir une perspective désirable, portée par une pluralité de forces sociales et politiques. Or aujourd’hui, au lieu d’être au travail autour d’une même table, pour construire l’alternative sociale et écologiste à la vague brune qui déferle, nous nous enlisons dans le spectacle de la division. C’est aussi consternant qu’irresponsable. Le tragique de l’histoire nous impose d’enterrer les haches de guerre et de faire cause commune. Si Marine Le Pen accédait au pouvoir, ce serait non seulement un danger concret pour la population française, pour les libertés, la démocratie, la cohésion et la justice, mais également pour la paix dans le monde. Imaginez-vous une France alliée de Poutine et de Trump ? Notre responsabilité concerne aussi le destin du monde. Cultiver nos divergences, ne pas se mettre dès maintenant au travail pour notre projet de notre candidature commune de gauche et écologiste à la présidentielle, c’est contribuer activement à donner les clés du pays à l’extrême droite. Ceux qui cultiveront leur jardin et entretiendront la fracturation à gauche seront balayés par l’histoire.
La nouvelle donne géopolitique révèle de profondes fractures à gauche… L’union ou les convictions ?
Il faut repenser notre doctrine géostratégique. On ne peut pas dire que le monde bascule, que nous vivons une rupture historique et continuer à alimenter les divergences d’hier. Donnons-nous les moyens de dégager une doctrine commune ! L’atlantisme n’est plus : nous enterrons une pomme de discorde majeure à gauche. Après le Dombass et la Crimée, Poutine a poussé son agression en Ukraine : plus personne ne peut croire aujourd’hui qu’il pourrait s’arrêter là, surtout quand on regarde les dépenses militaires hors norme de la Russie. La solidarité avec le peuple ukrainien est défendue sur tous les bancs à gauche. Nous avons au fond un même mot d’ordre : « ni Poutine, ni Trump ». Personne ne conteste qu’il faut investir dans notre défense, mais pas au détriment de notre modèle social et de la transition écologique, et en mettant à contribution les hyperriches et les grands groupes économiques. Nous prônons le droit international contre la loi du plus fort, le principe de l’autodétermination des peuples, le développement de la logique de bien commun à l’échelle de l’humanité. Nous avons conscience que la prédation des ressources rares est un puissant levier de conflits meurtriers. Ce que nous avons à défendre sur la scène internationale, c’est un projet de civilisation au moment où s’ouvre une nouvelle phase de l’impérialisme. Contre l’internationale réactionnaire, autoritaire, du tout-marché, affirmons la coopération, l’entraide et le droit. C’est ça, l’esprit public.
Dans votre livre, vous partagez l’idée de François Ruffin qui appelle à unir la France « des tours et des bourgs ». Dites-vous, comme lui, que la gauche a érigé des murs à défaut de construire des ponts dans tout un pan de la société et du territoire ?
Nous avons effectivement un gros travail à mener pour fédérer les classes populaires des villes et des campagnes. Il y a des spécificités à chaque territoire, des thématiques qui peuvent parler aux uns et aux autres, comme les problématiques agricoles dans les campagnes ou les violences policières dans les quartiers populaires. Mais plutôt que de compartimenter les populations, d’insister sur ce qui peut capter le vote des uns et des autres, il s’agit de partir de ces difficultés communes rencontrées. De créer du commun.
Avec François Ruffin, vous évoluez pourtant dans deux chapelles différentes : lui au sein de Picardie debout, et vous dans L’Après (Association pour une République écologique et sociale) aux côtés des « insurgés » ex-insoumis…
Je pense que nous devrions être dans la même organisation politique. Nous avons des différences et parfois, des désaccords, mais ce qui nous unit est très fort : nous défendons, sur le plan stratégique, l’union de la gauche et des écologistes sur la base d’un projet de transformation en profondeur du pays. Dans la séquence, nous aurions donc intérêt à mutualiser nos forces, aussi avec le mouvement politique Génération.s. avec lequel nous constatons une grande proximité. Il ne s’agit pas de créer un nouveau parti où chacun aurait le doigt sur la couture du pantalon, mais d’avancer vers un espace commun qui aura plus de force pour influer la situation.
« Seuls les gauches et les écologistes rassemblés peuvent conduire les ruptures nécessaires », écrivez-vous. Jean-Luc Mélenchon a d’ores et déjà annoncé que les insoumis auront un candidat en 2027. Le rassemblement a du plomb dans l’aile.
Avançons avec celles et ceux qui ont conscience du tragique de notre période. Au plus vite, créons un cadre de travail, définissons une méthode de désignation de nos candidatures communes pour les législatives et la présidentielle. Discutons des municipales. Mettons sur pied des comités locaux. Si nous initions une dynamique populaire, les récalcitrants finiront par prendre le train en marche. Nous avons réussi à nous entendre lorsque l’essentiel était en jeu avec la création du Nouveau Front populaire. Je veux croire que cet esprit de responsabilité prendra le dessus et que le peuple de gauche saura rappeler à l’ordre ceux qui ne comprennent pas que la vague brune et la tripolarisation du champ politique nous obligent. Intérioriser la défaite et se dire qu’il faut préparer le coup d’après, c’est ne pas mesurer la déflagration que constituerait une prise de pouvoir par le RN.
On vous prête quelques ambitions. Diriez-vous que vous êtes candidate à une éventuelle candidature unique ?
Je fais partie de celles et ceux qui peuvent rassembler. C’est pourquoi j’ai la responsabilité de travailler. Mais le moment n’est pas venu du « qui » : l’heure est au « quoi » et au « comment ». Il faudrait d’abord qu’une procédure et un cadre de désignation soient mis en place. Pour l’instant, mes forces sont déployées pour contribuer à rendre le rassemblement et le travail en commun possible. Et pour mettre une pierre à l’édifice de notre récit et notre projet : l’esprit public.
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Author : Mattias Corrasco
Publish date : 2025-03-09 06:45:00
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